Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 04/Chapitre 02

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 240-254).

CHAPITRE II

LA RÉSIDENCE DE MATTHIEU HAYGARTH

« Je trouvai sans difficulté la maison à Dewsdale. C’est un bâtiment tout uni, carré, construit en briques rouges, avec de hautes et étroites fenêtres, une haute porte étroite au-dessus de laquelle il y a un porche sculpté, une maison dans laquelle le gentleman a dû venir passer les fêtes pendant la saison d’été, après la mort de Sir Roger. Elle s’élève derrière une grille en fer surmontée d’un superbe trophée d’armes ; devant, s’étend une pelouse verte, au milieu de laquelle un bassin peuplé d’une famille d’oies criardes.

« Ce village est des plus simples et des moins importants ; on y trouve une auberge : Les Sept Étoiles ; quelques modestes cottages, une boutique où l’on vend de tout : des souliers, du sucre, des bougies, du drap, du papier. C’est là que se trouve aussi la Poste aux Lettres. Ces habitations, une vieille église noircie par le temps, avec une tour carrée à moitié cachée sous le sombre feuillage des ifs et des cèdres, et la maison autrefois habitée par les Haygarth, voilà de quoi se compose le village. L’ancienne résidence des Haygarth est maintenant celle du recteur ; je me suis assuré du fait auprès de l’aubergiste des Sept Étoiles, où j’ai pris une bouteille de soda-water, afin de sonder le terrain, avant de me mettre en campagne.

« Le recteur actuel est un homme d’âge, veuf, avec sept enfants, d’un caractère facile, plus disposé à employer son argent à faire la charité qu’à payer ses dettes.

« Après avoir recueilli ces informations préalables, je suis allé sonner à la grille et demander d’être admis dans la demeure des Haygarth. Le recteur était chez lui ; il me reçut dans une petite chambre assez malpropre, pompeusement appelée la salle d’étude. Un jeune garçon en blouse de toile de Hollande s’y barbouillait la figure avec ses doigts remplis d’encre, en cherchant la solution d’un problème d’Euclide, pendant que son père, monté sur un marche-pied, explorait une longue file de vieux bouquins.

« Le recteur, dont le nom est Wendover, descendit du marchepied en secouant la poussière de ses vêtements. C’est un vieillard à tête blanchissante, aux manières très-vives, presque excentriques. Je remarquai qu’il essuya aux basques de son habit la paume de ses mains, ce qui me fit augurer qu’il devait être d’un commerce facile. Je ne tardai pas à reconnaître que cette présomption était fondée.

« Je présentai la carte de M. Sheldon, me conformant en cela à ses bons avis, puis après avoir exposé mon affaire, je demandai à M. Wendover s’il pouvait me donner quelques renseignements sur la famille Haygarth.

« La fortune m’a favorisé dans cette expédition à Dewsdale. Le recteur est un vieillard aimable, bavard ; parler est pour lui une bénédiction. Il habite la maison depuis trente-cinq ans. Il la tient à loyer de la personne qui l’a achetée de John Haygarth. Pas une parcelle du mobilier n’a été enlevée depuis le temps de notre ami Matthieu, et le révérend intestat peut avoir médité sur les mystères d’Euclide à la même table d’acajou où s’évertuait le jeune garçon en blouse.

« M. Wendover, laissant ses livres et ses manuscrits épars sur le plancher de la salle d’étude, m’a conduit dans un salon meublé de maigres chaises aux pieds effilés et de fauteuils démodés. Là, il m’a invité à m’asseoir. Nous avons été fréquemment interrompus par des invasions de gamins, des battements de portes, et des clameurs perçantes et fraîches.

« J’ai fait usage de tous les talents diplomatiques que je possède, dans ma longue entrevue avec le recteur, et ce qui suit est la transcription de la conversation que nous avons eue après une escarmouche de politesse d’avant-garde.

« Moi-même. — Comme vous voyez, mon cher monsieur, l’affaire qui m’occupe a des rapports éloignés avec les Haygarth. Tous les renseignements que vous aurez la bonté de me donner, quelque insignifiants qu’ils puissent paraître, peuvent néanmoins être utiles.

« Le recteur. — Assurément, assurément ! Mais vous comprenez, bien que j’aie beaucoup entendu parler des Haygarth, ce ne sont que des commérages, de simples commérages. On aime tant à bavarder, vous savez, surtout les gens de la campagne ; vous avez remarqué cela, n’est-ce pas ? Oui, j’ai entendu dire beaucoup de choses au sujet de Matthieu Haygarth. Mon ancien clerc et sacristain, un homme très-remarquable, qui est mort âgé de quatre-vingt-onze ans et était encore, une année avant sa mort, en état de remplir très-convenablement ses fonctions… très-convenablement ; mais le rude hiver de 1856 l’a enlevé, pauvre homme, et maintenant, j’ai pris un jeune homme. Mon ancien clerc, dis-je, le vieux André Hone, c’est son nom, était employé dans cette maison depuis son jeune âge, et il aimait beaucoup à parler de Matthieu Haygarth, ainsi que de sa femme. C’était une femme riche, vous savez, très-riche même… la fille d’un brasseur d’Ullerton. Cette maison lui appartenait comme provenant de l’héritage de son père.

« Moi-même. — Et, avez-vous su de votre clerc si Matthieu Haygarth et sa femme vivaient en bonne intelligence ?

« Le recteur. — Très-bien ! oui, oui ; je n’ai jamais entendu dire le contraire. Ce n’était pas un jeune couple, vous savez, Rebecca Caulfied avait quarante ans et Matthieu Haygarth cinquante-trois lorsqu’ils se marièrent. Ainsi, vous voyez, on ne peut guère dire que ce fût un mariage d’amour. (Brusque invasion d’une jeune fille sautillante s’écriant : Papa !) Ne voyez-vous pas que je suis occupé, Sophie ? Pourquoi n’êtes-vous pas à vos leçons ? (Retraite soudaine de la jeune fille sautillante, suivie d’un concert de cris dans la chambre voisine, lequel se tait net, cinq minutes après). Comme vous voyez, Mme Haygarth n’était pas jeune, ainsi que je le faisais observer, lorsque ma fille nous a interrompus ; et elle était peut-être un peu plus zélée pour la secte wesleyenne nouvellement fondée que son mari ne l’aurait voulu ; mais comme leur mariage n’a eu qu’une année de durée, ils n’ont guère eu le temps d’être malheureux en ménage, en supposant même qu’il n’y eût pas un parfait accord entre eux.

« Moi-même. — Mme Matthieu Haygarth ne s’est pas remariée ?

« Le recteur. — Non ; elle s’est vouée à l’éducation de son fils, dans cette maison où elle est morte. Dans la pièce qui est maintenant ma salle d’étude, elle avait fait mettre un pupitre et une couple de bancs ; ils sont maintenant dans la chambre des enfants. Elle en avait fait une sorte de petite chapelle, dans laquelle la personne qui tient le magasin général, et qui était, je crois, considérée comme une des lumières de la secte wesleyenne, avait l’habitude de venir chaque dimanche matin faire un sermon aux quelques croyants du voisinage. Lorsqu’elle est morte, son fils était âgé de dix-neuf ans, et elle a été enterrée dans le caveau de famille, dans le cimetière qui est là, tout près. Son fils est resté attaché à l’Église anglicane, et cela a été un grand sujet de chagrin pour elle. (Invasion du garçon en toile de Hollande, très-ahuri et noirci d’encre et s’écriant également : Papa !) Non, John, pas avant que vous ayez trouvé la solution de ce problème. Remettez en place cette batte à cricket et retournez travailler. (Sortie maussade du jeune garçon.) Vous voyez ce que c’est d’avoir une nombreuse famille, monsieur… Sheldon… Je vous demande pardon, monsieur.

« Moi-même. — Haukehurst, clerc de M. Sheldon.

« Le recteur. — Parfaitement. J’ai quelques vues sur le barreau pour un de mes fils aînés… l’Église est tellement encombrée aujourd’hui… Pour revenir à notre affaire, comme j’allais vous le dire lorsque mon fils John nous a interrompus, bien que j’aie entendu beaucoup de bavardages sur les Haygarth, je crains de ne pouvoir vous donner que fort peu de renseignements intéressants. Ils sont restés à Dewsdale un peu plus de vingt ans. Matthieu Haygarth s’est marié dans notre église ; son fils John y a été baptisé, et lui-même est enterré dans le cimetière. C’est à peu près tout ce que je puis vous dire de positif, et vous remarquerez peut-être que les registres de la sacristie vous en auraient appris tout autant.

« Après avoir pressé de questions le bon vieux recteur, et ne pouvant en rien tirer de plus que les informations précédentes, je lui ai demandé la permission de visiter la maison.

« Les vieux meubles et les vieux tableaux peuvent quelquefois suggérer des idées, dis-je, et pendant que nous visiterons la maison, il vous reviendra peut-être à la mémoire quelque particularité touchant les Haygarth. »

« M. Wendover consentit. Il était évidemment désireux de m’obliger et avait accepté avec une parfaite bonne foi mes explications sur l’objet de ma visite. Il me conduisit de chambre en chambre, attendant avec patience pendant que je scrutais les panneaux boisés et que je restais en contemplation devant les vieux meubles décrépits. J’étais résolu à exécuter à la lettre les instructions de Sheldon, bien que j’eusse peu d’espoir de faire quelque découverte mélodramatique, sous forme de documents cachés dans un vieux secrétaire ou moisissant derrière les cloisons.

« J’ai demandé au recteur s’il n’avait jamais trouvé aucun papier oublié dans les meubles ou dans quelque coin de la maison. Sa réponse a été négative : il avait maintes fois exploré toutes les parties de la vieille demeure et n’y avait jamais rien rencontré de pareil.

« Ainsi l’exécution des ordres de Sheldon ne donnait pas de résultat.

« M. Wendover m’a conduit de la cave au grenier. Nous rencontrâmes des jeunes filles sautillant et des garçons en blouse de toile partout où nous passions, mais de la cave au grenier nos recherches furent infructueuses. Dans toute la maison un seul objet a arrêté mon attention et l’intérêt que cet objet m’a inspiré n’a aucun rapport avec la fortune des Haygarth.

« Au-dessus du manteau de la cheminée, dans l’une des chambres à coucher, j’ai aperçu une petite série de miniatures, de vieilles miniatures de forme ovale, pâlies et jaunies par le temps, des portraits d’hommes et de femmes, avec les cheveux poudrés et des perruques à queue qui remontent à l’époque de l’inoffensive reine Anne. Ces miniatures au nombre de sept, sont guindées, prétentieuses, ridicules ; la septième cependant a du style, n’est pas sans valeur. C’est un portrait de jeune fille dont les cheveux flottants ne sont pas poudrés, une jeune et innocente figure, aux yeux gris et aux sourcils noirs bien marqués ; la bouche, un peu entr’ouverte, laissait apercevoir une rangée de dents blanches entourées par des lèvres roses, une figure telle que l’imagination d’un poète pourrait la rêver. Je détachai avec soin cette miniature du clou de cuivre qui la retenait, et je la considérai pendant quelque temps.

« Je fus stupéfait : c’était tout à fait le portrait de Charlotte. Oui, c’était bien elle !… Oui, cette beauté du temps de George II me regardait et me souriait avec les yeux et les lèvres de la belle-fille de Sheldon.

« N’était-ce qu’une illusion ? Mon esprit était-il si rempli de la pensée de Charlotte, mon cœur tellement ému de sa beauté, qu’il ne me fût pas possible de rencontrer une jolie figure féminine sans être persuadé qu’elle lui ressemblait ? Quoi qu’il en pût être, je restai longtemps à contempler ces traits qui me rappelaient fi parfaitement celle que j’aimais.

« Naturellement, je questionnai le recteur pour savoir qui avait été l’original de cette miniature. Il ne put rien me dire, si ce n’est qu’il ne pensait pas que ce fût ni une Caulfield, ni une Haygarth. L’homme en perruque à queue à la mode du temps de la reine Anne était Jérémiah Caulfield, le brasseur, père de la pieuse Rebecca ; la femme à la haute coiffure poudrée était la pieuse Rebecca elle-même ; l’homme à perruque du temps de George II était Matthieu Haygarth ; les trois autres étaient des parents de Rebecca ; mais la demoiselle aux cheveux flottants était une créature inconnue, dont M. Wendover ne pouvait s’expliquer la présence.

« Ayant examiné le cadre, je me suis aperçu qu’il s’ouvrait par derrière. Au dos de l’ivoire sur lequel le portrait était peint se trouvait une boucle de cheveux noirs recouverte d’un verre de cristal, et à l’intérieur, sur la plaque en métal doré qui servait de fermeture, un nom était inscrit : le nom de Molly.

« Comment cette Molly avait-elle été admise au milieu des Caulfîeld ?

« Mon voyage dans la maison n’ayant pas eu d’autre résultat que le petit incident romanesque de la ressemblance de Charlotte avec cette Molly, je me préparais à me retirer, pas plus avancé que je ne l’étais en entrant. Le recteur m’offrit alors très-poliment de me montrer l’intérieur de l’église ; et, pensant que je ferais bien de prendre copie des mentions inscrites sur les registres de la paroisse et relatives aux Haygarth, j’acceptai. Il envoya aussitôt une servante pour prévenir son clerc afin que ce fonctionnaire pût assister à l’examen des registres. Lorsque la fille fut partie, son maître me fit traverser le jardin qui a une porte donnant sur le cimetière.

« C’est bien le plus pittoresque cimetière que l’on puisse voir avec ses ombreux sapins et ses grands cèdres. Nous marchions très-lentement entre les pierres croulantes des vieilles tombes. M. Wendover me conduisit à travers un petit labyrinthe de modestes tombeaux jusqu’à une haute et épaisse grille en fer, entourant un espace carré, dans le milieu duquel se dresse un monument tout en pierre ; une petite porte ouvre sur un escalier de quelques marches qui conduit à l’entrée d’un caveau : l’ensemble est lourd, prétentieux, et révèle la puissance de l’or mêlée à une inspiration artistique médiocre.

« Ce caveau est celui des familles Caulfield et Haygarth.

« — Je vous ai mené voir ce tombeau, dit le recteur en posant la main sur la grille rouillée, parce qu’il y a une histoire romanesque qui s’y rapporte…, une histoire qui, du reste, concerne Matthieu Haygarth. Je n’y avais pas pensé pendant que nous parlions de lui tout à l’heure ; mais elle m’est revenue à la mémoire lorsque nous traversions le jardin. Il n’est pas probable qu’elle ait aucun rapport avec l’objet de vos recherches. Je vais vous la dire tout de même comme une page de l’histoire de la famille, et aussi pour ne pas faire mentir le vieil adage : Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

« J’assurai le recteur que je serais heureux de l’entendre.

« — Je dois commencer par vous dire que je vous rapporte cette histoire telle qu’elle m’a été racontée à moi-même par mon vieux clerc et qu’elle pourra par conséquent vous paraître assez mystérieuse, mais il y a sur le registre de la paroisse une inscription qui indique qu’elle n’est pas dénuée de fondement. En tous cas, sans faire un plus long préambule, la voici telle qu’elle est.

« Le recteur s’assit sur une tombe en ruines, pendant que je restais appuyé contre la grille, les yeux tournés vers lui.

« — Un mois ou deux avant la mort de Matthieu Haygarth une sorte de mélancolie s’était emparée de lui, dit le recteur, soit qu’il ne fût pas heureux avec sa femme, soit qu’il sentît sa fin approcher ; c’est ce que je ne puis dire. Il ne faut pas oublier que celui qui m’a raconté le fait n’était à cette époque qu’un petit garçon, et que lorsqu’il m’en parlait, c’était un vieillard de plus de soixante ans. Ses souvenirs pouvaient donc être plus ou moins vagues, mais sur certains points ils étaient assez positifs. Il paraît que quelques semaines avant la mort de Matthieu, sa femme Rebecca Haygarth, était partie pour le Nord en compagnie d’un de ses oncles pour entendre prêcher John Wesley dans une grande occasion et assister à plusieurs réunions religieuses. Elle fut absente plus d’une quinzaine de jours ; pendant son absence, Matthieu Haygarth monta à cheval un matin de bonne heure et quitta Dewsdale. Sa maison se composait de trois servantes, d’un domestique, et du jeune André Hone, devenu depuis mon sacristain. Avant de partir, M. Haygarth avait dit qu’il ne reviendrait que tard dans la soirée du lendemain et avait recommandé que le domestique, dont j’ai oublié le nom, restât seul à l’attendre. Ses ordres furent ponctuellement suivis. Les bonnes qui se levaient toujours de bonne heure, allèrent se coucher à neuf heures, suivant leur habitude, et le domestique demeura pour recevoir son maître. Le jeune André, qui couchait dans l’écurie, tint compagnie à son camarade ; M. Haygarth rentra à dix heures du soir, il remit son cheval aux mains du jeune garçon, prit la lumière que lui offrit le domestique, et monta à sa chambre comme pour se coucher. Le domestique ferma la porte, et après avoir porté la clef à son maître, il se retira de son côté. Le petit groom resta seul pour soigner le cheval, qui paraissait exténué. Il avait à peu près terminé, lorsqu’il fut surpris d’entendre ouvrir une porte de derrière qui donnait dans la cour des écuries. Craignant que ce ne fussent des voleurs, il entr’ouvrit la porte de l’écurie et regarda au dehors, avec une grande précaution, bien entendu. Il faisait un beau clair de lune, et au premier coup d’œil il reconnut que celui qui avait ouvert la porte avait tout droit de le faire. Matthieu Haygarth traversait la cour en ce moment même. Il était couvert d’un long manteau noir, et sa tête était inclinée sur sa poitrine. Le gaillard, qui était probablement curieux, comme tous les campagnards, ne fit pas de cérémonie. Il laissa son ouvrage inachevé et se glissa doucement à la suite de son maître, qui vint directement à ce cimetière, à l’endroit même où nous sommes en ce moment. Là, le jeune André fut témoin, témoin caché, d’une scène étrange. Il aperçut une fosse ouverte tout à côté de cette grille, et vit un petit cercueil que descendaient silencieusement dans cette fosse le sacristain d’alors et un homme étranger qui s’en alla ensuite dans une voiture des pompes funèbres. Cette voiture qui attendait à la porte avait, sans aucun doute, dû amener l’étranger et le petit cercueil. Avant son départ, l’étranger avait aidé à combler la fosse. Quand cela fut fait, Matthieu Haygarth donna de l’argent aux deux hommes… de l’or même, à ce que crut voir André, et plusieurs pièces à chacun. Les deux hommes s’en allèrent ; mais M. Haygarth resta longtemps. Dès qu’il se crut seul, il s’agenouilla près de la petite tombe, se couvrit le visage avec les mains, et se mit à pleurer ou à prier ; André Hone n’a pu me dire lequel des deux. S’il pleurait, il pleurait silencieusement. À partir de cette même nuit, d’après ce que m’a dit mon sacristain, Matthieu Haygarth alla véritablement en déclinant. Mme Rebecca, à son retour de sa tournée religieuse, eut pour son mari les plus tendres soins, bien que, autant que j’ai pu le savoir, ce fût une femme assez froide. Il mourut trois semaines après l’événement que je viens de vous dire, et fut enterré dans ce caveau, tout à côté du petit cercueil.

« Je remerciai M. Wendover de sa narration et le priai d’agréer mes excuses pour le dérangement que je lui avais occasionné.

« — Ne parlez pas de dérangement, répondit-il avec bonté, j’ai l’habitude de raconter cette histoire. Je l’ai entendue bien des fois de la bouche du vieil André, et je l’ai contée bien souvent moi-même.

« — Cela a tout l’air d’une légende, dis-je, je n’aurais pas cru qu’une pareille chose fût possible.

« Le recteur leva les épaules avec un geste de supplication.

« — Aujourd’hui, répliqua-t-il, un fait semblable serait presque impossible ; mais il faut vous rappeler que nous parlons du siècle passé, un siècle pendant lequel, je regrette de le dire, le clergé de l’Église d’Angleterre était très-relâché dans l’accomplissement de ses devoirs. Les disciples de Wesley et de Whitefield n’auraient pas augmenté en nombre comme ils l’ont fait, si le troupeau n’eût été aussi négligé par ses pasteurs. À cette époque les bénéfices étaient constamment accordés à des hommes peu dignes de remplir leur saint ministère, des joueurs, des ivrognes, des amateurs de combats de coqs et, dans plus d’une circonstance, de véritables réprouvés. À une pareille époque, presque tout était possible, et cet enterrement inusité à l’heure de minuit peut avoir eu lieu du consentement aussi bien qu’à l’insu du desservant qui, d’après ce que j’ai entendu dire, n’avait pas une grande réputation de piété ni de moralité.

« — Et vous dites qu’il en est fait mention sur le registre de la paroisse ?

« — Oui, une sorte de gribouillage portant la date du 19 septembre 1774 constate l’inhumation d’un Matthieu Haygarth, âgé de quatre ans, exhumé du cimetière dépendant de l’église paroissiale de Spotswold.

« — Alors c’est un réenterrement.

« — Évidemment.

« — Et Spotswold fait partie de ce comté ?

« — Oui, c’est un très-petit village situé à environ cinquante milles d’ici.

« — Et Matthieu Haygarth est mort peu de temps après cet événement ?

« — Oui, il est mort très-vite, avec une promptitude effrayante, et il est mort sans faire de testament. Sa femme est restée avec une grande fortune qui s’est encore accrue entre les mains de son fils, John Haygarth, un très-sage et très-digne gentleman qui a honoré, par sa belle conduite, l’Église à laquelle il appartenait. Il est mort il y a très-peu de temps, je crois, et devait avoir atteint un âge avancé.

« Il est évident que M. Wendover n’avait pas lu l’avis publié dans le Times, et n’avait pas connaissance que la fortune accumulée des Caulfield et des Haygarth attendait un réclamant.

« Je lui demandai permission de voir le registre contenant la mention du mystérieux enterrement. Je donnai un shilling au clerc : un shilling à Dewsdale est l’équivalent d’une demi-couronne à Londres ; et il ouvrit aussitôt l’armoire de la sacristie. Le registre que je demandais fut extrait d’une pile de gros volumes reliés recouverts en cuir brun.

« Ce qui suit est la copie de la mention, sauf de nombreuses fautes d’orthographe qu’il ne me paraît pas nécessaire de reproduire.

« Jeudi dernier, soit le 19 septembre, A. D… 1771, a été enterré le corps de Matthieu Haygarth, âgé de quatre ans, transporté du cimetière de Sainte-Marie paroisse de Spotswold en ce comté. Payé pour le coût : sept shillings. »

« Après avoir examiné ce registre, j’ai adressé plusieurs autres questions, mais sans pouvoir obtenir de réponses plus précises. J’ai exprimé ma gratitude de l’obligeance que l’on m’avait témoignée, puis j’ai pris congé. Je ne voulais pas pousser les choses plus loin craignant de paraître indiscret au digne Wendover et pensant d’ailleurs que je pourrais revenir le voir quand cela me conviendrait.

« Et maintenant je me demande à moi-même, je demande au rusé Sheldon, que peut signifier cet enterrement mystérieux ? Est-il probable qu’il ait quelque rapport avec ce que nous cherchons ? Ce sont autant de questions que je livre à sa sagacité.

« J’ai passé ma soirée à noter les événements de ce jour, à la diable, mais cela me suffit pour me les rappeler à moi-même ; puis, j’ai serré, soigné ces notes, je les ai mises en ordre pour celui qui m’emploie. J’ai mis ma lettre à la poste avant dix heures, heure à laquelle on ferme la boîte pour Londres ; après quoi j’ai été fumer un cigare dans les rues désertes, sous l’ombre de quelques grands bâtiments carrés, avec de hautes cheminées, et je suis rentré à mon auberge où j’ai pris un verre d’eau et fumé un autre cigare. Cela fait, je me suis mis au lit, pour conclure à la façon du digne Pepys.