Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 04/Chapitre 01

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 231-240).


LIVRE QUATRIÈME

JOURNAL DE VALENTIN



CHAPITRE I

LE PLUS VIEIL HABITANT

Hôtel du Cygne-Noir,
Ullerton, 2 Octobre.

« Comme le travail que je vais entreprendre est tout à fait nouveau pour moi et que je dois informer M. Sheldon jour par jour, j’ai résolu de consigner les résultats de mes recherches dans une sorte de journal. Au lieu d’écrire des lettres à mon patron, je lui enverrai des extraits de mon journal, revus et corrigés : cela assurera l’exactitude de mes rapports, et plus tard me servira peut-être à moi-même. Retenir de mémoire sans l’écrire tout ce que je puis entendre ou découvrir au sujet des Haygarth, serait impossible ; j’écrirai donc, ce qui est tout simplement héroïque de ma part.

« Et tout cela pour vingt shillings par semaine, avec la perspective lointaine de trois mille livres ! Oh ! génie, génie ! est-ce donc là ta récompense sur cette terre ?

« Quel doux regard ma Charlotte a dirigé vers moi, hier, lorsque je lui ai annoncé mon départ ! Si j’avais osé, je serais tombé à ses pieds, sous les ormes, malgré les enfants et leurs bonnes ! Je me serais écrié : Je suis un bohème, un rien-qui-vaille ; mais je vous aime, mais je vous adore ! Ayez pitié de mon amour, et oubliez mon indignité !… Si j’avais osé, je l’aurais enlevée de sa somptueuse demeure, malgré son terrible beau-père. Mais comment enlever la femme que l’on adore, quand on n’a pas de quoi payer la première étape du voyage ?

« Avec trois mille livres dans ma poche, je pourrais tout tenter. Trois mille livres ! Une année de splendeur et de bonheur… et puis… et puis, le chaos.

« J’ai vu le plus vieil habitant. Ay de mi ! Sheldon n’a pas exagéré, lorsqu’il m’a prévenu de l’intolérable prolixité de cet homme. Je pensais à l’hôte infortuné des noces, dans la ballade de Coleridge, pendant que j’écoutais cet ancien marin moderne. J’avais besoin de me rappeler de temps à autre toutes les merveilles que l’on peut obtenir avec trois mille livres pour l’écouter avec patience, sinon avec sérénité. Et maintenant que cette journée de travail est terminée, j’en suis à me dire que j’aurais aussi bien fait de ne pas l’entreprendre. Comment pourrai-je me dépêtrer à travers les bavardages que j’ai dû entendre aujourd’hui ? Pendant trois mortelles heures, j’ai écouté mon ancien marin, et qu’ai-je récolté ? Si habile que tu puisses te croire, mon ami Haukehurst, tu n’es pas l’homme qu’il fallait pour une affaire de ce genre. Tu n’as pas l’esprit juridique, et je commence à craindre que, dans cette voie nouvelle, tu n’aboutisses qu’à un échec.

« Toutefois, de ce qui est obscur pour moi, le clairvoyant Sheldon peut faire jaillir la lumière ; je suivrai à la lettre ses instructions et résumerai de mon mieux la prose du vieux marin.

« J’ai fini par obtenir de mon ancien, premièrement l’assurance que son père avait conservé le souvenir des dernières années de Matthieu Haygarth, et secondement, que son grand’père s’était aussi souvenu de la jeunesse désordonnée dudit Matthieu. Il paraît que, sur sa fin, Matthieu était devenu un citoyen des plus tranquilles et des plus estimables. Il fréquentait une chapelle dissidente, et marchait dans les mêmes voies que son défunt père. Il était bon époux et avait une femme très-vive, mais regardée comme un modèle de vertu féminine, de plus, riche. C’est étrange comme ces citoyens respectables et riches cherchent toujours à augmenter leur avoir en s’alliant à de respectables et riches citoyennes.

« Dans ses dernières années, Matthieu Haygarth ressemblait à son père sous plus d’un rapport : comme son père, il avait fait plus d’un testament, et de même que son père, il est mort intestat. L’avocat qui a, dans plusieurs occasions, aidé à la rédaction de ces testaments, était un nommé Brice ; comme son client, du reste, éminemment respectable. Après son mariage, l’estimable Matthieu s’est retiré dans une modeste habitation, à dix ou quinze milles environ d’Ullerton. Cette habitation était située dans un lieu appelé Dewsdale ; c’était une propriété de sa femme, qui la lui avait apportée en se mariant.

« Cette maison et ses dépendances consistant en trente acres de terre environ, fut plus tard vendue par le Révérend, intestat, John Haygarth, peu de temps après sa majorité, dans l’année qui suivit le décès de sa mère.

« C’est tout ce que j’ai pu extraire de mon ancien, au sujet des dernières années de Matthieu.

« Pour ce qui touche à sa folle jeunesse, j’ai ramassé les bribes suivantes : Dans l’année 1742-1743, à vingt-et-un ans, il a quitté Ullerton. Mon ancien marin croit qu’il s’est enfui de chez lui, à la suite d’une querelle avec son père, et il croit également qu’il est resté absent, sans interruption, pendant vingt-cinq ans. Cependant les faits précis sur lesquels cette croyance est fondée ne ressortent nullement de son récit même.

« Mon ancien suppose, toujours de la façon la plus embrouillée et la plus obscure, la possibilité que Matthieu, au temps de sa vie orageuse, a demeuré quelque part dans les environs de Clerkenwell. Il a une idée confuse d’avoir entendu son grand-père parler de Saint John’s Gate, à l’occasion de Matthieu Haygarth ; mais comme il paraît que le grand-père de mon ancien était à cette époque à peu près tombé en enfance, cette mention n’a pas grande valeur.

« Il a encore une idée très-vague d’avoir entendu son grand-père dire quelque chose au sujet d’une aventure de Matthieu Haygarth, qui eût été héroïque dans son genre, une aventure dans laquelle le nom de l’écervelé Matthieu se trouve mêlé à ceux d’une danseuse ou d’une actrice de la Foire Saint-Barthélemy et d’un personnage de race noble.

« Telle est la somme totale d’informations que j’ai pu recueillir. En somme, journée très-peu satisfaisante ; je commence à croire que je ne suis pas à la hauteur de ma mission.

« 3 octobre. — Autre longue entrevue avec mon ancien. J’ai été le trouver immédiatement après mon déjeuner, soit environ une heure après son dîner. J’ai veillé tard, hier, ayant été occupé jusqu’à près de dix heures à copier mon journal pour Sheldon ; je n’ai eu fini qu’à l’heure de la poste. Après quoi, je suis resté à fumer jusqu’à minuit, en pensant à Charlotte, de sorte que ce matin je me suis levé tard.

« Mon ancien m’a fait le meilleur accueil. Je m’étais muni, comme moyen diplomatique, d’une demi-livre de tabac pour la lui offrir. C’est évidemment un homme qui accueillerait gracieusement Méphistophélès en personne, s’il lui offrait du tabac.

« Je suis revenu à la charge, toujours diplomatiquement ; j’ai parlé d’Ullerton et des habitants d’Ullerton, en général, glissant de temps en temps quelques questions sur les Haygarth. J’en ai été récompensé, en obtenant quelques petites informations sur Mme Matthieu. Cette dame paraît avoir été un fervent disciple de John Wesley et avoir aimé à se rendre dans diverses villes ou villages pour y entendre les sermons du prédicateur plus souvent que cela ne convenait à son mari. Elle discutait souvent avec lui à ce propos.

« Quelques années avant son mariage, Mme Matthieu était déjà membre d’une société de Wesleyens, alors nouvellement établie à Ullerton ; cette société tenait ses assemblées et faisait ses sermons dans le magasin d’un riche marchand de draps, et peu de temps avant la mort de Mme Matthieu, ladite société fit construire une chapelle qui existe encore dans un sombre petit passage.

« Sur ces derniers points, mon ancien marin s’est exprimé assez clairement ; ils appartiennent à la période de souvenirs de son père.

« Et maintenant je crois en avoir su tout ce que je puis en savoir. Je lui ai donné ma bénédiction et l’ai laissé fumant mon tabac, satisfait de lui-même et du monde entier, excepté toutefois des autorités et des directeurs des hospices, contre lesquels il semble avoir une rancune particulière.

« Après l’avoir quitté, je me suis promené environ une heure ou deux dans Ullerton, avant de rentrer à ma modeste auberge. Les rues d’Ullerton sont tout ce qu’il y a de plus triste. L’abomination de la désolation règne sur la Place du Marché où l’herbe verte pousse entre les pavés. Cette ville a eu, dit-on, son temps de prospérité, mais ce temps-là n’est plus. Cependant, bien que son activité commerciale n’existe plus, il y reste encore trois ou quatre fabriques en pleine activité. J’ai entendu leurs cloches d’appel et j’ai rencontré des femmes nu-tête et des hommes en costume de travail qui se précipitaient de ce côté. Je suis allé voir la chapelle Wesleyenne. C’est un petit bâtiment original construit en briques rouges, qui a quelque ressemblance avec le joujou qu’on appelle une arche de Noé. De hautes constructions ont été élevées autour de la chapelle, qui s’y trouve enclavée. La cheminée d’une fabrique jette une ombre noire sur sa simple façade. J’ai demandé le nom du ministre actuel ; il s’appelle Jonas Goodge, il a été charpentier ; aujourd’hui, c’est un modèle de piété.

« 4 octobre. — Une lettre de M. Sheldon m’attendait en bas, lorsque je suis descendu pour déjeuner :

« Mon cher Haukehurst,

« Ne perdez pas courage, si le travail vous paraît marcher lentement au début. Vous ne tarderez pas à vous y habituer.

« Je crois devoir vous recommander d’adopter la méthode suivante :

« 1o — Allez à la maison de Dewsdale, qui a été habitée par M. H. et sa femme. Peut-être rencontrerez-vous quelques difficultés pour y entrer et pour y obtenir une liberté d’examen suffisante ; mais vous ne seriez pas l’homme que je pense si vous ne trouviez pas le moyen de vaincre cette difficulté. Je vous remets ci-joint quelques-unes de mes cartes dont vous pourrez faire l’usage que vous jugerez convenable. Elles ont un cachet professionnel. Vous ne ferez pas mal de vous présenter comme mon clerc attitré en disant que vous poursuivez une enquête pour le compte d’un de mes clients qui désire fournir la preuve d’un certain fait ancien, ayant quelque rapport éloigné à la famille H. Dans le cas où l’on vous demanderait si votre affaire concerne les propriétés laissées par le Révérend intestat, répondez résolûment que non. Je ne puis trop vous recommander la prudence. Toutes les fois que vous pourrez vous abstenir de mentionner le nom de Haygarth abstenez-vous. N’oubliez jamais qu’il peut y avoir d’autres personnes sur la voie.

« 2o — Examinez la maison en détail : regardez les vieux tableaux, les vieux meubles, les vieux ouvrages à l’aiguille, si vous avez cette chance que le mobilier des Haygarth ait été vendu avec la propriété, ce qui me paraît vraisemblable. Le Révérend intestat devait être encore à l’Université lorsqu’il a fait cette vente, et un jeune pupille de Cantorbéry doit, suivant toutes probabilités, avoir volontiers cédé à l’acheteur les chaises et les tables de ses ancêtres comme des vieilleries plus embarrassantes qu’utiles. Il est proverbial que les murs ont des oreilles, j’espère que les murs de Dewsdale auront une langue qui parlera.

« 3o — Lorsque vous aurez fait tout ce qu’il aura été possible de faire à Dewsdale, il faudra vous mettre immédiatement à la recherche de quelque descendant de l’avocat Brice, s’il existe à Ullerton. S’il n’y en a pas, assurez-vous s’il y a quelque possibilité de le découvrir ailleurs. Ce Brice, l’avocat, doit avoir eu connaissance du contenu des testaments préparés et détruits ensuite par Haygarth, il peut en avoir conservé un brouillon, une copie, ou un mémorandum. Cela est très-important.

« Tout à vous,
« G. S. »

« Ce Sheldon est un homme extraordinairement prudent : il ne signe même pas sa lettre.

« Je suis parti pour Dewsdale aussitôt après mon déjeuner. J’ai pris des arrangements pour prendre pension dans cette maison, qui est une auberge de second ordre. Ils ont consenti à me donner la nourriture et le logement pour vingt shillings par Semaine, le montant total de mes appointements. Ainsi donc tout ce que je gagne dans l’affaire du défunt Matthieu, c’est d’être logé et nourri. Toutefois comme cette nourriture et cet abri sont peut-être plus honnêtement gagnés que les petits dîners auxquels j’ai souvent participé avec l’honnête Horatio, je tâcherai de trouver exquis les beefsteaks les plus durs, les côtelettes les plus desséchées.

« Un chemin de fer arrive maintenant presque jusqu’à Dewsdale ; il y a une petite station qui ressemble à un four de bois hollandais, située à un mille du village. J’y suis descendu. La matinée était plutôt une matinée d’été que d’automne. L’air était doux et embaumé, le soleil jetait sur le paysage une chaude lumière, et les teintes rouges et dorées du feuillage flétri resplendissaient sous l’éclat de ses rayons. Un homme dont la vie s’écoule dans les villes doit avoir l’âme bien endurcie, s’il ne se sent pas ému devant les beautés naturelles. Je n’avais rien vu d’aussi attrayant que ces prairies et ces taillis anglais depuis que j’avais quitté les collines boisées de Spa. Un garçon à moitié idiot m’a conduit à travers champs à Dewsdale ; il m’a fait faire un mille de chemin de trop ; mais je lui pardonne et je l’en bénis, car je pense que cette promenade m’a fait du bien. Il me semblait que toutes les vapeurs malsaines avaient été chassées de mon cerveau lorsque la douce brise faisait voltiger mes cheveux.

« Et ainsi jusqu’à Dewsdale, marchant à travers ces tranquilles prairies, je me mis à penser à une foule de choses qui me venaient rarement à l’esprit à Londres. Je pensais à ma mère morte depuis longtemps ; une pauvre et bonne créature trop faible pour le fardeau qu’elle avait à supporter et tant soit peu aigrie par la misère de la vie. J’ai toutes les raisons du monde pour conserver d’elle un tendre souvenir ; nous avons tant souffert ensemble ! Je crois que mon père l’avait épousée conformément à la loi, et si je ne puis affirmer ce point, j’ai du moins la certitude que je suis bien leur enfant.

« Puis, mon esprit s’est mis à rêver à cette vie de bohème, où la pauvre Diana et moi ne nous quittions pas. Je crois que nous étions alors un peu épris l’un de l’autre, mais j’ai su du moins me conduire avec sagesse cette fois. Aujourd’hui, cette fantaisie passagère s’est dissipée, aussi bien pour Diana que pour moi.

« Si je pouvais être aussi raisonnable avec Charlotte… !

« Mais la sagesse et les yeux de Charlotte ne peuvent aller ensemble. De deux choses l’une, comme on dit chez nos voisins : Il faut qu’un homme cesse d’être sage, ou bien qu’il oublie ces yeux magnifiques.

« J’ai bien vu que cela lui avait fait mal quand je lui ai annoncé mon départ. »