Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 03/Chapitre 07

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 207-213).

CHAPITRE VII

LA TANTE SARAH

Cette première entrevue fut suivie de plusieurs autres semblables. Valentin reçut de George des instructions plus complètes qui l’édifièrent sur l’histoire des Haygarth autant que possible ; mais la somme totale des informations de Sheldon parut à son collaborateur peser fort peu de chose lorsqu’il se mit à regarder en face l’affaire Haygarth, en se demandant par quel bout il allait la prendre.

Il s’imagina que, comme le jeune Prince des Contes des Fées, il avait une immense forêt vierge à traverser et toutes sortes de choses à faire où à ne pas faire avant d’arriver au château enchanté. La forêt vierge était la généalogie des Haygarth, et dans le château enchanté se trouvait la palme de la victoire sous la forme de trois mille livres. Cette somme suffirait-elle pour qu’il pût obtenir la main de Charlotte s’il était assez heureux pour déchiffrer l’énigme compliquée de l’histoire Haygarth ? Il n’osait l’espérer. Cet agent de change de beau-père aurait certainement des exigences plus élevées que trois mille livres !

« Il cherchera à la marier à quelque richard de la Cité, pensait Valentin, je ne serai pas plus rapproché d’elle avec mes trois mille livres que je ne le suis maintenant avec mes six pence. Ce que je puis faire de mieux pour son bonheur et le mien est de ne plus y penser et de me vouer exclusivement aux Haygarth. Cela est dur tout de même ! juste au moment où je commençais à croire qu’elle m’aimait un peu. »

Dans les entrevues qui eurent lieu avant que Valentin fît aucune démarche active dans sa nouvelle entreprise, certaines conditions furent arrêtées entre lui et Sheldon. La première et la plus sérieuse de ces conditions fut que le plus strict secret serait conservé vis-à-vis du capitaine. George insista beaucoup sur ce point.

« Je ne doute pas que Paget ne soit un très-brave homme, » dit-il.

C’était une habitude qu’il avait de traiter tout le monde de brave homme.

« Paget est certainement un très-aimable homme, mais il n’est pas de héros auxquels je voudrais confier un pareil secret. Vous savez que Paget est très-lié avec mon frère, et toutes les fois que je vois un homme en intimité avec un de mes parents, je me fais une loi de me tenir en garde contre lui. Des parents ne travaillent jamais bien sous le même harnais ; cela paraît être contre nature. Philippe a une idée confuse du jeu que je veux jouer, une idée générale qui n’a rien de précis. Il se figure que je suis un fou et que je perds mon temps et ma peine. Je tiens à ce qu’il conserve cette opinion ; car, vous comprenez, dans une affaire de ce genre il y a toujours à craindre qu’un autre ne gâte votre jeu en venant s’en mêler. Assurément cette annonce, que je vous ai communiquée, a été lue par d’autres personnes qui ont pu s’en occuper comme moi ? Mon espoir est que tous ceux qui auront voulu le faire se seront jetés sur la branche féminine et se seront empêtrés d’un monceau de pièces relatives aux Judson. C’est une raison de plus pour que nous placions notre confiance dans Matthieu Haygarth. La ligne des Judson est celle qu’il semble le plus rationnel de suivre, et il y a bien peu d’hommes qui songeraient à se mettre sur la piste d’un premier mariage très-problématique avant d’avoir épuisé la ligne des Judson. Ainsi donc, je compte sur vous pour jeter de la poudre aux yeux du capitaine de telle façon que mon frère ne puisse rien soupçonner de nos petits projets.

— Je prendrai garde à cela, répondit Valentin ; mais en ce moment il n’a pas besoin de moi. Il a pris un très-grand genre, il court la ville en voiture, dîne tous les jours dans les restaurants du West End. Il ne sera pas fâché d’être débarrassé de moi pour quelque temps.

— Mais quelle raison lui donnerez-vous pour vous absenter ? Il voudra certainement le savoir.

— J’inventerai une tante à Ullerton, et je lui dirai que je vais passer quelque temps près d’elle.

— Vous feriez mieux de ne pas nommer Ullerton. Paget pourrait se mettre dans la tête d’aller vous y rejoindre pour voir la figure de votre tante et savoir si par aventure elle a de l’argent. Paget est un excellent garçon, mais on ne sait jamais sur quoi compter avec des hommes de sa trempe. Vous feriez mieux de le dérouter complètement. Placez votre tante dans le comté de Surrey… Dites Dorking.

— Mais s’il a besoin de m’écrire ?

— Dites-lui d’adresser ses lettres, poste restante, à Dorking. Expliquez-lui que votre tante est très-curieuse et pourrait vouloir mettre le nez dans votre correspondance.

— Mais il pourrait vouloir me suivre à Dorking aussi bien qu’à Ullerton.

— Certainement, répondit George ; seulement à Dorking, tout ce qu’il pourrait apprendre, c’est que vous l’avez trompé ; tandis que, s’il vous suivait à Ullerton, il y découvrirait peut-être ce qui vous y a conduit. »

Haukehurst reconnut la sagesse de cette observation et consentit à installer sa tante à Dorking.

« C’est bien près de Londres, suggéra-t-il néanmoins d’un air pensif, le capitaine pourrait facilement y venir.

— Et par cette raison même, il est peu probable qu’il le fasse, répondit l’avocat. Un homme qui a un voyage d’une heure à faire le remet de jour en jour, et finit par ne pas le faire du tout. Celui qui, au contraire, a l’idée d’aller à Manchester ou à Liverpool, a besoin de s’en occuper, de prendre ses dispositions, il pense forcément à son voyage ; celui-là, il le fait. Les personnes qui demeurent à côté de la Tour de Londres ne l’ont presque jamais visitée. Il n’y a que les bonnes gens venant de Cornouailles ou du comté d’York, de passage à Londres, qui se dérangent pour aller voir les diamants de la Couronne et les armures des preux. Croyez-moi, tenez-vous-en à Dorking. »

Donc Valentin résolut d’attendre le capitaine le soir même. Il revint au logis de bonne heure, et il était assis devant un gai petit feu, un de ces petits feux si chers à tout bon Anglais après une sombre journée d’automne, lorsque celui-ci rentra chez lui.

« Quelle besogne éreintante ! dit le capitaine en brossant son chapeau, de l’air méditatif d’un homme qui ne sait trop souvent comment il le remplacera par un neuf. Combien de personnes, pensez-vous, que j’aie été voir aujourd’hui, Valentin ?… Trente-sept ! Que dites-vous de cela ? Trente-sept entrevues et quelques-unes ont été fort rudes. Je pense qu’il y en a assez pour essouffler un homme ?

— Les poissons monnayés mordent-ils ? demanda Haukehurst, avec un affectueux intérêt.

— Tout doucement, mon cher Valentin, tout doucement. L’eau du marché a été bien battue dans ces dernières années et les poissons sont devenus défiants… ils sont incroyablement défiants, Valentin. En vérité, je ne sais plus maintenant de quelles mouches il faut se servir pour les prendre. Je me demande si la belle tenue, le coupé, les gants de chevreau sont l’appât qui convienne le mieux… On en a abusé, Valentin, considérablement abusé, et je ne serais pas surpris qu’une modeste mouche brune… un individu râpé, avec une pauvre redingote et un parapluie sous le bras eût plus de chances. On le prendrait pour un homme riche, vous comprenez, riche, mais excentrique, et même à l’occasion, il ne serait pas bête, je crois, d’aller jusqu’à la demi-once de tabac dans un cornet de papier. Je ne doute pas vraiment qu’une prise de tabac puisée dans un cornet de papier, au bon moment, ne soit capable de décider du sort d’une transaction. »

Sous l’impression de cette brillante idée, le capitaine s’abandonna pour un moment à une profonde méditation, assis dans son fauteuil préféré et les jambes étendues devant le feu. Il avait toujours un fauteuil favori dans chacun des caravansérails que son existence vagabonde lui avait fait habiter, et il avait un admirable instinct pour choisir le meilleur fauteuil et le meilleur coin.

Le jour qui venait de finir n’avait évidemment pas été un beau jour : le capitaine semblait tristement réfléchir.

« Je prendrais bien un verre d’eau avec une goutte d’eau-de-vie, Valentin. »

Il dit cela de l’air d’un homme qui ne boit pas de grogs ordinairement, bien qu’il en fît une formidable consommation.

« Ce gaillard de Sheldon sait joliment défendre ses intérêts, dit-il d’un ton pensif, au moment où Valentin apportait l’eau-de-vie et une carafe d’eau. Goûtez-le, ce cognac, Valentin, il n’est pas mauvais. Pour vous dire la vérité, je commence à être bien dégoûté du métier d’agent d’affaires. Cela ne rapporte guère plus que l’agence pour le caoutchouc, et c’est un travail beaucoup plus dur. Je chercherai quelque autre chose si Sheldon n’agit mieux avec moi. Et vous, qu’avez-vous fait pendant ces derniers jours ? demanda le capitaine, en dirigeant vers son protégé un regard scrutateur. Vous êtes toujours fourré chez Sheldon et vous ne paraissez pourtant pas faire beaucoup d’affaires avec lui. Vous et son frère George semblez intimement liés.

— Oui, George me va mieux que l’agent de change. Je n’ai jamais pu m’entendre avec ces gaillards ultra-respectables. Je ne suis pas plus délicat en affaires qu’un autre, mais je n’aime pas les gens qui me donnent comme propre ce qui est sale.

— Et il a voulu vous charger de quelque affaire scabreuse, je suppose ? dit le capitaine ; je ne vois pas qu’il y ait de quoi troubler votre conscience. Chez un peuple commercial comme le nôtre, l’argent ne demande qu’à changer de mains. Peu importe la manière dont ce changement s’effectue.

— Non, assurément. C’est une manière commode d’envisager la question en tous les cas. Quoi qu’il en soit, je suis dégoûté du rôle qu’il veut me faire jouer, et je suis résolu à y couper court. J’ai une vieille tante à Dorking qui a quelque argent à laisser, et je crois que je ferai bien d’aller un peu voir.

— Une tante à Dorking ?… C’est la première fois que j’en entends parler.

— Ah ! je vous en ai parlé déjà, répondit Haukehurst, avec une suprême nonchalance. Je vous en ai parlé bien souvent : seulement, vous avez l’heureuse faculté de ne jamais écouter lorsque les autres vous parlent de leurs affaires. Mais il faut que vous ayez été singulièrement absorbé, si vous ne vous rappelez pas de m’avoir entendu parler de ma tante Sarah.

— Bien… bien… cela peut être, murmura le capitaine presque sur un ton d’excuse. Votre tante Sarah ?… Ah ! assurément j’ai quelque souvenir de cela. Est-ce la sœur de votre père ?

— Non ; c’est la sœur de ma grand’mère maternelle ; une grande tante, vous savez. Elle a une petite habitation à Dorking et j’espère y être hébergé pour rien quand cela me conviendra. Or, comme vous n’avez pas grand besoin de moi pour le moment, je compte aller passer auprès d’elle une semaine ou deux. »

Le capitaine n’avait aucune objection à faire au désir bien naturel exprimé par son enfant d’adoption. Il ne se préoccupa pas davantage des motifs qu’il pouvait avoir pour s’éloigner de Londres pendant quelque temps.