Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 05/Chapitre 02

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 7-23).

CHAPITRE II

VALENTIN INVOQUE LE FANTÔME DU PASSÉ

« 7 Octobre. — Minuit. — J’ai été assez heureux de quitter Spotswold ce matin très-peu de temps après avoir terminé mes recherches dans la sacristie, et à cinq heures de l’après-midi je me suis retrouvé à Ullerton. En revenant, j’ai sérieusement réfléchi à cette apparition inattendue de Paget sur le lieu principal de mes investigations, et, plus je considère ce fait, plus je suis disposé à suspecter les motifs qui ont pu conduire ici mon patron et à redouter son intervention. Est-il possible que sa présence à Ullerton ait rapport à l’affaire qui m’y a amené ? Telle est la question que je me suis faite cent fois pendant le voyage, et que je me fais encore à présent.

« Je ne doute pas que je me tourmente de chimères ; mais je ne connais que trop l’habileté machiavélique de l’homme, et tout ce qui vient de lui m’effraie. Mon premier soin en rentrant à l’hôtel fut de m’assurer si quelqu’un portant son nom ou répondant à la description que je fis de sa personne y était arrivé en mon absence. Je fus soulagé en apprenant qu’aucun étranger quel qu’il fût n’y était descendu depuis l’après-midi du jour précédent. Qui y était venu prendre un repas ? C’était une autre question moins facile à résoudre. Dans la soirée, un grand nombre de personnes étaient entrées dans la salle à manger et en étaient sorties, et mon patron et ami pouvait fort bien être venu y boire son grog, lire les journaux, et s’être informé de mes mouvements sans être remarqué.

« Comme disait l’immortel locataire du Théâtre du Globe : Je ne sais pourquoi j’aurais des craintes… et pourtant je sens que j’en ai.

« Je trouvai une lettre chargée de George contenant vingt livres en billets de banque, et, la prenant avec moi, je m’en allai tout droit chez mon ami Jonas. Je le trouvai en train de prendre son thé. Je lui montrai l’argent ; mais mon estime pour la probité du révérend gentleman n’étant pas illimitée, j’eus soin de ne pas le lui donner avant qu’il m’eût montré les lettres. Voyant que j’étais réellement en mesure de lui payer le prix convenu, il alla vers un bureau de forme ancienne, dont il ouvrit un des tiroirs, un de ces tiroirs secrets qui n’échapperaient pas trois minutes à l’expert le moins habile. De cette cachette, qu’il considérait certainement comme le chef-d’œuvre de l’art mécanique, il retira un paquet de lettres jaunes et fanées ; il s’en exhala une odeur de feuilles de roses desséchées et de lavande, qui semblait comme un parfum du passé.

« Lorsque mon révérend ami eut déposé le paquet sur la table, à la portée de ma main, je lui présentai les billets de banque. Ses vieux doigts gras s’en saisirent avidement et ses yeux brillèrent un moment d’un éclat extraordinaire.

« Après s’être assuré que c’était bien des engagements de la vieille douairière de Threadleneedle Street, alias la Banque d’Angleterre, Goodge consentit obligeamment à-signer une espèce de reçu que j’avais préparé pour la satisfaction de mon patron.

« — Je crois que vous avez dit qu’il y avait quarante lettres particulières ? fis-je observer avant de commencer à compter les pièces en présence de Goodge.

« Le gentleman me regarda avec un air d’étonnement qui, si je ne l’avais pas jugé le plus parfait des hypocrites, eût pu me sembler la simplicité même.

« — J’ai dit de trente à quarante, je n’ai jamais dit qu’il y en eût quarante.

« Je le regardai et il me regarda. Sa physionomie me dit assez clairement qu’il cherchait à me tromper, et la mienne lui exprima d’une façon non moins claire qu’il n’avait pas chance d’y réussir. S’il avait gardé quelques lettres dans le but de m’extorquer un peu plus d’argent, ou s’il en conservait avec l’idée qu’il pourrait les vendre à quelque autre, je n’aurais pu le dire, mais je ne mettais pas en doute ce fait principal, à savoir qu’il se jouait de moi.

« Je dénouai le ruban rouge qui entourait le paquet de lettres. Oui, il y avait là une preuve matérielle qui eût pu confondre mon ami devant une cour criminelle : le ruban rouge portait la marque de l’endroit où il était resté lié pendant un demi-siècle, et un peu au-dessous de cette marque une trace beaucoup plus récente. Quelques lettres avaient évidemment été extraites et le paquet renoué à nouveau.

« Je ne mis pas en doute que cela avait dû avoir lieu pendant la durée de ma négociation avec Goodge. Que devais-je faire ? Refuser de prendre les lettres et demander que l’argent fût restitué ? Je connaissais assez bien mon ami pour savoir qu’il eût autant valu demander à l’Océan de restituer une goutte de l’eau qui y tombe. Les lettres qu’il m’avait remises pouvaient ou ne pouvaient pas rétablir quelque anneau de la chaîne que je cherchais à renouer ; les lettres soustraites pouvaient être plus ou moins importantes que celles qu’il me remettait ; dans tous les cas la transaction était chanceuse et l’argent de Sheldon était aussi complètement hasardé que s’il eût été risqué au Derby.

« Cependant, avant de me retirer poliment, j’étais résolu à ne pas laisser à Goodge l’idée que j’étais sa dupe.

« — Vous m’avez annoncé qu’il y avait quarante lettres, lui dis-je. Je me rappelle parfaitement ce mot : quarante lettres particulières. Il y en avait certainement quarante et vous en avez retiré du paquet. Je sais fort bien que je n’ai pas contre vous d’action légale, notre transaction s’étant faite verbalement et sans témoins, il faut donc que je me contente de ce que vous me remettez, mais je ne veux pas que vous vous berciez de l’idée d’avoir refait un clerc d’avocat ; vous n’êtes pas assez habile pour cela, M. Goodge, bien que je vous croie assez coquin pour chercher à tromper tous les avocats inscrits au tableau.

« — Jeune homme, faites-vous attention ?…

« — Comme je suis victime du manque de témoins à nos conventions, je puis aussi bien profiter de l’absence de témoins à notre entrevue. Vous êtes un fourbe et un trompeur, M. Goodge, et je vous souhaite le bonsoir.

« — Sortez d’ici, jeune homme ! s’écria Jonas furieux.

« Sa graisseuse figure devint rouge comme une betterave ; il étendit la main vers le tisonnier avec une intention plutôt défensive qu’offensive.

« — Sortez d’ici, jeune homme ! Je vous dis ce qu’Abimelech a dit à Jedediah. Sortez d’ici !

« Je ne suis pas certain que ces deux noms propres dont le Révérend embellit en cette occasion son discours soient bien dans les Saintes Écritures, mais je sais que les hommes de cette espèce sont toujours disposés à recourir aux Abimelech et aux Jedediah de la Bible, uniquement, je crois, parce que ces noms ont quelque chose de ronflant qui attire les saltimbanques.

« Pendant que j’étais en train de me retirer fort tranquillement, car je n’avais aucune crainte du tisonnier clérical, mes yeux s’arrêtèrent sur une petite table couverte d’un tapis de différentes couleurs et sur laquelle étaient posés quelques-uns de ces livres à reliure brune qui sont comme la preuve de l’humble piété de leurs possesseurs. Au beau milieu des livres apparaissait quelque chose d’extraordinaire : un gant !… un gant d’homme en peau de chevreau de couleur pâle ; ce gant était petit et avait certainement été nettoyé. Tel aurait pu être le gant d’un Brummel en exil ; mais jamais la patte carrée d’un Goodge n’eût pu s’y glisser. Imaginez plutôt une collerette de point d’Alençon ou de Chesterfield au cou de John Wesley.

« Au moment même, une idée qui ne m’a pas quitté depuis me vint à l’esprit : ce gant devait appartenir à mon respectable patron Horatio, et ce devait être pour lui que des lettres avaient été retirées du paquet ; il avait dû voir Jonas ce jour même, et l’avait payé pour qu’il me trompât.

« Et alors j’en revins à me poser de nouveau cette question. Est-il possible que le capitaine ait pu avoir aucune connaissance de mon affaire ? Qui aurait pu lui en parler ? Qui aurait pu trahir un secret qui n’est connu que de George et de moi ?

« Après tout, n’y a-t-il pas d’autres personnes que Paget qui portent des gants de chevreau nettoyés ? Mais, je savais que c’était l’habitude du capitaine d’oublier un de ses gants, et c’est le souvenir de cette circonstance qui m’avait tout d’abord suggéré la pensée de son intervention dans l’affaire Goodge.

« Je passai toute ma soirée à lire les lettres de Mme Rebecca Haygarth. La pâleur de l’encre, la mauvaise écriture, les abréviations surannées, et l’orthographe plus que douteuse faisaient cette tâche laborieuse. Néanmoins, je persistai bravement dans mon travail et deux heures sonnaient à la vieille horloge de la Place du Marché au moment où je commençais à lire la dernière lettre. À mesure que j’avançais dans cette affaire, je sentais croître jour par jour l’intérêt que j’y prenais ; un intérêt sui generis en dehors de toute préoccupation personnelle ; je ne considérais même pas que par là, je gagnais presque honnêtement ma vie, car si, à l’occasion, je risquais un mensonge, je ne faisais pas pis qu’un secrétaire d’ambassade ou un avocat d’Old Bailey.

« Le plaisir que je prends aux progrès de mes recherches est un plaisir tout nouveau pour moi ; il est comme ce stimulant qui fait que le chasseur trouve si délicieux de franchir des fossés et des haies.

« J’aimerais certainement à gagner trois mille livres, mais ne dussé-je tirer aucun profit de mon travail, je sens qu’au point où j’en suis je continuerais quand même. J’ai besoin d’approfondir le mystère de cet enterrement nocturne à Dewsdale ; j’ai besoin de connaître l’histoire de cette Mary Haygarth qui repose sous le grand if à Spotswold, et dont la mort est regrettée par une personne qui n’espère pas de consolation.

« Est-ce le lieu commun d’un veuf et ce pleureur inconnu s’est-il ensuite consolé avec une autre femme ? Qui sait ? comme disent les Italiens. Parviendrai-je jamais à pénétrer ce mystère du passé ? Ma tâche me semble presque aussi impossible que si George m’eût chargé de découvrir les descendants de la quatre-vingt-dix-neuvième femme de Salomon. Cent années en arrière semblent aussi loin, pour obtenir un résultat pratique, que s’il fallait aller le chercher dans l’autre monde.

« Les lettres ne me paraissent pas avoir une grande importance ; ce sont des épîtres prétentieuses et réservées qui traitent de matières spirituelles beaucoup plus que de temporelles. Mme Rebecca semble avoir été trop préoccupée de la santé de son âme pour avoir eu beaucoup de temps à consacrer à quelque chose d’aussi peu intéressant que le corps des autres. Les lettres sont pleines de discours sur l’état de son propre esprit et empreintes de cet orgueil qui veut simuler l’humilité. Mme Rebecca se jette constamment des cendres sur la tête ; mais elle prend soin néanmoins de faire comprendre à son ami le pasteur à quel point cette tête est une tête sacrée, une belle tête !

« J’ai mis de côté trois des lettres les plus séculières que j’ai choisies après avoir parcouru un nombre considérable de pages insensées et dignes de la Wesleyenne Mme Guyon. Ces trois lettres mettent quelque peu en lumière le caractère de Matthieu Haygarth, mais elles ne contiennent aucun renseignement positif.

« J’ai copié littéralement ces lettres en modifiant seulement les erreurs de l’orthographe, si communes à une époque où le Prétendant à la couronne d’Angleterre ne savait pas lui-même écrire correctement.

« La première porte la date du 30 août 1773, une semaine après le mariage de la dame avec notre ami Matthieu Haygarth.

Révérend ami et pasteur,

« Lundi dernier, nous sommes arrivés à Londres qui me paraît être une grande et puissante ville, mais sans plus de vertus, de piété que l’ancienne Babylone. Mon mari qui connaît cette ville beaucoup mieux que bien d’autres choses qu’il serait plus important pour lui de connaître, a trouvé bon de rire tout haut de la sainte répulsion que j’ai éprouvée à la vue de certains lieux. Nous avons été l’autre soir à un grand jardin, appelé par les uns Jardin du Printemps, et par d’autres Wauxhall, comme ayant été autrefois la résidence de cet ennemi de l’Arche Sainte et infâme papiste Waux ou Faux ; mais bien que je fusse reconnaissante à mon mari, de ce qu’il avait voulu me procurer une distraction agréable, je n’ai pu voir sans honte, des chrétiens se démener comme des enfants, au milieu des verres de couleur, et écouter avec ravissement une musique profane, alors que, avec beaucoup moins de dépense de temps et de santé, ils auraient pu se réunir pour se perfectionner les uns les autres.

« Mon obligeant Matthieu aurait voulu me conduire dans d’autres endroits du même genre, mais inspirée comme je l’espère et le crois par la direction de votre esprit, j’ai pris sur moi de lui dire combien ces sortes de plaisirs me paraissent vains et futiles. Il a discuté vivement en m’affirmant que le Roi et la Reine, qui sont l’un et l’autre des exemples éclatants de perfection et de sainteté, fréquentaient le Ranelagh et le Wauxhall. On les y voit très-souvent, m’a-t-il dit, à la franche satisfaction de leurs sujets.

« Sur quoi, je lui répondis que quelle que soit mon estime pour mon Souverain et sa respectable épouse, je préférerais achever mon existence hors de leur vue plutôt que de chercher à les rencontrer dans ces lieux consacrés aux souvenirs les plus frivoles. Il m’a écoutée avec calme, mais sans paraître convaincu ; car un moment après il lui est arrivé de soupirer et de gémir en murmurant :

« — Je suis allé autrefois au Wauxhall, peu de temps après l’ouverture de ce jardin. Oh ! quel brillant éclairage ! On eût dit les étoiles du soir descendues dans la sombre verdure des arbres ! Comme la musique m’a paru délicieuse ; je croyais entendre l’hymne des anges tombant sur terre comme la rosée du soir ! Mais il y a plus de vingt ans et tout est changé depuis.

« Vous comprenez combien j’ai été scandalisée d’entendre cette folle rapsodie. Je l’ai reprochée à mon époux en termes clairs et précis. Il s’est alors calmé et m’a demandé pardon, mais pendant toute cette soirée il a semblé préoccupé et a recommencé de temps à autre à gémir et à soupirer. En vérité, j’ai besoin avec lui d’une grande patience, car, bien que par moments je le croie dans la vraie voie chrétienne, il en est d’autres où je crains que la griffe de Satan ne soit encore sur lui et que mes prières et mes conseils ne soient vains.

« Vous qui connaissez les désordres de son passé, si tant est que ce passé soit connu par d’autres que lui-même, qui a toujours gardé le silence sur son genre de vie en cette ville, bien qu’il soit le plus franc des hommes sur tout autre sujet, vous savez dans quelle sérieuse intention j’ai accepté le fardeau du mariage, espérant par là obtenir la complète conversion de cette âme égarée. Vous savez à quel point défunt mon respectable père a désiré que Matthieu et moi nous soyons unis par des liens sacrés. Son père et le mien ont été amis intimes du temps de sa Très-Gracieuse Majesté la Reine Anne. Vous savez comment, après avoir été pendant bien des années perdu pour la bonne compagnie, Matthieu est rentré dans le droit chemin après la mort de son père. Il a vécu d’une manière rangée ; faisant partie de notre congrégation, et plus d’une fois a versé des larmes en entendant les discours de notre vénéré et inspiré fondateur. Vous comprendrez donc combien je souffre de la pensée que mes efforts pourront être impuissants sur cette âme que j’ai promis de ramener à votre bercail. Pas plus tard qu’hier, je me promenais avec lui lorsqu’il s’est arrêté tout à coup et s’est écrié de cette façon impétueuse qu’il a conservée :

« — Écoutez, Becky, voulez-vous voir la maison dans laquelle j’ai passé les plus agréables moments de ma vie ?

« Et comme je ne lui répondais pas, croyant à un simple caprice, il m’a montré une petite maison sale et noire avec les fenêtres en saillie et un haut pignon.

« — La voici, Becky ! s’est-il écrié. No 7, John Street. Clerkenwell. Une pauvre petite boîte qui n’a que les quatre murs ; un chenil en ruines avec un escalier où vous vous briseriez le cou si vous ne le connaissiez pas, et à une demi-journée de distance des beaux quartiers de la ville. Cette maison a été pour moi un paradis, et sa vue, bien qu’il y ait plus de dix-huit ans que je n’y aie mis les pieds, m’amène encore des larmes dans les yeux.

« Puis il se mit à marcher si vite, que je pouvais à peine le suivre, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à Smithfield. Alors il commença à me parler des choses curieuses qu’il avait vues à la foire de Saint-Barthélemy, et il voulut me faire voir l’endroit où était établie la baraque d’un nommé Fielding, qui a acquis depuis une infâme réputation comme auteur de mauvais romans, non moins ennuyeux qu’immoraux. Après quoi, il me parla de Fawke, le sorcier qui a fait une grande fortune, d’un pauvre homme nommé Tiddy Dobb, qui était fabricant de pain d’épices, et d’autres choses semblables ; mais il ne put rien dire au sujet des premières prédications de notre vénéré fondateur, ce qui m’eût beaucoup plus intéressée que ses bavardages à propos de bouffons et de faiseurs de tours, de marchands de pain d’épices et de saltimbanques.

« Lorsque nous eûmes fait le tour de la place, il était temps de prendre une voiture pour regagner notre demeure. Lorsque nous y sommes arrivés, son accès de mélancolie l’avait repris et il est demeuré absorbé toute la soirée, bien que je lui aie lu à haute voix les sermons imprimés d’un membre distingué de notre communauté. Cela vous montre combien il est difficile pour ces enfants de Satan de s’arracher de ses griffes, puisque le faible cœur de mon mari, arrivé à l’âge de cinquante-trois ans, aspire encore après des fêtes impures et des jardins de plaisir illuminés avec des verres de couleur.

« Je termine, car je suis à bout de papier et il est temps que je m’aperçoive que vous devez être également à bout de patience. Mes compliments à Mme Goodge. Il ne me reste que la place nécessaire pour vous assurer que les plaisirs de cette folle et vaste ville n’ont pas le pouvoir d’enlever de mon cœur son privilège le plus cher, celui de se dire,

« Votre humble suivante et servante,

« Rebecca Haygarth. »

« Il me sembla voir dans cette lettre, comme l’ébauche d’un ancien roman. Pourquoi la vue de cette vieille maison a-t-elle fait pleurer Matthieu ? Et pourquoi le souvenir du Wauxhall et de la foire de Saint-Barthélemy lui sont-ils si doux ? Puis, cette tristesse lorsque le passé lui revient à l’esprit ?

« Qu’est-ce que tout cela signifie, je me le demande ? Était-ce seulement sa jeunesse passée que regrettait le pauvre Matthieu, rangé, converti, et wesleyanisé, ou était-ce quelque souvenir plus doux que celui de ses premières années qui s’associait dans sa pensée à celui des illuminations coloriées du Wauxhall et de la misérable maison de Clerkenwell ? Qui pourra sonder le cœur d’un homme mort depuis cent ans ? Je pourrais épuiser un volume de lettres avant de pénétrer le mystère de cet homme.

« Les deux autres que j’ai choisies ont trait aux dernières semaines de la vie de Matthieu. J’y crois voir la trace de quelque mystère domestique que cet honorable citoyen cachait à sa femme, mais que dans plusieurs occasions il avait été à demi décidé à lui révéler. Peut-être que si la piété de la dame, laquelle, pour le dire en passant, paraît s’être montrée très-sincère et très-méritante, eût été un peu moins dogmatique dans son expression, le cœur du pauvre Matthieu se fût plus facilement ouvert.

« Qu’il y ait eu un secret dans la vie de cet homme, j’en suis convaincu ; mais cette conviction ne me fournit aucune preuve qui puisse avoir la moindre valeur pour George.

Je fis une copie de ces deux lettres ; la première, écrite un mois avant la mort de Matthieu ; la seconde, quinze jours après cet événement.

« … J’ai dernièrement été tourmentée au sujet de l’état d’esprit de mon mari. Ces accès de mélancolie dont je vous ai déjà informé lui ont repris. Pendant quelque temps, j’ai cru que cette disposition d’esprit était le signe des troubles d’une âme qui veut se régénérer ; mais dans le courant du mois dernier, j’ai eu le chagrin de découvrir qu’il fallait attribuer cette sorte de spleen à l’influence du mauvais esprit. M. Haygarth se plaît à dire que sa vie touche à sa fin. Cette pensée me paraît venir en droite ligne de l’Enfer. Mon mari se porte comme il s’est toujours porté ; il le reconnaît lui-même, et un instant après il s’écrie qu’il va mourir. Dimanche dernier, dans la soirée, nouvel accès. Les prières étaient faites, il prit soudainement la parole comme il en a coutume.

« — Je voudrais te dire quelque chose, femme, s’écria-t-il, quelque chose qui touche à mon existence vagabonde à Londres et qu’il importe de te faire connaître.

« Je m’empressai de lui répondre que je n’avais aucun désir d’entendre parler de ces tristes jours, qu’il ferait mieux de se taire et d’écouter respectueusement l’explication des Écritures que M. Humphrey Bagot, notre digne pasteur et ami, avait promis de venir nous faire après souper. Nous étions assis en ce moment dans la chambre bleue, la table était dressée pour le souper, et nous attendions notre ami, un homme de condition modeste, un simple brocanteur, mais dévot et zélé, qui me vend du thé noir, du vrai thé noir, celui de la Reine. Après que je l’eus ainsi rembarré, sans mauvaise intention, M. Haygarth se mit à soupirer, puis il reprit tout à coup :

« — Lorsque je serai sur mon lit de mort, femme, je te parlerai. N’oublie pas de me le demander. Et si je venais à mourir subitement, tu feras bien de chercher dans le vieux bureau en bois de rose, où tu trouveras une lettre. Je t’écrirai ce que je ne pourrai te dire.

« Avant que j’aie eu le temps de lui répondre, M. Bagot est arrivé, et nous nous sommes mis à table. Après le dîner, il nous a lu le Sixième Chapitre des Hébreux, qu’il nous a longuement commenté. Il n’avait pas terminé, que Satan s’était complètement emparé de M. Haygarth qui dormait en ronflant bruyamment. »

Ceci fait clairement allusion à un secret que la sotte fanatique, Mme Haygarth, s’est laborieusement étudiée à ne pas entendre. L’extrait suivant fait partie d’une lettre écrite après que les lèvres qui n’avaient pu parler ont été closes à jamais. Ah ! Mme Rebecca, vous n’étiez qu’une humble mortelle, bien que vous ayez pu paraître une lumière des plus éclatantes parmi les sectateurs de Wesley, car que n’auriez-vous pas donné alors pour pénétrer le secret du pauvre Matthieu ?

« … Quelques jours s’étant écoulés depuis le fatal événement, je me suis rappelé ce que m’avait dit mon mari avant que je quittasse Dewsdale pour aller à des assemblées religieuses à Kemberton et aux environs. Je suis revenue seulement deux semaines avant la mort de mon pauvre Matthieu. Je me remis en mémoire ses paroles : paroles que, dans mon faible entendement, je considérais comme une aberration d’esprit, mais que je reconnais aujourd’hui avoir été un avertissement divin ; puis, je cherchai la lettre qu’il m’avait annoncé devoir laisser dans le bureau en bois de rose ; mais, bien que je l’eusse cherchée avec le plus grand soin, cela a été peine perdue. Il n’y avait aucune lettre. J’ai pourtant examiné tous les coins, recoins, et jusqu’aux crevasses du bureau.

« Dans un tiroir secret, caché dans un vieux livre de prières, tout écorné, j’ai trouvé une boucle de cheveux blonds qui semblaient avoir été coupés sur la tête d’un enfant. Ils étaient entourés d’une longue tresse de cheveux noirs, laquelle, en raison de sa longueur doit nécessairement avoir appartenu à une femme. Je vis aussi le portrait en miniature d’une jeune fille dans un cadre d’or. Je ne souillerai pas ce papier par le récit des soupçons qui me vinrent à l’esprit lorsque je trouvai ces étranges objets, pas plus que je ne veux être assez peu chrétienne pour calomnier un mort. Mon mari a été dans ses derniers jours le plus rangé des hommes et le plus plein d’humilité. Les secrets de sa vie antérieure ne viendront plus maintenant à ma connaissance que du côté du ciel. J’ai serré le livre, le portrait, et les cheveux dans mon secrétaire, comptant vous les montrer la première fois que j’aurais la joie de vous entendre. Jusque-là, dans les jours de misère comme dans les jours de bonheur, j’ai la confiance que je continuerai d’être avec la même sincérité,

« Votre humble et obligée servante et disciple.

« Rebecca Haygarth. »

« Là s’arrêtent mes extraits de la correspondance de Mme Haygarth. Ils sont très-intéressants pour moi, comme évoquant l’ombre vague d’une existence éteinte ; mais qu’ils puissent jamais valoir la peine d’être produits comme une preuve en justice, c’est une autre affaire. Sans aucun doute cette miniature, qui a jeté tant de consternation dans l’esprit de la rigide Rebecca, n’est autre que le portrait de Molly, dont les yeux m’ont rappelé ceux de Charlotte.

« Pendant que je copiais les précieuses épîtres de Mme Rebecca, les choses que j’écrivais me sont apparues avec la netteté d’un tableau. Je voyais la chambre bleue dans cette soirée du dimanche ; les graves époux assis, avec un air compassé, l’un en face de l’autre ; les magots chinois sur la cheminée ; les carreaux hollandais bleus et blancs avec d’originales figures trapues de citoyens flamands à pied et à cheval ; deux chandelles éclairant faiblement la table aux longs pieds minces ; deux pauvres flammes pâles qui se reflétaient lugubrement sur les noirs panneaux polis de la boiserie ; la grande Bible ouverte sur une table voisine ; le vieux pot à bière en argent, et les couteaux et les fourchettes aux manches en corne de cerf sur la table, attendant le souper ; la solennelle horloge faisant entendre dans un coin son tic-tac, et au milieu de tout cela Matthieu se lamentant au souvenir de sa jeunesse passée !

« Je suis devenu étrangement romanesque depuis que je suis tombé amoureux de Charlotte. Il fut un temps où je n’aurais ressenti qu’un mépris moqueur pour les lamentations du pauvre Matthieu, mais maintenant j’éprouve pour lui une sorte de tendresse triste, et je prends plus d’intérêt à sa vie terre à terre, à ce portrait, à ces deux boucles de cheveux, qu’au plus émouvant roman qu’ait jamais créé l’imagination humaine. On a bien raison de dire que la vérité est plus invraisemblable que la fiction ; ne peut-on avec autant de justesse dire que la vérité a pour toucher le cœur humain une puissance supérieure aux plus sublimes créations d’un Shakespeare ou d’un Eschyle ?