Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 05/Chapitre 01

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 1-6).


LIVRE CINQUIÈME

LES RELIQUES DU MORT



CHAPITRE I

TRAHISON D’UN PAPIER BUVARD

De bon matin, le jour même où Valentin Haukehurst avait expédié son télégramme, Sheldon se présenta de nouveau au bureau de Gray’s Inn.

Un chétif petit bonhomme lui ouvrit, et Sheldon l’aîné qui, toujours affairé, courait la ville en cab, au grand trot, pour ne pas perdre de temps, fut exaspéré en apprenant que son frère était sorti.

« Sorti ! répéta-t-il avec mauvaise humeur. Il est toujours dehors… Où puis-je le trouver ?

— Mon maître rentrera dans une demi-heure. S’il plaît à M. Sheldon de l’attendre ?… répondit le petit bonhomme.

— S’il me plaît de l’attendre ?… s’écria l’agent de change. Quand donc les clercs d’avocats auront-ils assez de bon sens pour comprendre qu’il n’a jamais plu à personne d’attendre. Où votre patron est-il allé ?

— Je crois qu’il a tourné du côté de Holborn, monsieur, » répliqua le jeune garçon en hésitant un peu.

Il savait très-bien que George avait des secrets pour son frère et qu’il ne convenait pas d’être trop prodigue d’explications. Mais Philippe lui paraissait fort redoutable, et celui-ci le questionnant, il pouvait d’autant moins s’empêcher de lui dire la vérité, que son maître n’avait pas eu la prévoyance de le munir d’un bon mensonge pour le cas où il en aurait besoin.

« De quel côté de Holborn ? demanda vivement Philippe.

— Il a parlé du bureau du télégraphe.

— C’est bien ! » s’exclama Sheldon, en s’élançant aussitôt vers l’escalier, laissant sur le seuil le jeune homme complètement ahuri.

Bureau du télégraphe signifie affaires, et tout ce qui se rapportait aux affaires de son frère avait, à ce moment, pour Sheldon, un intérêt particulier. Il avait médité dans le silence de son cabinet sur le sourire triomphant de George, et, plus il avait réfléchi, plus il s’était convaincu que son frère devait être engagé dans quelque grave et heureuse entreprise. De quelle nature était-elle ? Il considérait comme un devoir pour lui de le découvrir.

Tout entier à cette pensée, Sheldon rejoignit son cab et se fit conduire au bureau télégraphique. Le motif apparent de sa visite à Gray’s Inn était une excuse suffisante pour expliquer qu’il recherchait son frère ; il s’agissait d’une de ces bribes d’affaires assez piteuses, qu’il lui procurait de temps à autre.

Au moment où le cab s’arrêtait devant le bureau télégraphique, la figure de George disparaissait dans un petit passage situé à gauche de l’établissement. Au lieu de se mettre à sa poursuite, Philippe entra directement dans le bureau.

Il était vide. Il n’y avait personne derrière le grillage percé de guichets étroits : un bruit de petits coups et de frottements qui se faisait entendre dans une autre pièce y révélait la présence d’un employé, mais dans le bureau même, Sheldon était seul.

Sur un papier buvard placé devant le guichet du milieu, l’agent de change aperçut un pâté d’encre encore humide ; il posa dessus l’extrémité de son doigt pour s’assurer du fait ; puis il se mit à examiner le papier buvard. C’était un homme qui hésitait rarement ; ses plus heureux coups à la Bourse avaient été promptement conçus et promptement exécutés. En ce moment, il prit le papier buvard, regarda avec une grande attention les syllabes à demi formées qui s’y trouvaient tracées. Il était aussi calme que s’il eût été assis dans son bureau, occupé à lire le journal. Un homme plus hésitant eût regardé à droite et à gauche, eût attendu, et eût manqué l’occasion. Philippe, qui avait coutume de ne pas compromettre ses chances par un excès de précautions, avait vu tout ce qu’il voulait voir sur le papier buvard avant que l’employé sortît de la pièce du fond.

« C’est bien ce que je pensais, » murmura-t-il, en reconnaissant les traces de l’écriture allongée de son frère.

Le message avait été écrit d’une main lourde, avec une mauvaise plume de fer, et avait laissé sur le papier buvard une empreinte assez accentuée. Par-ci, par-là, les mots ressortaient clairs et fortement marqués, en d’autres endroits ce n’étaient que des lettres indéchiffrables.

Sheldon, accoutumé à lire des choses illisibles, ne put déchiffrer le tout, mais en vit assez pour s’éclairer. De l’argent devait être remis à un homme appelé Goodge en échange de certaines lettres. Il connaissait assez bien les affaires de son frère pour savoir que ces lettres, achetées à prix d’argent, devaient être des lettres importantes, ayant rapport à la recherche de quelque héritage. Jusque-là, c’était simple et clair, mais au delà, ce ne l’était plus. Où ce Goodge se trouvait-il ? Par quelle personne l’argent devait-il lui être remis en échange des lettres ? Les noms et l’adresse n’avaient pas laissé de traces sur le papier buvard, ou une impression si faible qu’il n’y avait rien à en tirer.

Sheldon remit le papier à sa place, et il se dirigeait, en réfléchissant, vers la porte du bureau, lorsque le bruit de l’intérieur ayant cessé subitement, l’employé fit son apparition.

« Voilà qui est fait… Votre dépêche part immédiatement. »

L’agent de change dont la figure était à demi cachée à l’employé, placé qu’il était entre ce fonctionnaire et la lumière venant de la porte ouverte, comprit immédiatement l’erreur de celui-ci : il le prenait pour son frère.

« Je ne suis pas certain de vous avoir donné la véritable adresse, s’empressa-t-il de dire en faisant le simulacre de lire un papier qu’il avait pris dans sa poche et tenait à la main. Faites-moi le plaisir de voir comment je l’ai écrite, je vous en serai obligé. »

L’employé sortit un moment et revint en apportant la dépêche.

« De George Sheldon à Valentin Haukehurst, hôtel du Cygne-Noir, à Ullerton, dit-il à haute voix en lisant la dépêche.

— Très-bien, merci, » s’écria l’agent de change.

Il jeta un coup d’œil à l’employé et eut juste le temps de remarquer l’étonnement de celui-ci au moment où il s’aperçut de la confusion qu’il avait faite des deux personnages. Sheldon traversa la rue, sauta dans le cab, et dit au cocher :

« Au Cabinet littéraire de Burton Street aussi vite que possible !… Je vais examiner les annonces du Times, se dit-il à lui-même. C’est une chance. Si l’affaire de George est ce que je présume, je dois trouver là quelque indication. »

Il prit dans sa poche un petit agenda oblong et se mit à parcourir les notes de la semaine précédente. Il trouva celle-ci au crayon parmi d’autres à l’encre :

Haygarth, intestat. G. S. Voir ce que c’est.

« C’est cela ! s’exclama-t-il. Haygarth… intestat. Valentin, non à Dorking, mais travaillant pour mon frère. — Goodge. — Lettres à acheter. — Cela ressemble à ces mosaïques que l’on trouve dans les vieux monuments ; quelques tas de pierres qui ont l’air de débris et avec lesquelles on compose néanmoins des figures parfaitement géométriques. Je vais parcourir le Times au cabinet littéraire, et s’il y est fait mention du Haygarth, je saurai bien le découvrir. »

Le cabinet littéraire de Burton Street était un temple quelque peu sombre, voué aux sciences et aux lettres. Il était voisin, porte à porte, d’un établissement de bains, très-fréquenté par les citoyens de Bloomsbury. Souvent des gens qui venaient se baigner montaient l’escalier de la salle de lecture au lieu de descendre dans le sous-sol où se trouvaient les bains. Sheldon avait été un des visiteurs assidus et des bains et du cabinet littéraire ; il était assez connu du directeur pour pouvoir entrer et sortir sans être questionné et user librement de la salle de lecture. Il y entra donc, et ayant demandé le dernier volume relié du Times, ainsi que la dernière collection des feuilles non reliées, il commença ses investigations, en examinant d’abord les feuilles les plus récentes. Si rapidement et adroitement qu’il tournât les grandes pages du journal, ce travail l’occupa près de trois quarts d’heure, après lesquels il parvint enfin à rencontrer l’avis publié dans le mois de mars précédent.

Il fit entendre un petit sifflement, comme un soupçon de sifflement, au moment où il lut : « John Haygarth. Cent mille livres ! »

La fortune qui attendait son réclamant s’élevait à cent mille livres ! Sheldon connaissait des despotes commerciaux dont la richesse se comptait par millions et dont les décrets gouvernaient toutes les bourses de l’Europe ; néanmoins cent mille livres lui parurent une très-douce chose. Il se sentit tout disposé à disputer hardiment cette capture dont la conquête avait trop prématurément fait son frère si triomphant.

« Il a refusé ma collaboration, pensa-t-il pendant qu’il rejoignait le cab, après avoir pris copie de l’annonce, soit ! il m’aura alors pour adversaire… Omega Street, Chelsea, » cria-t-il au cocher.

Et bientôt il eut franchi les confins de Bloomsbury, roulant vers les quartiers de Belgrave. Il avait complété sa recherche dans le journal à midi dix minutes, et, à une heure moins vingt minutes, il se présentait au logement de Paget. Le capitaine était en ce moment assez désœuvré par suite de la stagnation des affaires, Sheldon eut avec lui une longue entrevue, et le résultat de cette entrevue fut le départ du capitaine pour Ullcrton, par le train express de deux heures. Et voilà comment Valentin et son patron arrivèrent à se rencontrer à la station d’Ullerton.