Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 03/Chapitre 09

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 222-230).

CHAPITRE IX

SHELDON AUX AGUETS

Sheldon eut l’occasion de voir le capitaine le lendemain de bonne heure et lui fit toutes sortes de questions sur son protégé. Il avait trouvé en Valentin un très-utile auxiliaire, et pour quelques affaires embrouillées et louches il comptait sur lui. Son brusque départ le contraria.

« Le jeune Haukehurst aurait dû me prévenir de son absence, dit-il. Quel diable l’a poussé à partir si vite ?

— Il est allé voir une vieille tante mystérieuse à Dorking. Il paraît en espérer quelque argent, répondit négligemment le capitaine. Si vous avez besoin de lui, je pense que je pourrai le remplacer.

— Très-probablement. Mais comment se fait-il qu’il ait une tante à Dorking ? Il me semble lui avoir entendu dire qu’il n’avait ni parents, ni amis dans ce monde, excepté vous.

— Et, sans doute, la tante en question… une pauvre vieille parente dont il doit être un peu honteux… pensionnaire dans quelque hospice… les espérances de Valentin peuvent se réduire à une douzaine de livres cachées dans un pot.

— J’aurais pensé que Haukehurst eût été le dernier homme du monde à se préoccuper de ces misères. J’étais à même de lui donner beaucoup de travail s’il fût resté à Londres. Lui et mon frère George sont intimement liés, il me semble ? » ajouta gravement Sheldon.

Il avait coutume de se défier de son frère et de tous ceux qui le fréquentaient.

« Je présume que vous pouvez me donner l’adresse de M. Haukehurst ?… Je puis avoir à lui écrire, ajouta-t-il »

— Il m’a dit d’adresser les lettres poste restante, à Dorking, répondit le capitaine, ce qui semble bien indiquer que la tante doit être domiciliée dans quelque hospice. »

Ils ne parlèrent plus du départ de Valentin. Paget conclut avec son patron l’affaire qui l’avait amené, et se retira, laissant l’agent de change penché sur son bureau : il semblait réfléchir profondément et traçait sur son buvard des figures fantastiques.

« Le départ de ce jeune homme est singulier, pensait-il, et il y a quelque chose là-dessous. Il n’est pas allé à Dorking, car il n’eût pas dit à Charlotte qu’il allait à cent cinquante milles de Londres. Elle l’a probablement pris au dépourvu et il lui aura dit la vérité. Je suis curieux de savoir si Paget est dans le secret. Il semble assez franc, mais on ne sait sur quoi compter avec un pareil homme. J’ai remarqué que lui et George se montraient très-confiants l’un envers l’autre dans ces derniers temps. Est-ce qu’il y aurait quelque chose entre eux ? »

Le « quelque chose » auquel pensait Sheldon était quelque chose de fort différent de ce qui occupait en réalité George et son ami Valentin.

« Je vais aller tout de suite chez lui, se dit-il à lui-même en se levant et mettant son chapeau. Je verrai s’il est réellement parti. »

L’agent de change appela la première voiture vide qu’il aperçut, et moins d’une heure après il était chez Paget.

« M. Haukehurst est-il chez lui ? demanda-t-il à la fille qui vint lui ouvrir.

— Non, monsieur, il vient justement de partir pour la campagne, il n’y a pas dix minutes. Vous auriez presque pu le rencontrer.

— Savez-vous où il est allé ?

— J’ai entendu dire que c’était à Dorking, monsieur.

— Hum ! j’aurais bien voulu le voir avant son départ. A-t-il pris beaucoup de bagages ?

— Un simple porte-manteau, monsieur.

— Avez-vous entendu où il a dit au cocher de le conduire ?

— Oui, monsieur ; à la station de Euston Square.

— Ah ! à la station de Euston Square. Je vais y aller. »

Il donna quelques pence à la domestique, remonta dans la voiture, et dit au cocher :

« Euston Square. Allez comme le vent… Voilà ! il va à Dorking, qui est au Midi, et il part de Euston Square, chemin du Nord ! murmura Sheldon, pendant que la voiture roulait sur le macadam. Il y a certainement quelque chose là-dessous. »

Arrivé à la grande station, l’agent de change se rendit à la plate-forme du départ : il n’aperçut que quelques individus désœuvrés qui flânaient en regardant de temps en temps l’horloge. Valentin n’y était pas.

Sheldon entra dans toutes les salles d’attente, au buffet, à la buvette, revint au bureau des billets, mais nulle part ne trouva Valentin.

L’agent de change n’était pas content, mais il n’était pas non plus désespéré. Il retourna à la plate-forme, et s’adressa à un homme d’équipe qui n’avait pas l’air trop bête.

« Quels sont les trains qui sont partis dans cette dernière demi-heure ? demanda-t-il.

— Un seul, monsieur. Le train de deux heures quinze minutes qui va à Manchester.

— Vous n’auriez pas remarqué dans les secondes un jeune homme brun avec des yeux et des cheveux noirs ? demanda Sheldon.

— Non, monsieur ; il y a toujours beaucoup de monde à ce train-là.

L’agent de change n’insista pas ; il n’aimait pas à demander aux autres ce qu’il pouvait faire par lui-même. Il alla droit aux affiches, indiquant les trains de départ. Le train de 2. 15. était un express qui s’arrêtait seulement à quatre endroits Rugby, Ullerton, Murford, Manchester.

« Je gage qu’il est allé à Manchester ! pensa Sheldon, pour quelque affaire de courses qu’il veut cacher au capitaine. Je suis bien fou de m’occuper ainsi de lui, comme s’il ne pouvait pas bouger sans me nuire. Ce que je ne comprends pas, c’est son intimité avec George. George n’est pas homme à se lier avec qui que ce soit, sans motif. »

Sheldon quitta la station et se fit conduire à son bureau ; il était encore très-pensif et un peu inquiet.

« Que m’importe, après tout, ce qu’ils font et où ils vont ? se demanda-t-il à lui-même impatienté de sa propre faiblesse. Qu’est-ce que cela me fait qu’ils soient amis ou ennemis, ils ne peuvent me faire aucun mal. »

Il se trouva qu’à l’époque du départ de Valentin, les orages de la Bourse s’apaisèrent. Le calmé était descendu sur l’Océan commercial. Ce n’était plus qu’un grand lac tranquille. Tous les efforts des joueurs à la hausse eussent été impuissants pour relever les cours languissants des valeurs. De même pour les joueurs à la baisse. De telle sorte que les uns et les autres, se trouvaient en présence du plus triste des marchés. Philippe partageait l’abattement général, sa figure était sombre, il avait perdu une de ses forces : sa crânerie commerciale. Les envieux et les jaloux le regardaient furtivement, se demandant si Sheldon n’avait pas été atteint par les désastres de cette époque néfaste. Ce n’était pourtant pas ces choses qui pesaient sur l’esprit de Sheldon. L’agent de change éprouvait des inquiétudes et des doutes d’un ordre particulier qui n’avaient aucun rapport avec le cours des valeurs.

Le lendemain du jour où Valentin était parti pour Ullerton, Sheldon l’aîné se présenta au bureau de son frère. Il donnait de temps en temps, à George, de petites affaires, tout en persistant à lui refuser de l’argent, et cela lui permettait d’exercer sur lui une surveillance attentive. Ce matin-là, entrant chez son frère sans se faire annoncer, Philippe le trouva en train d’examiner une pièce d’aspect formidable. C’était une grande feuille de papier à dessin couverte d’un enchevêtrement de lignes, de cercles, d’annotations rouges, noires, de la plus belle écriture. Philippe, dont les yeux étaient perçants comme ceux d’un faucon, avait tout de suite remarqué ce papier et distingué plus d’un mot écrit en caractères plus gros et plus larges avant que son frère eût eu le temps de le replier, ce qui, à vrai dire, n’était pas facile. Les mots intestat et Haygarth l’avaient particulièrement frappé.

« Vous paraissez bien pressé de mettre ce document en sûreté, dit Philippe en s’asseyant sur la chaise destinée aux clients.

— Pour vous dire la vérité, vous m’avez surpris, répondit George. Je ne savais pas qui ce pouvait être, vous comprenez, et j’attendais quelqu’un qui… »

George s’arrêta brusquement, puis d’un ton un peu troublé :

« Pourquoi donc mon clerc ne vous a-t-il pas annoncé ?

— Parce que je ne l’ai pas voulu. Pourquoi aurais-je besoin de me faire annoncer ?… On croirait vraiment que vous étiez en train de conspirer et que vos complices sont cachés dans votre tiroir. À propos de cela, vous êtes très-bien avec Haukehurst… tout à fait bien ? »

En dépit du sournois « à propos de cela, » cette remarque de l’agent de change parut déplacée.

« Je ne sache pas que nous soyons intimes. Haukehurst semble être un garçon très comme il faut. Nous nous voyons, mais je ne suis pas son ami, son ami intime, comme je l’ai été de Tom. »

George, dans ses conversations avec Philippe, rappelait volontiers sa liaison avec le pauvre Tom.

« Haukehurst vient de quitter Londres, dit Philippe d’un ton indifférent.

— Oui, je le sais.

— Quand l’avez-vous appris ?

— Je l’ai su hier au soir, répondit George, exaspéré par l’indifférence apparente de son frère.

— En vérité ! Vous devez vous tromper, il est parti hier à deux heures.

— Comment se fait-il que vous sachiez cela ?

— Parce que, par hasard, je me suis trouvé au chemin de fer et que je l’ai vu prendre son billet. Il y a quelque mystère dans ce voyage, soit dit en passant, car Paget m’a dit qu’il allait à Dorking. Je présume que lui et Paget ruminent quelque chose. J’ai été contrarié du départ de ce jeune homme, car j’avais du travail à lui donner. Du reste, je le remplacerai facilement. »

Pendant que son frère disait cela, George regardait dans un des tiroirs de son bureau. C’était une habitude chez lui d’ouvrir ses tiroirs et de regarder dedans quand on lui parlait.

La conversation prit un tour moins personnel. Les deux frères s’entretinrent un peu des événements du jour, mais elle ne tarda pas à languir, cette conversation, et Philippe se leva pour s’en aller.

« Cette grande feuille de papier que vous avez eu tant de peine à plier, est probablement une de vos tables généalogiques, dit-il, comme il se préparait à partir. Vous n’avez pas besoin de prendre tant de soin pour me la dissimuler. Il n’est pas probable que je cherche à aller sur vos brisées ; mes propres affaires me donnent plus de tracas que je n’en puis supporter. Néanmoins, si vous êtes enfin parvenu à rencontrer quelque chose de véritablement bon, je ne refuserais pas de vous aider. »

George regarda son frère avec un sourire ironique.

« À condition que vous aurez la part du lion dans les bénéfices, dit-il. Oh ! oui, je connais votre générosité, Philippe. Lorsque je vous ai demandé de l’argent, vous me l’avez admirablement refusé. »

La physionomie de Sheldon s’assombrit quelque peu.

« Votre manière de le demander était blessante.

— Si cela est, je le regrette. Néanmoins, puisque vous me l’avez refusé quand j’en avais besoin, il est inutile de me l’offrir, maintenant que je ne le demande pas. Il y a des gens qui pensent que j’ai sacrifié ma vie à poursuivre des chimères, et peut-être, êtes-vous de ce nombre. Eux et vous pouviez avoir raison. Mais vous pouvez être certain d’une chose, Philippe, c’est que si jamais je rencontre une bonne chance, je saurai la garder pour moi. »

Il y a des hommes qui, fort habiles à dissimuler leurs sentiments dans les circonstances ordinaires de la vie, les trahissent néanmoins au moment décisif. George n’avait aucune raison de cacher ses projets à son frère ; mais, pris à l’improviste, il s’oublia et laissa l’émotion du triomphe illuminer sa figure.

L’agent de change était plus habitué à lire sur les physionomies que dans les livres, et rien n’est curieux comme d’observer la puissance pratique qu’acquièrent les hommes qui ne lisent jamais. Il comprit la signification du sourire de George ; ce sourire à la fois vainqueur et méfiant.

« Le gaillard a trouvé quelque chose de bon, pensa-t-il en lui-même, et Haukehurst en est. Il faut que cela en vaille la peine, car il n’eût pas refusé mon offre d’argent. »

Sheldon était l’homme du monde le moins capable de laisser voir qu’il avait été choqué.

« Vous avez parfaitement raison, George, de vous attacher de toutes vos forces à votre bonne chance, dit-il avec une franchise enjouée, vous l’avez attendue assez longtemps ! Quant à moi, j’ai mis les doigts dans un assez grand nombre de plats pour pouvoir m’abstenir de les mettre dans les vôtres, quelques bons morceaux qu’ils me promettent, mon cher ami, et personne ne sera plus heureux que moi de votre succès. »

Sheldon donna une tape sur l’épaule de son frère en prenant congé de lui.

« Je crois que pour cette fois je suis plus fort que Philippe, » murmura George.

Il enfonça ses mains nerveuses dans les poches de son pantalon, en souriant d’un sourire joyeux qui découvrit ses dents carrées.

« Oui, je puis me vanter d’avoir vaincu aujourd’hui ! » murmura-t-il,

C’est certainement une chose très-charmante que de triompher d’un ennemi, si charmante que le vainqueur oublie généralement de se demander ce que lui coûtera sa victoire. On frappe un homme à terre et on ne se souvient pas que cet homme peut se relever.

George, qui connaissait le cœur humain, aurait dû comprendre qu’il devait d’autant plus redouter son frère qu’il venait de le jouer. Philippe n’aimait pas à être dupe, mais il n’était jamais plus dangereux que lorsqu’il se donnait des airs doux, bon enfant.