Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 04/Chapitre 03

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 254-274).

CHAPITRE III

LA PRUDENCE DE M. GOODGE

« 5 octobre. — J’ai rêvé toute la nuit dernière des beaux yeux de Molly et de sa chevelure flottante. Ce devait être une bonne créature. Comment a-t-elle pu se trouver dans la compagnie de ces insipides personnages aux yeux de poisson, aux absurdes coiffures ? Cela dépasse mon intellect. Qu’elle se soit confondue dans mes rêves avec Diana et jouant au trente-et-quarante avec une robe d’indienne retroussée sur un jupon de satin piqué, que je l’aie ensuite rencontrée dans le petit temple de stuc de la colline belge, et que je lui aie percé le cœur lorsqu’elle s’est transformée en Charlotte, cela ne relève que du train-train ordinaire des songes, et ne peut, par conséquent, me causer le même étonnement.

« En relisant la lettre de Sheldon, je vois que ce que j’ai maintenant à rechercher, ce sont les descendants de l’avocat Brice : c’est pourquoi j’ai employé l’heure de mon déjeuner à entrer dans l’intimité du plus vieux garçon de salle, un très-vieux spécimen de la confrérie, avec un tablier blanc montant jusqu’au menton, et tout entier au nettoyage des cuillers et des fourchettes.

« — Connaissez-vous ou avez-vous jamais connu dans cette ville un avocat du nom de Brice ? lui demandai-je.

« Il se frotta les mains sur son tablier blanc, semblant profondément réfléchir, puis, sa vieille tête se mit à branler pour dire non. Je vis tout de suite qu’il n’y avait pas grand’chose à espérer.

« — Non, murmura-t-il d’un air dolent, rien que je puisse me remettre dans l’esprit,

« Je voudrais bien savoir ce que le bonhomme entendait par se remettre quelque chose dans l’esprit ?

« — Cependant vous êtes d’Ullerton, je présume ?

« C’en était assez pour expliquer l’abrutissement du sujet.

« Imaginez-vous, mon cher, n’importe qui, employé à vous servir pendant cinquante-cinq ans des déjeuners et des dîners dans un trou comme Ullerton. Cinquante-cinq ans de beefsteaks et de côtelettes, cinquante-cinq ans de jambon et d’œufs, de rôties à peu près beurrées, et d’éternels grogs ! Après qu’il eut erré quelque temps en rangeant les fourchettes et les cuillers, et pendant qu’il s’occupait à débarrasser ma table, la figure éreintée du pauvre diable s’illumina tout à coup d’une lueur de clarté qui ressemblait presque à un éclair de raison.

« — Il y avait un Brice à Ullerton, dans mon enfance. J’ai entendu mon père parler de lui, murmura-t-il lentement.

« — Un avocat ?

« — Oui, un fameux extravagant ! Le prince de Galles était alors régent, en remplacement de son vieux père devenu fou, à ce que l’on disait. Les gens de ce temps-là étaient généralement plus extravagants qu’aujourd’hui, et puis, ils portaient des spencers. L’avocat Brice en avait un couleur prune.

« Imaginez-vous, mon cher, un avocat en spencer couleur prune ? Qui voudrait, à notre époque de lumière, confier ses affaires à un semblable personnage ? Je me rengorgeais considérablement, croyant que mon vieil imbécile allait m’être utile.

« — Oui, c’était un fier extravagant, reprit-il avec chaleur. Je me le rappelle comme si c’était hier, aux courses de Tiverford. Il y avait des coursés à Tiverford dans ce temps-là, et des gentlemen-jockeys. L’avocat Brice montait sa jument rouanne, on l’appelait Reine-Charlotte. Mais il a fini par mal tomber, à ce qu’on m’a dit. Il a spéculé avec de l’argent auquel il n’aurait pas dû toucher, vous comprenez, il est parti pour l’Amérique et il y est mort.

« — Mort en Amérique, est-ce possible ? Pourquoi diable n’est-il pas mort à Ullerton ! Il me semble que c’est un endroit plus agréable pour y mourir que pour y vivre. Et que savez-vous de ses fils ?

« — Les fils de l’avocat Brice ?

« — Oui, assurément.

« La bouche de mon imbécile s’ouvrait démesurément pour livrer passage à un gros rire.

« — L’avocat Brice n’a jamais eu de fils, s’exclama-t-il d’un ton qui semblait prendre en pitié mon ignorance. Il n’a jamais été marié.

« — Bien, bien… ses frères alors. Il avait des frères, je suppose ?

« — Non, autant que j’en peux savoir, répondit-il.

« Il devenait clair qu’il ne pouvait plus m’être d’aucun secours. J’appris de lui qu’il n’y avait aucun Brice dans Ullerton, et qu’il n’en avait jamais connu pendant les trente années qu’il avait vécu dans la ville. Il me donna un almanach des adresses d’Ullerton pour confirmer son dire, un joli petit volume coûtant un shilling. Je lui demandai la permission de le garder un quart d’heure.

« Brice était évidemment un non-succès. En tournant les feuilles, je rencontrai à la lettre G le nom de Goodge. Goodge, Jonas, ministre de la chapelle de Beulah, demeurant no 7, Waterhouse Lane, l’endroit même où j’avais été visiter la chapelle.

« Je pris la détermination d’aller rendre visite au digne Goodge ; il pourrait peut-être me renseigner sur le nom du pasteur qui veillait sur le troupeau wesleyen, au temps de Rebecca Caulfield, et les descendants de ce pasteur pourraient peut-être m’être plus utiles encore. La pieuse Rebecca avait dû sans doute confier beaucoup de choses à son directeur spirituel. Les premiers Wesleyens avaient toute l’exaltation des quiétistes et un peu de la ferveur enragée des convulsionnaires. Ils se flagellaient, s’écorchaient, et arrivaient jusqu’aux spasmes de l’épilepsie en l’honneur de la bulle Unigenitus. Rebecca était sans doute une fervente.

« Je trouvai aisément le no 7, Waterhouse Lane. C’est une petite maison à deux étages, précédée d’une palissade peinte en vert, un vert extraordinaire. Elle a environ soixante pieds carrés, un brillant gravier jaune, orné d’une rangée de coquillages blanchis. Quelques géraniums écarlates fleurissaient dans des pots d’une couleur plus rouge encore. La vue de ces fleurs me rappela le jardin de Bayswater, et cette radieuse jeune fille avec qui j’en avais parcouru les allées ratissées.

« Mais les affaires sont les affaires, et si je veux jamais pouvoir aspirer à la main de ma Charlotte, il faut que je me présente devant elle comme un conquérant, le conquérant de trois mille livres. Me rappelant cela, je soulevai le marteau de la porte de M. Goodge, et quelques instants après j’étais en conversation avec ce gentleman.

« Si les dissidents, quand ils sont pieux, ont une tendance à paraître crasseux, et si l’aimable et véritablement grand Wesley a reçu du ciel pour ses disciples le don d’une chevelure miraculeuse, je l’ignore, mais ce que je sais, c’est que tous les curés méthodistes que j’ai eu l’honneur de connaître se ressemblent absolument à cet égard, et que Goodge ne fait pas une exception à la règle.

« C’est un devoir pour moi de dire que j’ai rencontré en lui un homme très-poli, très-disposé à m’aider, et beaucoup plus pratique et homme d’affaires que le recteur de Dewsdale.

« Il semblait que le don de l’éloquence fût descendu sur les Goodge pendant la vie même de John Wesley et dès le début de la carrière de ce prédicateur, car ce fut un Goodge qui prêchait dans le magasin du drapier, et ce furent les édifiants sermons d’un Goodge qui développèrent la piété de Mlle Rebecca Caulfield, plus tard Mme Haygarth.

« — Ce Goodge était mon grand-oncle, dit le courtois Jonas, et personne dans Ullerton n’était en meilleurs termes que lui avec Rebecca Caulfield. J’ai bien souvent entendu ma grand’mère en parler. Elle avait coutume de lui envoyer des volailles et des fruits de son jardin de Dewsdale. C’est même à l’instigation de mon grand-père qu’elle a largement contribué à l’érection de la chapelle dans laquelle j’ai le privilège de prêcher.

« Je sentis que j’étais tombé sur une mine d’or. Je me trouvais en présence d’un homme d’esprit frisant la cinquantaine, non plus d’un vieux loup de mer ou d’un radoteur. Il pouvait fort bien se rappeler les paroles d’une grand’mère qui avait connu la femme de Matthieu Haygarth. Et la pensée de cette visite à M. Goodge était venue de moi-même ; la clairvoyance de Sheldon n’y était pour rien. Je sentis que j’étais en progrès dans mon rôle d’inquisiteur.

« — Je suis employé à la poursuite d’une affaire qui a quelques rapports éloignés avec l’histoire de la famille Haygarth, dis-je, et si vous pouvez me donner quelques renseignements à ce sujet, je vous en serais extrêmement obligé.

« J’appuyai sur l’adjectif « éloigné » et me considérai dans mon for intérieur xomme un Talleyrand au petit pied.

« — Quelle espèce de renseignements désirez-vous ? me demanda gravement M. Goodge.

« — Tout ce qui peut avoir rapport à Matthieu Haygarth ou à sa femme.

« M. Goodge tomba alors dans une profonde méditation.

« — Je n’ai pas l’habitude d’agir sans réfléchir, commença-t-il.

« Je sentis que j’allais avoir à subir un petit speech professionnel.

« — Les créatures de premier mouvement sont les enfants de Satan, les descendants de Lucifer, les fils de Belzébuth. Je me consulte dans le silence de la nuit et j’attends les inspirations de la sagesse dans l’obscurité, à mes heures d’insomnie. Il faut que vous me donniez le temps de peser cette affaire dans mon esprit et que vous preniez patience.

« Je répondis à M. Goodge que j’attendrais volontiers sa convenance pour tous les renseignements qu’il pourrait me donner.

« — Voilà qui est bien, dit le pasteur, les gens du monde s’élancent en aveugles dans la vie comme le lion dans les forêts. Je ne les imite pas. Il est probable, n’est-ce pas, que les renseignements que je vous fournirai seront une source de profit pour celui qui vous emploie ?

« Je commençai à comprendre que mon ami Goodge et le recteur de Dewsdale étaient deux personnages fort différents, et que je devais diriger mon jeu en conséquence.

« — Cela dépendra de la nature de ces renseignements, répliquai-je diplomatiquement. Ils peuvent nous être utiles ou inutiles.

« — Et dans le cas où ils vaudraient quelque chose ?

« — Dans ce cas, celui qui m’emploie serait certainement disposé à rémunérer la personne qui les lui fournirait.

« Goodge retomba dans sa méditation.

« — C’était l’habitude de l’honoré Wesley de prendre conseil des Écritures, dit-il un moment après. Si vous voulez revenir demain matin, jeune homme, j’aurai pris conseil et serai en mesure de m’entendre avec vous.

« Je n’étais pas fort satisfait de m’entendre qualifier de jeune homme, même par un foyer de lumière tel que le révérend Jonas Goodge ; mais comme j’avais besoin de l’assistance du révérend Jonas, je me soumis avec assez de grâce à sa patriarcale familiarité. Je lui souhaitai le bonsoir, en promettant de revenir le lendemain. De retour à l’hôtel, j’écrivis à Sheldon, par le courrier du soir, lui rendant compte de mon entrevue avec Goodge et lui demandant quelle latitude il me laissait pour payer les services de ce gentleman.

« 6 octobre. — Une lettre de Sheldon :

« Cher Haukehurst,

« Il peut y avoir quelque chose de très-important à découvrir dans ce mystérieux enterrement, à Dewsdale. Allez sans perdre de temps à Spotswold, examinez les registres, les pierres tumulaires, etc. Recherchez le plus vieil habitant. Tâchez de savoir si quelque Haygarth ou quelque personne de la famille a jamais demeuré là. Vous êtes sur une piste, suivez-la jusqu’à ce qu’elle se perde, ainsi qu’il arrive souvent, ou que vous aperceviez qu’il n’y a rien à en espérer. Cette affaire de Dewsdale vaut la peine d’être étudiée. Ne négligez pas les descendants de l’avocat Brice.

« Tout à vous,
« G. S.
« Gray’s Inn, 5 octobre. »

« Avant de partir pour Spotswold, il était nécessaire que je revisse Goodge. Je trouvai ce gentleman dans les dispositions les plus pieuses et en même temps très-affairé. Il s’était adressé aux Écritures, comme le fondateur de sa secte, mais, je le crois, avec des aspirations moins idéales. Il s’était arrêté au 12e verset du 9e chapitre du Livre des Proverbes.

« — Si tu es sage, tu emploieras ta sagesse pour toi-même, dit-il solennellement. D’où je conclus que je serais impardonnable si je vous livrais ce que vous cherchez, sans aucune rémunération convenable. Je vous demande, en conséquence, jeune homme, ce que vous êtes disposé à faire ?

« Le ton avec lequel le révérend Jonas prononça ces paroles n’aurait pas été plus majestueux ni plus protecteur s’il eût été Saül et moi l’humble David ; mais un homme qui cherche à gagner trois mille livres doit savoir passer par-dessus beaucoup de choses. Voyant que le ministre était disposé à se faire brocanteur, je ne crus pas devoir user de plus de cérémonie.

« — Le prix dépendra de l’article que vous avez à vendre, dis-je, il faut que je le connaisse pour pouvoir l’apprécier.

« — Supposez que mes renseignements aient la forme de lettres.

« — Lettres de qui… à qui ?…

« — De Mme Rebecca Haygarth à mon grand-oncle Samson Goodge.

« — Et combien de lettres de ce genre avez-vous à vendre ?

« Je dis cela très-crûment, mais les susceptibilités du révérend Jonas n’étaient pas des plus vives, et il ne sourcilla pas.

« — Supposons quarante lettres particulières, dit-il.

« Je dressai les oreilles et j’eus besoin de toute ma diplomatie pour ne rien laisser paraître de ma profonde émotion. Quarante lettres particulières ! Il doit y avoir un monde d’informations dans quarante lettres particulières, à moins que celle qui les a écrites ne fût une diseuse de riens modèle.

« — Et sur quelle période s’étend la date de ces lettres ? demandai-je.

« — Sur sept années environ, de 1769 à 1776. Quatre ans avant son mariage avec notre ami Matthieu et trois ans après.

« — Ces lettres sont-elles un peu longues ou seulement de quelques mots ?

« — Elles ont été écrites à une époque où personne n’écrivait de courtes lettres, répondit sentencieusement Goodge. La plupart de ces lettres ont trois feuilles, et l’écriture de Mme Rebecca était très-nette et très-fine.

« — Très-bien ! m’écriai-je. Je présume qu’il n’est pas nécessaire de vous demander à voir une de ces lettres avant de conclure. Hein, monsieur Goodge ?

« — Je ne crois pas que ce soit nécessaire, répondit le vieux jésuite. J’ai pris conseil et je m’en tiendrai à la lumière qui m’est apparue. « Si tu es sage, tu emploieras ta sagesse pour toi-même. » Non, je ne crois pas que ce soit nécessaire.

« — Et que demandez-vous pour les quarante lettres ?

« — Vingt livres.

« — Une grosse somme, M. Goodge !

« — Mais si elles ne devaient pas vous être utiles, il est probable que vous ne chercheriez pas à les avoir, répondit le ministre. J’ai pris conseil, jeune homme.

« — Et c’est là votre dernier mot ?

« — Je n’accepterai pas six pence de moins. Je n’ai pas l’habitude de manquer à ma parole. De même que Jacob a suivi Laban pendant sept ans, et sept autres années ensuite, parce qu’il avait promis de le faire, je m’en tiens à ce que j’ai dit. Or, j’ai dit vingt livres, jeune homme.

« La solennelle onction de ces paroles ne saurait se décrire ; l’audacieuse affectation avec laquelle il introduisait dans son sordide marché des semblants de scrupules eût dégoûté Tartuffe en personne. Voyant qu’il était résolu à ne pas faire de sacrifices, je pris congé de lui. Je télégraphiai immédiatement à Sheldon pour savoir s’il m’autorisait à adhérer à la demande de Goodge, puis je revins à mon hôtel où je me consacrai pendant dix minutes à l’étude d’un livret des chemins de fer à l’effet de trouver le plus court chemin pour aller à Spostwold.

« Après avoir parcouru attentivement une effrayante quantité de noms propres et d’éblouissantes colonnes de chiffres, je dénichai un endroit nommé Black Harbour, correspondant avec Wisborough, Spotswold, et Chilton. Un train partait d’Ullerton pour Black Harbour le soir à six heures et devait arriver à huit heures quarante.

« Cela me laissait un intervalle de quelques heures pendant lequel je n’avais rien à faire, à moins qu’il n’arrivât des télégrammes de Sheldon. La chance de recevoir sa réponse me retint prisonnier dans la salle à manger de l’Hôtel du Cygne, où je lus presque en entier les feuilles locales et les journaux de Londres. La dépêche finit enfin par arriver :

« Dites à Goodge qu’il aura somme demandée. — Réclamez lettres de suite. — Argent envoyé ce soir par poste. »

« Tel était le message de Sheldon, court et précis, dans les limites de la taxe pour vingt mots. Je retournai chez Goodge ; je lui dis que ses conditions étaient acceptées. Je lui communiquai le télégramme sur sa demande et lui demandai de me remettre les lettres.

« J’aurai dû mieux connaître mon révérend ami et ne pas m’imaginer qu’il consentirait à se dessaisir de ses documents avant d’avoir touché son argent.

« Il se mit à sourire d’un petit sourire machiavélique.

« — Les lettres ont attendu longtemps, jeune homme, dit-il, après qu’il eut examiné le télégramme aussi attentivement que s’il eût été écrit en caractères puniques, et vous voyez qu’elles ont bien fait d’attendre. Elles peuvent bien attendre encore. « Si tu es sage, tu emploieras ta sagesse pour toi-même. » Vous pouvez venir chercher les lettres demain, et apporter l’argent. Disons à onze heures du matin.

« Je mis mon chapeau et souhaitai le bonjour à mon ami. J’ai été souvent tenté de jeter quelque chose à la tête des gens et me suis retenu ; mais jamais Satan ne m’avait aussi vivement tenté qu’en ce moment. Je crois bien que, si j’avais eu sous la main un tisonnier ou un couteau à découper, je l’aurais envoyé par le nez patriarcal de mon saint Jonas. Dans l’état des choses, je lui souhaitai le bonjour et revins à mon hôtel, où je dînai très-vite. Je n’emportais qu’un petit sac de voyage ; je ne devais probablement être de retour que le lendemain soir au plus tôt.

« J’arrivai à la station dix minutes avant le départ du train. J’eus le temps d’épuiser l’intérêt que recèlent les affiches collées sur les murs ; j’appris comment je pouvais avoir mon mobilier transporté aux meilleures conditions, en supposant que j’eusse un mobilier ; je découvris où je devais m’adresser pour avoir un service de table et pour acheter des jalousies de la forme la plus convenable pour protéger mes fenêtres contre les coups du soleil d’été. J’étais encore occupé à déchiffrer la description de cette nouvelle invention de jalousies lorsque la cloche se mit à sonner. Presque aussitôt après, le train venant de Londres entra dans la gare avec un bruit de tonnerre.

« C’était le train pour Black Harbour. Il y avait un grand nombre de voyageurs pour le Nord, et beaucoup aussi qui descendaient à Ullerton. On se pressait, on se bousculait. J’eus d’abord quelque difficulté à trouver une place dans les secondes, ceux qui s’y trouvaient se tenaient devant les carreaux avec des mines désagréables, vous savez, ces mines particulières aux personnes qui voyagent en chemin de fer. Je finis néanmoins par en dénicher une ; mais pendant que j’allais d’une voiture à une autre, je fus frappé par une chose qui me donna plus tard à réfléchir. Je me trouvai face à face avec mon respectable ami et patron Horatio Paget.

« Nous n’eûmes que le temps de nous reconnaître et d’échanger un cri exprimant notre mutuelle surprise. La cloche s’étant remise à sonner, je fus obligé de m’élancer dans mon compartiment. Un instant de plus et je restais sur la voie, ce qui m’eût terriblement embarrassé. Le capitaine n’eût pas manqué de me questionner sur l’affaire qui m’amenait à Ullerton. N’étais-je pas censé être à Dorking, chez ma vieille tante ?

« Il aurait été très-fâcheux pour moi de manquer ce train.

« Mais que peut venir faire le brave capitaine à Ullerton ? C’est une question que j’examinai en moi-même pendant que le train m’emmenait à Black Harbour.

« Sheldon m’a recommandé le plus strict secret, et j’ai été aussi muet que la tombe ; il est, par conséquent, presque impossible que le capitaine ait aucune idée de notre affaire. C’est bien l’homme du monde le plus capable de chercher à me supplanter, s’il avait le moindre vent de ce qui m’occupe, mais j’ai la conviction que cela n’est pas.

« Cependant l’annonce publiée par le Times sur la fortune des Haygarth a pu être lue par bien d’autres que par Sheldon. Si mon patron l’avait aussi remarquée et s’il était venu à Ullerton pour cette même affaire ?

« Cela est possible, mais ce n’est pas probable. Lorsque j’ai quitté le capitaine, il était engagé dans les affaires de Philippe Sheldon. Sans aucun doute, ce sont les affaires de Philippe Sheldon qui l’ont amené ici. Cette ville, qui semble l’abomination de la désolation à toute personne habituée à vivre à Londres ou à Paris, est néanmoins un centre commercial, et l’agent de change peut aussi bien mettre dedans les simples Ullertoniens que les enfants moins naïfs de la métropole.

« Ayant fait ces réflexions, je pris le parti de ne pas me tourmenter plus longtemps de l’apparition inattendue de mon bienfaiteur et ami.

« À Black Harbour, je trouvai une voiture publique qui me transporta à Spotswold. Cette voiture était si étroite et si basse que j’en eus des crampes dans les jambes et la tête toute meurtrie. Il faisait nuit noire lorsque la voiture me déposa, avec deux compagnons de voyage qui semblaient des campagnards, à Spotswold. Dans l’obscurité de la nuit, je ne vis qu’une demi-douzaine de maisons séparées de la route par des palissades en bois, une vieille église, et une auberge au toit bas, à la fenêtre de laquelle tremblotait une petite lumière, derrière un rideau rouge.

« Je demandai à cette auberge un asile pour la nuit et fus conduit à une chambrette dont les murs étaient blanchis à la chaux : le lit entouré de rideaux de basin empestait la pomme. C’était étroit, modeste, mais propre, et cela avait une petite saveur rustique qui ne me déplut pas. Je me figurai que je descendais à cette auberge, avec Charlotte pour femme, et il me semblait qu’il serait doux de vivre dans ce petit village perdu, oubliant, oubliés, comme dans les Huguenots. Je me complaisais dans ces chimères… moi ! qui avais été élevé au milieu du tapage de la foule, du gâchis du Strand !

« Serais-je heureux, avec cette chère enfant, si elle m’appartenait ? Hélas ! j’en doute. Un homme qui, jusqu’à vingt-sept ans, a mené la vie de bohème, est bien peu en état de goûter le pur bonheur que donne la tranquillité du foyer domestique. N’entendrai-je pas toujours le bruit des billes de billard ou la voix du croupier : « Messieurs, faites le jeu ! » N’aspirerai-je pas après le bruit, la cohue des bals du West End, les folles émotions du turf, pendant que mon innocente jeune femme sera assise à mon côté, en me disant d’admirer les yeux bleus de mon premier-né ?

« Non ; Charlotte n’est pas faite pour moi. Il y aura toujours deux classes séparées : les moutons et les boucs, et je suis parmi les boucs.

« Et cependant, il y a des gens qui se moquent des doctrines de Calvin et qui nient la prédestination.

« Est-il vrai qu’il n’y ait pas de prédestination ? N’étais-je pas prédestiné à vivre dans un bouge, à être élevé au milieu de gens sans foi et sans honneur, à me nourrir comme un vagabond, à porter des habits non payés ? Les Euménides n’ont-elles pas présidé à la naissance de Richard Savage, qui fut tellement malheureux que pour lui les lois de la nature semblaient renversées, puisque sa mère même le haïssait. Une fatalité sinistre ne s’est-elle pas attachée aux pas de Chatterton ? Une mystérieuse malédiction n’a-t-elle pas frappé ces hommes qui portaient le nom de ducs de Buckingham ?

« Quelles folles lamentations je me laisse aller à consigner dans ce journal, qui ne devrait être qu’une simple relation ; mais il est si naturel au genre humain de se plaindre, qu’à défaut de confident, il a recours aux plumes, à l’encre et au papier.

« Je consacrai ma soirée à une conversation avec l’aubergiste et avec sa femme. Le nom de Haygarth leur était aussi inconnu que s’il eût appartenu à une inscription trouvée dans le tombeau des Pharaons. Je me fis renseigner sur les quelques habitants du village, et j’appris que le vieillard le plus âgé était le sacristain : il y était né, et, à ce que croyait mon hôte, il ne s’était jamais éloigné de son lieu de naissance de plus de vingt milles. Son nom est Peter Drabbles. La première chose que j’aurai à faire demain matin sera d’aller le trouver : quelque personnage du genre de mon vieux loup de mer, je suppose ; puis, j’examinerai les registres de la paroisse.

« 7 octobre. — Matinée humide. Pluie fine. Sans parler d’un froid pénétrant qui, malgré mon épais pardessus, me glace jusqu’à la moelle des os. Je ne crois pas, du reste, que Spostwold soit beaucoup plus agréable au cœur de l’été. Tel que je l’ai vu aujourd’hui, ce lieu me paraît être le type de ce qu’il y a de plus sombre, de plus triste et de plus désolé. De longs marais entourent le petit village qui est blotti dans un fond, comme un pauvre animal abattu qui cherche à se mettre à l’abri de la bise ; sur la limite du marais, au-dessus de maisons éparses et de la petite auberge, s’élève le carré massif de la tour d’une vieille église. Elle est tout à fait hors de proportions avec les pitoyables habitations qui l’avoisinent : ce doit être les restes de quelque monastère.

« Je me dirigeai vers cette église, malgré la pluie, accompagné par le sacristain. C’était un vieux bonhomme tout cassé qui remplissait à la fois les fonctions de sacristain, de clerc, de fossoyeur, et toutes autres fonctions officielles du même genre.

« Nous fîmes notre entrée dans l’intérieur, après que mon loup de mer no 2 eut fait sonner un trousseau de clés énormes. La porte s’ouvrit en grinçant et se ferma avec un bruit épouvantable. Si laide et si noire que paraisse l’église au dehors, elle est encore plus laide et plus noire à l’intérieur ; une humidité glaciale tombe de ses murs ; elle semble venir d’un sépulcre. L’on y rencontre tous les mystérieux recoins et armoires particuliers à cette espèce d’édifices : un orgue qui, chaque fois qu’une porte est ouverte ou fermée, laisse échapper un son plaintif ; un comble voûté qui reproduit le bruit de pas, dont l’écho fait songer à la voix d’un esprit qui jetterait un cri douloureux dans l’espace. Encore un impie qui franchit le seuil du temple sacré, encore un plébéien qui vient profaner les cendres des de Montacutes, seigneurs de ce pays !

« La sacristie a, s’il est possible, un cachet plus mystique encore que toutes les sacristies en général ; mais, un esprit occupé d’affaires dédaigne les considérations d’un ordre surnaturel. Pour un moment cependant tous les contes de Noël que j’avais lus ou entendus raconter sur les sacristies, affluèrent à mon cerveau. Le mariage du fantôme, à la suite duquel la belle main blanche de la fiancée se transforme en une main de squelette au moment où elle signe le registre. Le baptême surnaturel où, après la cérémonie, le parrain et la marraine, la nourrice et l’enfant, le prêtre et le sacristain brusquement se raidissent, pâlissent, n’ont plus de souffle, se changent en autant de cadavres.

« En un moment, le souvenir de cent contes de Noël vint m’accabler, tant était froide, mystérieuse et pesante l’atmosphère de la sacristie de Spotswold. Mais enfin, lorsque ces ombres se furent évanouies, je redevins un clerc d’avocat, et je me mis résolûment à fouiller les registres et à interroger mon ancien.

« Je trouvai dans cet individu une créature tellement obtuse, qu’en comparaison de lui mon vieil habitant d’Ullerton eût semblé un Pitt ou un Chatham ; mais je le questionnai et le requestionnai jusqu’à ce que j’eusse presque mis ma pauvre cervelle à l’envers et fus parvenu à apprendre de lui, premièrement qu’il n’avait jamais connu personne du nom de Haygarth, dans tout le cours de ses soixante-quinze ans de végétation, que, par politesse, je voulus bien qualifier d’existence ; secondement, qu’il n’avait jamais entendu personne parler des Haygarth ; troisièmement, qu’il connaissait intimement tous les habitants du village et était convaincu qu’aucun d’eux ne pourrait me donner l’ombre d’un renseignement à leur sujet.

« Après que je fus arrivé, avec infiniment de temps et de peine, à extraire de mon mieux ce qui précède, je passai aux registres.

« Si l’encre fabriquée dans le siècle actuel n’est pas plus durable que l’abominable fluide consacré à l’écriture il y a cent ans, je plains amèrement les générations futures. Les registres de Spotswold pourraient confondre un Bunsen. Néanmoins, prenant en considération l’incontestable fait que trois mille livres font une somme, je m’acharnai à ma besogne pendant deux heures, et parvins enfin à déchiffrer la mention suivante, écrite en vieux style et avec l’orthographe du temps :

« 1. — Matthieu Haygarth, âgé de quatre ans, a été enterré dans cette église, à côté de la tombe de Marthe Stileman, environ à dix pieds de distance du grand if. — 6 février 1753.

« 2. — Mary Haygarth, âgée de vingt-sept ans, a été enterrée sous le grand if. — 21 novembre 1754.

« Après avoir copié ces deux mentions, je vins dans le cimetière pour y rechercher la tombe de Mary Haygarth.

« Sous un if magnifique, qui pouvait être déjà vieux il y a cent ans, je trouvai confondue avec beaucoup d’autres une pierre tumulaire tellement couverte de mousse, que ce fut seulement après avoir enlevé avec mon canif la verdure parasite que je parvins à mettre à découvert les lettres qui y avaient été creusées.

« Je pus lire enfin cette courte inscription :

ICI
REPOSE LE CORPS
de
MARY HAYGARTH
âgée de 27 ans
Née en 1727 — Morte en 1754.
Celui qui lui dédie cette tombe s’afflige sans
espoir de consolation.

« Singulière épitaphe : Pas un mot de latin, aucun texte des Écritures, aucune attestation habituelle des vertus et des mérites de la personne décédée ; pas un mot indiquant si elle était morte fille, femme, ou veuve. C’était une inscription fort embarrassante pour un avocat ou un généalogiste, bien qu’elle eût pu plaire à un poète.

« J’imagine que cette Mary Haygarth doit avoir été quelque paisible créature ayant fort peu d’amis pour déplorer sa perte. Peut-être n’en a-t-elle eu qu’un, celui-là qui déclare que son chagrin est sans espoir de consolation.

« C’est là tout ce que ma patience et ma subtilité ont pu faire pour moi à Spotswold. J’ai épuisé tous les moyens d’obtenir de plus amples informations ; par conséquent, après avoir écrit et mis à la poste mon rapport pour Sheldon, je ne vis pas autre chose à faire que de retourner à Ullerton. Je n’emportai avec moi que la copie des deux mentions inscrites sur le registre des enterrements. Quels sont ce Matthieu et cette Mary Haygarth et de quelle façon peuvent-ils être alliés à notre Matthieu ? C’est une énigme qui ne peut être comprise à Spotswold.

« Là se termine l’histoire des Haygarth, dans les tombes creusées sous le grand if. »