Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 03/Chapitre 08

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 214-222).
Livre III

CHAPITRE VIII

CHARLOTTE PRÉDIT QU’IL PLEUVRA

Haukehurst n’avait aucune raison pour se rendre à La Pelouse avant son départ ; mais les allées majestueuses des jardins de Kensington appartiennent à tout le monde, et comme il n’avait rien de mieux à faire, Valentin mit un volume de Balzac dans sa poche et passa la dernière matinée qu’il eût à rester en ville sous les ormes ; abrité par leur ombre il lut, tandis que les feuilles d’automne tombaient autour de lui frappant l’herbe en mesure et sur un rhythme cadencé ; elles battaient le sable tandis que les enfants avec leurs cerceaux et leurs balles sautaient et criaient dans l’allée. Son livre ne l’absorbait pas absolument. Il avait pris au hasard dans une collection à bon marché qu’il avait emportée avec lui dans ses courses vagabondes, enfouie et pressée dans le fond d’un porte-manteau au milieu des bottes, des brosses à habits, et des rasoirs de rebut.

« Je suis fatigué de tous ces personnages, se disait-il, des Beauséant, des Rastignac, des juifs allemands, des beautés patriciennes, des Circé israélites de la rue Taitbout, et des anges languissants envoyés par la province tout exprès pour se sacrifier. Je me demande si cet homme a jamais vu une femme semblable à Charlotte, une créature éclatante qui n’est que sourire et rayonnement avec une nature expansive, tendre, un ange qui peut être angélique sans être poitrinaire, dont l’amabilité ne dégénère jamais en phthisie. Dans tous les romans de Balzac domine je ne sais quel parfum d’hôpital. Je ne crois pas qu’il eût été capable de peindre une nature fraîche et bien portante. De combien de maladies n’aurait-il pas affublé Lucie Ahston ou Amy Robsart. Non, mon ami Balzac, vous êtes le plus grand et le plus terrible des peintres ; mais il vient un moment où l’homme aspire après quelque chose de supérieur aux misères de l’humanité.

Haukehurst mit son livre dans sa poche et se livra à ses méditations. Il se penchait en avant ; ses coudes étaient sur ses genoux et son visage enfoui dans ses mains. Il ne voyait ni les cerceaux qui roulaient, ni les enfants qui criaient.

« Elle est meilleure et plus belle que la plus belle héroïne de roman, pensait-il. Elle ressemble à Héloïse. Oui, ce vieux et étrange français lui convient à merveille :

Elle ne fut oscure ne brune
Ains fu clère comme la lune,
Envers qui les autres estoiles
Ressemblent petites chandoiles.

Mme Browning doit avoir connu une telle femme :

Ses cheveux avaient une pensée, ses mouvements une grâce,
Vous vous détourniez de la plus belle pour regarder son visage.

Et pourtant :

Elle n’était pas aussi jolie que des femmes que je connais !

Non, dit l’amoureux, n’était-elle pas aussi belle ? Si ! s’écria-t-il tout à coupon voyant un jupon rouge qui brillait dans le lointain, et un jeune et joli visage sous un petit chapeau noir en forme de turban. Oui, s’écria-t-il, c’est la plus adorable créature du monde et je l’aime à la folie. »

Il se leva pour aller à la rencontre de la plus adorable créature de ce monde, dont le nom terrestre était Charlotte. Elle se promenait avec Diana qui, pour des juges plus libres, aurait certainement paru la plus jolie femme des deux. Hélas ! pauvre Diana ! il fut un jour où Valentin avait dû se sermonner d’importance pour ne pas en devenir éperdûment amoureux. Il avait triomphé dans cette lutte de prudence et d’honneur contre ces amours naissants, uniquement pour être entièrement vaincu par les charmes plus puissants de Charlotte !

Les deux jeunes filles pressèrent la main de Valentin. Un observateur indifférent aurait pu s’apercevoir que les couleurs disparaissaient du visage de l’une, tandis que le rouge montait aux joues de l’autre. Mais Valentin ne vit pas la pâleur soudaine de Diana. Il n’avait des yeux que pour les rougeurs de Charlotte. Celle-ci ne vit pas davantage le trouble de sa meilleure amie. Et c’était peut-être le coup le plus amer. Ce n’est pas assez que quelques-uns pleurent quand les autres s’amusent ; il faut que ceux qui pleurent n’attirent l’attention, ni la consolation de personne.

La conversation fut, comme il arrive, aussi banale, aussi vide que possible, une vraie conversation de gens qui se rencontrent.

« Comment allez-vous, M. Haukehurst ?

— Très-bien ; je vous remercie.

— Maman va très-bien ; c’est-à-dire non, pas très-bien ; ce matin, elle a sa migraine. Elle y est très-sujette, vous le savez ; et ses oiseaux chantent trop fort. Ne trouvez-vous pas, Diana, que les canaris, chantent trop fort ? On m’aurait fait dire trop fortement à la pension ; mais il n’y a que les gens très-savants qui savent employer les adverbes. »

Mlle Halliday, ayant dit tout ceci d’un ton précipité et presque hors d’haleine, s’arrêta subitement, rougissant plus encore, si c’est possible, et ayant conscience de sa rougeur. Elle regardait Diana d’un air suppliant, mais Diana ne venait point à son secours ; et ce jour-là Valentin ressemblait à un homme qui aurait été subitement frappé de mutisme.

Une petite discussion sur le temps qu’il faisait suivit ce silence. Mlle Halliday était poursuivie par l’idée qu’il allait pleuvoir ; peut-être pas immédiatement, mais la pluie lui semblait inévitable avant la fin de l’après-midi. Ce n’était point l’opinion de Valentin ; il était même convaincu qu’il ne tomberait point d’eau ; il avait une idée vague que le vent soufflait du Nord ; il risqua même une citation tendant à prouver qu’il ne saurait pleuvoir quand le vent vient du Nord. Charlotte et Valentin tinrent bon, et la discussion dégénéra presque en querelle, vous savez, une de ces querelles qui sont un des plus délicieux passe-temps des amoureux.

« Je parierais une fortune, si j’en avais une à perdre, qu’il pleuvra très-certainement, dit Charlotte avec un œil enflammé.

— Et je n’hésiterais pas à jouer ma vie sur le contraire, » s’écria Valentin, regardant avec une tendresse non dissimulée le gracieux visage de son adversaire.

Diana ne prit aucune part à la discussion. Elle marchait bien sérieusement à côté de son amie Charlotte, aussi séparée, dans sa pensée, de son ancien compagnon que si l’immensité de l’Atlantique s’était étendue entre eux. La barrière qui les séparait n’était pourtant que Charlotte, mais Diana savait trop bien que Charlotte c’était l’univers.

Comme la question de savoir s’il pleuvrait ou non s’agitait, la glace avait été rompue. Charlotte et Valentin se mirent à causer. Diana continuait à marcher silencieuse auprès de son amie, ne parlant que lorsqu’elle ne pouvait faire autrement. Ce silence et cette attitude auraient été remarqués du premier venu, mais les amoureux, eux, ne voient rien que leur amour. Pour Charlotte et Valentin, Mlle Paget était la plus charmante, la plus gaie des amies.

Ils avaient déjà fait quelques tours quand Charlotte se mit à questionner Haukehurst, à propos d’une pièce qui devait se jouer sur un des théâtres de Londres, très-prochainement.

« J’ai une grande envie de voir cette nouvelle actrice française, dit-elle ; pensez-vous qu’il soit possible d’avoir des places, M. Haukehurst ? Vous savez que M. Sheldon déteste payer pour aller au théâtre, et depuis la semaine passée ma petite bourse est épuisée. »

Le regard suppliant de Charlotte avait quelque chose d’irrésistible. Valentin aurait engagé jusqu’au dernier shilling de ses trois mille livres plutôt que de lui refuser ce qu’elle désirait. Mais heureusement pour lui, ses relations avec les journalistes lui permettaient d’avoir des billets de théâtre assez facilement.

« Ne parlez pas de m’ennuyer, il ne peut y avoir d’ennui pour moi lorsqu’il s’agit de vous. Les billets vous seront envoyés, Mlle Halliday.

— Oh ! je vous remercie… je vous remercie mille fois. Vous serait-il possible de nous avoir une loge pour que nous puissions y aller tous ensemble ?… Maman aime le théâtre. Elle y allait très-souvent avec mon pauvre père, à York comme à Londres. Et vous êtes un si bon juge, M. Haukehurst, que ce sera charmant de vous avoir avec nous, n’est-ce pas, Diana ?

— Oui, répondit Diana, un juge excellent ! Nous aussi, nous allions souvent au théâtre. »

Ce fut comme un cri d’angoisse qui s’échappa du cœur meurtri de la pauvre enfant, mais ses deux amis ne s’en doutèrent pas une seconde.

« Pensez-vous avoir une loge, M. Haukehurst ? demanda avec des mines exquises la belle enchanteresse.

— Je ferai de mon mieux, répondit Valentin.

— Oh ! je suis sûre alors que vous réussirez. Nous vous écouterons pendant les entr’actes, monsieur le critique. Oh !… vous êtes de première force…

— Vous me faites beaucoup d’honneur ; mais, avant que la nouvelle pièce soit jouée, j’aurai quitté Londres. Je n’aurai donc pas le plaisir de vous accompagner au théâtre.

— Vous allez quitter Londres ?

— Oui ; demain.

— Si tôt ! s’écria Charlotte, sans essayer de dissimuler le regret qu’elle en éprouvait. Et vous partez pour longtemps, sans doute ? »

Mlle Paget eut un petit tressaillement et une rougeur fiévreuse lui monta au visage, brusquement.

« Je suis heureuse qu’il s’en aille ! se disait-elle. J’en suis extrêmement heureuse !

— Oui, dit Valentin à Charlotte, il est probable que je serai absent assez longtemps. Mes projets ne sont pas encore assez arrêtés, pour que je puisse dès maintenant fixer la date de mon retour à Londres. »

Il ne pouvait résister à la tentation de parler de son absence comme si elle devait être éternelle, et non plus il ne pouvait résister au plaisir de sonder les plus pures profondeurs de ce cœur si jeune et si frais. Mais lorsqu’il se sentit enveloppé par le triste regard de Charlotte, son cœur à lui, se fondit, et il n’eut plus le courage de jouer avec son amour.

« Je m’en vais pour une affaire, qui pourra me prendre plus ou moins de temps, mais pas plus de quelques semaines. »

Charlotte eut un soupir de soulagement.

« Et, allez-vous bien loin ?

— À une certaine distance ; oui… à… à cent cinquante milles d’ici à peu près. »

Valentin avait de l’hésitation dans la voix. Il lui avait été facile d’inventer la vieille tante Sarah pour mystifier l’astucieux Horatio ; mais il lui répugnait de mentir à Charlotte de propos délibéré. La jeune fille, très-étonnée, le regardait, ne comprenant pas pourquoi il ne lui disait pas où il allait, ni ce qu’il allait faire.

Elle était affligée de la pensée qu’elle ne le verrait plus, qu’il disparaîtrait de sa vie. Il parlait de quelques semaines… mais, qui sait ? c’était peut-être pour toujours. Sa vie qui s’écoulait au milieu des banalités niaises de sa mère et des préoccupations de son beau-père, était triste, monotone, et la venue de ce beau cavalier un peu bohème, l’avait éclairée d’un gai rayon de soleil.

Charlotte demeura silencieuse. Elle s’aperçut qu’elle était en retard.

« Je crois qu’il faut nous presser de rentrer, Diana ! fit-elle.

— Je suis prête, répondit vivement Diana. Adieu, Valentin.

— Adieu, Diana ; adieu, Mlle Halliday. »

Haukehurst donna la main aux deux jeunes filles. Il serra longuement entre ses doigts celle de Charlotte et toucha à peine celle de Diana.

« Adieu, » dit-il de nouveau très-tristement.

Puis, après une pause, silencieux, comme irrésolu, son chapeau à la main, il se couvrit subitement et s’enfuit presque en courant.

Les deux jeunes filles firent encore quelques pas vers la grille. Charlotte s’arrêta près d’un banc ordinairement occupé par les bonnes et les enfants, mais qui, à cette heure, était désert.

« Je suis bien fatiguée, Diana, » fit-elle.

Elle s’assit. Un petit voile s’enroulait autour de son chapeau. Elle le baissa. Les larmes qui emplissaient ses yeux ne furent pas longues à traverser le pauvre petit morceau de dentelle. Elles tombèrent sur ses genoux comme une lourde pluie. La pauvre enfant l’avait dit en riant une heure avant : il pleuvra, et il pleuvait.

Les beaux yeux de Mlle Halliday étaient secs cependant, lorsqu’elle s’en retourna à la maison ; mais elle avait le pressentiment d’un grand chagrin, un soupçon vague que la dernière bouffée de chaleur et le dernier éclat de l’été s’étaient évanouis en un instant, et que le sombre hiver s’était abattu sur Bayswater à l’improviste. Qu’avait-elle donc perdu ? Oh ! pas grand’chose, tout bonnement la présence d’un jeune bohème au teint pâle, aux traits fatigués, un peu sauvage, un peu sentimental, un peu corrompu, et sans le sou. Elle n’avait perdu que cela ! Mais aussi, pour elle, c’était le premier homme dont les yeux se fussent emplis d’une mystérieuse tendresse en la regardant, le premier dont la voix eût tremblé en prononçant son nom.

On fit quelques allusions au départ de Valentin pendant le dîner, et Sheldon en exprima quelque surprise.

« Il va quitter Londres ? dit-il.

— Oui, papa, répondit Charlotte. Il va bien loin en province… à cent cinquante milles, nous a-t-il dit.

— Il ne vous a point dit où il allait ?

— Non ; il semblait désirer ne pas le dire, il a seulement dit que c’était à cent cinquante mille d’ici. »