Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 03/Chapitre 06

Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 187-206).
Livre III

CHAPITRE VI

LE PACTE DE GRAY’S INN

L’horloge du temps, qui marche si vite pour les amoureux, va à peu près du même pas pour les logeurs en garni et les fournisseurs ; ce qui fait que, pour vivre, Haukehurst avait à se creuser la tête chaque matin, et l’éclat des beaux yeux de Charlotte ne l’aidait guère dans cette besogne-là. Il n’y avait pas de repos pour Paget et son protégé, mais l’ingénieux capitaine s’arrangeait de façon à ce que ce fût Valentin qui eût le plus à produire, et lui, Horatio, le plus à consommer. Son élève était plus docile que jamais ; il semblait se soucier fort peu de ses intérêts, et ne demandait qu’à servir son maître avec l’aveugle fidélité d’un caniche.

Depuis la malencontreuse petite affaire de Spa, vous savez, Paget avait trouvé le moyen de vivre d’une façon à peu près tranquille en apparence, sinon tout à fait honorable. Il avait fallu au capitaine beaucoup d’adresse pour se tirer de ce mauvais pas et peut-être que le souvenir et la notion plus vive des risques qu’il avait courus dans cette rencontre n’avaient pas été sans influence sur la ligne de conduite qu’il s’était imposée depuis.

« La position était inquiétante, Valentin, disait-il un soir à son compagnon, et si je n’avais pas pris les choses de bien haut en faisant sonner aux oreilles de ces coquins mon grade de capitaine, je ne sais pas comment cela aurait tourné.

— Il aurait pu se faire qu’on vous entourât la cheville d’un anneau de métal et qu’on vous envoyât un peu loin réfléchir en la compagnie de quelque aimable no 444, dit en riant Valentin ; à votre place je n’userais plus des prérogatives du Roi, de ce côté du canal. »

Le capitaine lui lança un regard glacial ; puis, ils commencèrent une longue discussion sur la recherche des meilleurs moyens de réussir. Le résultat de cette discussion fut leur départ immédiat pour Paris. Là, les deux hommes choisirent une carrière modeste, toute commerciale. Ils se firent agents et représentants d’une maison brevetée pour un perfectionnement de la gutta-percha, qui était annoncé comme devant être désormais applicable à tous les usages imaginables : elle pouvait chausser les enfants et servir de toits aux cathédrales. Il y a des jours où le génie, tout à la recherche de la pitance journalière, descend des hauteurs. Pendant douze mois, l’élégant Paget se contenta de faire servir toutes ses facultés à l’éloge perpétuel de l’inimitable, indestructible, et incombustible caoutchouc, moyennant une très-modeste commission quand il écoulait le produit. Dépenser tant d’éloquence pour mettre dans sa poche quelques sous, ce n’est pas peut-être le dernier mot de la probité, mais dans le commerce, c’est admis. Ce fut seulement lorsque le capitaine eut raisonnablement garni son porte-monnaie, grâce à sa rhétorique, qu’il trouva la position d’agent et de représentant commercial indigne de lui. Il se décida, dès lors, à retourner dans son pays natal. À cette époque, les sociétés en commandite commençaient à se multiplier dans le monde des affaires ; or, là où se forment des projets pour attirer les capitaux publics, il y a toujours place pour des hommes de la trempe d’Horatio ; ils n’ont besoin que d’une voiture de louage pour donner confiance aux moins téméraires des spéculateurs.

Le capitaine vint comme d’ordinaire avec son fidèle Valentin, toujours prêt à affronter la fortune, à aborder les hasards de l’avenir. Paget et lui, une fois à Londres, eurent la chance de rencontrer Sheldon.

L’alliance qui s’établit entre ce gentleman et le capitaine ouvrit à ce dernier des horizons nouveaux très-attrayants. Sheldon était intéressé dans la fondation d’une certaine société en commandite, mais il avait des raisons particulières pour ne pas y paraître en titre. Un cheval n’est pas chose difficile à trouver sur le marché de Londres, mais un cheval d’allure imposante, qui porte la tête haute, qui ait l’air d’avoir de la race, dont la bouche délicate soit sensible, qui ne rue pas, ne se cabre pas, ne fasse pas d’écarts, c’est une autre affaire. Le capitaine était un cheval de cette espèce, et Sheldon ne fut ni long à le juger, ni à l’utiliser. Il est à peine nécessaire de dire que l’agent de change n’eut néanmoins confiance dans sa nouvelle recrue que juste autant qu’il y fut forcé, et que le capitaine et lui se comprirent à demi-mot sans en avoir l’air. Pour Paget, le soleil de la prospérité se levait avec une splendeur inaccoutumée. Il pouvait payer exactement ses loyers d’hôtel garni, ce qui lui donnait quelque chose de respectable. Il avait à ses ordres, tous les jours, un brougham très-propre, que les malins seulement reconnaissaient pour une voiture de remise. Il dînait aux restaurants à la mode, portait des gants, des fleurs à la boutonnière.

Pendant que le maître faisait florès, son subordonné était comparativement oisif. La tournure et les façons patriciennes du capitaine étaient pour celui-ci une perpétuelle source d’observations, de profits ; mais Valentin n’avait rien de pareil dans sa personne. Aussi la situation que Sheldon avait trouvée pour lui était-elle beaucoup plus incertaine et beaucoup moins productive que celle d’Horatio. Néanmoins, Valentin savait s’en contenter. Il partageait le logis du capitaine, bien qu’ils ne prissent pas leurs dîners ensemble et qu’il ne courût pas avec lui dans le brougham. Il avait le gîte, la nourriture assurés, et cela étant le plus haut degré de prospérité qu’il eût jamais connu, il ne se plaignait pas. De plus, pour la première fois de sa vie, il savait ce que c’est que le bonheur. Une joie plus pure, plus vive que celles qu’il avait éprouvées jusque-là, le rendait parfaitement indifférent à un dîner bon ou mauvais, aux charmes d’une voiture, aux promenades dans la boue. Il ne songeait pas à l’avenir, il oubliait le passé, s’abandonnant de cœur et d’âme aux délices de l’heure présente.

Sheldon ne pouvait rencontrer un instrument à la fois plus docile et moins exigeant. Valentin était toujours prêt à tout faire pour le beau-père de Charlotte, depuis que ses relations avec ce gentleman lui avaient permis de passer près d’elle une si grande partie de sa vie.

Mais, malgré cette disposition supérieure de son esprit, Haukehurst n’était pas moins soumis aux mêmes lois que tous les autres hommes. Il avait besoin d’argent : ses habits étaient usés et il lui en fallait d’autres pour se présenter devant la femme qu’il aimait. Il avait eu, en plusieurs occasions, le privilège d’accompagner au théâtre Mme Sheldon et les deux jeunes filles ; ce privilège lui avait coûté quelques shillings. Il avait besoin d’argent pour acheter de la musique nouvelle, ce qui lui servait de prétexte pour se présenter à La Pelouse. Il avait besoin d’argent pour ceci, pour cela, pour des riens vulgaires, mais ce besoin n’en était pas moins absolu : un amoureux sans argent est un pauvre être sans force, un chevalier errant sans son armure, un troubadour sans son luth.

Dans cette situation embarrassante, Haukehurst eut recours à la méthode simple que la civilisation a créée pour venir en aide aux difficultés pécuniaires. Il avait plusieurs fois rencontré George à La Pelouse ; ils étaient même devenus assez intimes, ce gentleman et lui. Il savait maintenant que ce gentleman était le Sheldon de Gray’s Inn, l’allié et l’agent de certains escompteurs. Il alla un matin voir George, et, après lui avoir demandé de ne pas faire connaître sa démarche au capitaine, il lui exposa sa requête. Il ne lui fallait que trente livres, pour lesquelles il était disposé à souscrire un billet à deux mois de date avec vingt-cinq pour cent d’intérêt.

L’avocat montra d’abord beaucoup d’hésitation, mais Valentin s’y était attendu ; il s’était préparé à un refus. Il fut agréablement surpris lorsque George lui dit i « qu’il verrait à arranger cette petite affaire, seulement qu’il aurait à souscrire un billet de quarante livres. » Puis, comme preuve de la libéralité dont on userait envers Haukehurst, le bienveillant avocat ajouta qu’au lieu de deux mois il lui serait accordé trois mois de délai pour le remboursement.

Valentin ne s’arrêta pas à considérer que par cet amical arrangement il aurait à payer plus de trente pour cent. Il savait qu’il n’avait pas d’autre moyen de se procurer de l’argent ; il ferma les yeux sur ce que la transaction avait d’onéreux et remercia Sheldon.

« Maintenant que nous avons réglé cette petite affaire, je serais bien aise de causer un moment avec vous, dit George, étant bien entendu, que ce qui sera dit entre vous et moi est strictement confidentiel.

— C’est entendu.

— Il me semble que vous avez mené une vie passablement oisive pendant ces derniers mois, et je vous considère comme un trop habile homme, M. Haukehurst, pour croire que cela puisse vous convenir.

— En réalité, j’ai jusqu’à un certain point perdu mon temps, répondit insoucieusement Valentin. Mon chef paraît s’être fait une situation comme agent de votre frère ; mais je ne suis pas Horatio Paget, c’est pourquoi le brougham et les gants frais ne sont pas faits pour moi.

— Il y a pour gagner de l’argent d’autres manières de s’y prendre que d’être agent d’affaires, répondit avec ambiguïté l’avocat ; mais je présume que vous ne vous soucieriez pas d’un travail qui ne produirait pas immédiatement. Vous ne voudriez probablement pas spéculer sur les chances d’une affaire, quelque bons résultats qu’elle pût promettre ?

— C’est selon ! cela dépend de ce qu’elle serait, répondit prudemment Valentin. Vous savez que les affaires qui promettent tant échouent bien souvent au moment de réussir. Je ne suis pas un capitaliste et je ne puis, par conséquent, me faire spéculateur. Depuis quelque temps, j’ai vécu au jour le jour avec des articles que j’ai pu donner à un journal de sport et de quelques petites affaires que votre frère m’a procurées. J’ai eu l’occasion de lui être de quelque utilité, et il m’a promis de me faire donner une place dans un bureau pour la correspondance étrangère ou quelque chose de ce genre.

— Hum ! murmura George, cela veut dire quatre-vingts livres par an et quatorze heures de travail par jour, des lettres, des réponses à chaque courrier : c’est un métier de chien ! Je ne pense pas que cela puisse vous convenir, Haukehurst. Vous n’y avez pas été dressé, vous devriez viser plus haut. Que penseriez-vous d’une affaire qui pourrait vous mettre deux ou trois cents livres dans la poche si elle réussissait ?

— Je serais très-disposé à la considérer comme un leurre, comme une de ces bulles de savon couleur de l’arc-en-ciel, si brillantes aux rayons du soleil et qui crèvent au moindre choc. Néanmoins, mon cher Sheldon, si vous avez réellement quelque emploi à offrir à un jeune homme qui n’est pas une bête et qui ne donne pas dans les préjugés vulgaires, vous feriez mieux de vous expliquer clairement.

— Je suis disposé à le faire, mais ce n’est pas une affaire qui puisse être discutée en cinq minutes. Il s’agit d’une chose sérieuse qui exige un assez long examen. Je sais que vous êtes homme du monde et ne manquez pas d’habileté ; mais aujourd’hui, c’est de la patience qu’il faut. Le lièvre est un bel animal dans son genre, vous savez ; mais l’homme qui veut arriver à la fortune en dehors des chemins battus, ne fait pas mal d’imiter un peu la tortue. J’ai travaillé, j’ai attendu, j’ai spéculé sur toutes sortes de choses pendant ces dernières années, et je pense que j’en ai enfin rencontré une bonne. Toutefois, il y a encore beaucoup à faire avant que l’œuvre soit accomplie, et je sens que j’ai besoin d’être secondé.

— De quelle sorte d’affaire s’agit-il ?

— Il s’agit de rechercher l’héritier légal d’un homme qui est mort intestat dans le cours des dix dernières années. »

Les deux hommes se regardèrent à ce moment, et Valentin sourit d’une manière significative.

« Dans le cours des dix dernières années, dit-il, cela fait de la marge… une belle marge !

— Pensez-vous que vous seriez apte à rechercher les moyens de rétablir les anneaux manquants à la chaîne dans l’histoire d’une famille ? demanda Sheldon. C’est un travail assez fastidieux, vous comprenez, et qui exige une dose plus qu’ordinaire de persévérance.

— Je puis être persévérant, dit résolûment Valentin, si vous pouvez me démontrer que le jeu en vaudra la chandelle, comme on dit. Il s’agit de vous trouver un héritier légal, et j’aurai à entreprendre de le rechercher. Que recevrai-je pendant ces recherches et que gagnerai-je si je parviens à le trouver ?

— Je vous donnerai une livre par semaine et vous rembourserai vos dépenses de déplacement pendant le temps que vos recherches dureront ; puis, je vous donnerai trois mille livres le jour où l’héritier sera mis en possession de ses droits.

— Hum ! murmura Haukehurst d’un air assez indécis. Trois mille livres sont un très-respectable coup de filet, mais vous avez à considérer que je puis ne pas parvenir à découvrir l’héritier, et lors même que j’y parviendrais, il y a dix à parier contre un qu’au dernier moment cela deviendra une affaire de Chancellerie, auquel cas je pourrais attendre ma récompense jusqu’au jour du jugement dernier. »

George leva les épaules avec impatience : il avait pensé que cet aventurier sans ressources accepterait avec empressement ce qu’il lui offrait.

« Trois mille livres ne se trouvent pas dans la rue, dit-il. S’il ne vous convient pas de travailler avec moi, je ne suis pas embarrassé pour trouver dans Londres une foule d’hommes énergiques, intelligents qui n’hésiteront pas.

— Et quand devrais-je commencer ce travail ?

— Immédiatement.

— Comment alors pourrai-je gagner quarante livres dans trois mois, si je ne gagne qu’une livre par semaine ?

— Ne vous inquiétez pas de ce billet, dit Sheldon, de l’air de l’homme le plus généreux. Si vous travaillez pour moi et que je sois content, j’arrangerai cette petite affaire. Je vous obtiendrai un renouvellement à trois mois.

— Dans ce cas, je suis votre homme. Un travail un peu rude ne m’effraie pas en ce moment, et je puis vivre avec une livre par semaine, ce qui n’empêcherait pas un autre de mourir de faim. Je vous écoute. Donnez vos instructions. »

Il y eut à ce moment une courte pause pendant laquelle l’avocat reprit haleine, en arpentant deux ou trois fois son bureau d’un bout à l’autre, les mains dans les poches ; puis, il s’assit à son pupitre, prit une feuille de papier à écolier, choisit une plume dans l’encrier.

« Autant vaut, dit-il, arranger les choses d’une façon régulière. Je présume que vous n’avez pas d’objection à signer un mémorandum de nos conventions. Rien qui puisse servir devant un tribunal, vous comprenez ; mais un simple acte entre nous, pour notre satisfaction réciproque et prévenir tout malentendu dans l’avenir. J’ai toutes raisons pour vous considérer comme l’homme le plus honorable du monde, vous n’en doutez pas ; mais un désaccord peut survenir entre les gens les plus honorables. Vous pourriez, par exemple, en cas de réussite, me demander quelque chose de plus que trois mille livres.

— Cela est vrai. Comme aussi je pourrais m’entendre avec l’héritier de façon à me débarrasser de vous. Peut-être est-ce ce que vous voulez dire ?

— Non, pas exactement. La première moitié de la chaîne est entre mes mains, et sans elle la seconde ne pourrait servir à rien. Mais pour prévenir tout désagrément, il vaut autant écrire nos intentions.

— Je n’y vois pas la moindre objection, répondit Valentin avec une suprême indifférence. Rédigez le mémorandum qu’il vous plaira et je le signerai. Si vous ne craignez pas le tabac, je serais bien aise de fumer un cigare pendant que vous ferez cet écrit. »

La question était une pure formule de politesse, car le cabinet de George empestait de tabac.

« Fumez tant que vous voudrez, dit l’avocat, et si vous voulez prendre un grog, vous trouverez tout ce qu’il faut dans cette armoire. Faites comme chez vous. »

Haukehurst refusa le grog et se contenta d’allumer un cigare qu’il prit dans sa poche. Il s’assit près l’une des fenêtres et il se mit à fumer. Il regardait dans le jardin en rêvant, pendant que George rédigeait la convention. Il pensait que tout ce qui pourrait l’éloigner de Londres et de Charlotte serait une bonne chose.

Lorsque l’avocat eut fini, il lut à haute voix la convention à celui qui allait la signer. Elle était conçue en ces termes :

CONVENTION :

« Entre George Sheldon, d’une part ;

« Et Valentin Haukehurst, d’autre part,

« Il a été arrêté ce qui suit :

1o Moyennant le prix de une livre sterling par semaine pendant la durée de certaines recherches et d’une somme de trois mille livres qui lui sera payée en cas de réalisation d’un certain événement, notamment la mise en possession d’un héritier légal des propriétés de feu John Haygarth, ledit Valentin Haukehurst agira comme agent dudit George Sheldon et s’interdit de faire pendant la durée des présentes conventions aucun acte qui puisse préjudicier auxdites recherches et démarches déjà entreprises par ledit George Sheldon pour découvrir et mettre en possession un héritier légal des propriétés dudit feu John Haygarth.

« 2o À quelque époque que ce soit, ledit Valentin Haukehurst ne sera en droit de réclamer une somme plus forte que celle ci-dessus énoncée. Il ne sera non plus redevable envers ledit George Sheldon d’aucun remboursement pour l’argent que celui-ci aura pu avancer, pendant la durée des recherches, dans l’éventualité où elles n’auraient pas pour résultat de mettre un héritier légal en possession des propriétés de feu John Haygarth.

« 3o Ledit Valentin Haukehurst devra se comporter comme le mandataire fidèle dudit George Sheldon pendant tout le temps sus-indiqué. Il devra remettre audit George Sheldon tous documents ou autres preuves qui pourront résulter de ses investigations. Il sera tenu semaine par semaine, et toutes les semaines, et même plus souvent si cela est nécessaire, de rendre compte audit George Sheldon de ses travaux. II ne pourra, sous quelque prétexte que ce soit, retenir pour lui les résultats de ses travaux ou en donner connaissance à aucun autre qu’audit George Sheldon, et cela sous peine d’une indemnité de dix mille livres, laquelle devra être payée audit George Sheldon comme étant l’évaluation convenue entre les parties du dommage qui résulterait pour lui de la rupture des présentes conventions par M. Valentin Haukehurst.

« En foi de quoi les susnommés ont ce jour, vingt septembre mil huit cent soixante-deux, signé et scellé de leur sceau les présentes conventions. »

« Voilà qui paraît assez solide pour surnager devant un tribunal, dit Valentin lorsque George eut achevé sa lecture.

— Je ne crois pas que cela eût grande valeur en justice, répondit négligemment l’avocat, bien que vous puissiez le trouver formidable. Lorsqu’on a pris l’habitude de l’argot judiciaire, il n’est pas facile de rédiger les plus simples conventions sans quelques mots superflus. Je puis appeler mon clerc pour attester nos signatures, n’est-ce pas ?

— Appelez qui vous voudrez. »

Le clerc, sommé d’apparaître, sortit d’une petite pièce sans air et sans soleil, située derrière le cabinet de son patron. Les deux hommes signèrent. Le clerc signa aussi pour attester l’authenticité de leurs signatures ; il sortit, puis Sheldon plia la convention et la mit dans l’un des tiroirs de son bureau.

« Allons, dit-il gaîment, voilà un bon commencement. Maintenant, nous ferions bien de prendre un grog, car ce qui me reste à vous dire exige un certain temps. »

Pour cette fois Haukehurst accepta l’offre de l’avocat, et il y eut une pause avant que la conversation reprît son cours.

Ce fut une très-longue conversation. Sheldon produisit une volumineuse liasse de papiers et en communiqua quelques-uns à Valentin en commençant par l’annonce qui avait la première appelé son attention, mais en se gardant bien de montrer à son collaborateur l’article du journal l’Observer dans lequel l’importance de la fortune laissée par l’intestat se trouvait indiquée. Valentin avait eu, pendant le cours de sa carrière passée, peu à faire avec les généalogies et les registres baptismaux, mais sa présence d’esprit le seconda en cette circonstance. L’expérience l’avait rendu actif et prêt à tout. Tout de suite, il se montra à la hauteur de l’avocat.

« J’ai retrouvé, dit celui-ci, la trace de ces Haygarth en remontant jusqu’à leur bisaïeul, décédé intestat, lequel était un charpentier puritain, sous le règne de Charles I. Il paraît qu’il avait fait fortune. Comment ? Je n’ai pu le découvrir d’une manière quelque peu certaine ; mais il est plus que probable qu’il avait servi dans les guerres civiles et avait fait partie de ces bandes de chanteurs de psaumes, à la tête rasée, qui ne négligeaient aucune occasion de piller les châteaux des royalistes. Toujours est-il qu’il avait fait fortune, et que son fils, le grand-père de l’intestat, était un riche citoyen sous le règne d’Anne et de George I. C’était un épicier qui demeurait sur la place du Marché, à Ullerton, dans le comté de Leicester. Ce n’est plus aujourd’hui qu’une petite ville morte, mais il paraît qu’elle était assez prospère à cette époque. Cet homme, le grand-père, était bien partagé en entrant dans le monde, et il fit une grosse fortune avant d’en sortir. L’heureux coquin vivait dans un temps où le libre-échange et la concurrence étaient inconnus, où le thé valait quelque chose comme soixante francs la livre, et où un chanteur de psaumes aux cheveux plats, avec une réputation d’homme riche et honnête pouvait faire des dupes à son aise. Il avait un fils Matthieu, qui, d’après ce que j’ai pu recueillir, paraît avoir été un assez mauvais sujet pendant sa jeunesse, et ne fut, à aucune époque, dans de bons termes avec son religieux papa. Ce Matthieu s’est marié à cinquante-trois ans, et est mort un an après son mariage, laissant lui-même un fils qui, par la suite, est devenu le révérend intestat. Avec celui-ci, d’après les informations que j’ai pu me procurer jusqu’à présent, s’est éteinte la race directe des Haygarth.

Ici l’avocat fit une pause, tourna deux ou trois papiers, puis il continua :

« Le dévot épicier Jonathan Haygarth eut de plus un autre enfant, une fille appelée Ruth, qui épousa un certain Peter Judson ; elle devint mère d’une filière de garçons et de filles, et c’est parmi les descendants de ces Judson que nous pourrions avoir à chercher notre héritier légal, à moins que nous ne le trouvions dans une branche plus rapprochée. À vous dire vrai, j’ai idée que c’est dans une branche plus rapprochée que nous le trouverons.

— Et sur quoi fondez-vous cette opinion ? demanda Valentin.

— Je vais vous dire. Matthieu Haygarth est connu comme ayant eu une conduite déréglée. J’ai obtenu sur lui un bon nombre d’informations par un pauvre vieux qui est dans un hospice à Ullerton et dont le grand-père était camarade d’école avec Matthieu. C’était un débauché qui vivait constamment à Londres, où il dépensait de l’argent, pendant que le respectable chanteur de psaumes en amassait à Ullerton. Il y avait sans cesse des disputes entre ces deux hommes et sur sa fin le vieux Jonathan Haygarth fit une demi-douzaine de testaments en faveur d’une demi-douzaine d’individus, par lesquels il déshéritait complètement le dissipateur Matthieu. Heureusement pour ce mauvais sujet de Matthieu, le vieux avait l’habitude de se fâcher avec ses meilleurs amis, mode qui n’est pas entièrement perdue, malgré les lumières du dix-neuvième siècle ; si bien que les testaments furent brûlés les uns après les autres jusqu’à ce que le digne Jonathan devînt aussi impotent et faible d’esprit que son illustre contemporain et homonyme le doyen de Saint-Patrick. Il fut enlevé par une attaque d’apoplexie, ce qui le fit mourir absolument intestat, d’où il résulta que le débauché de Soho et de Covent Garden hérita d’une très-belle fortune. C’est en 1766 que le bonhomme mourut à quatre-vingts ans. C’était un bel échantillon de ces bons vieux commerçants anglais de l’école puritaine. Matthieu avait alors quarante-six ans, et je présume qu’il était fatigué de son existence débraillée. Quoi qu’il en soit, il paraît s’être établi très-tranquillement dans la vieille maison de ses pères, sur la place du Marché à Ullerton. Il s’est marié environ sept ans après avec une respectable demoiselle également de l’école puritaine. Il est mort subitement dans cette maison ou dans le voisinage une année après son mariage, laissant pour unique héritier le révérend intestat. Maintenant, mon cher Haukehurst, vous qui êtes un homme perspicace et habile, je n’en doute pas, à deviner les énigmes sociales, vous commencez peut-être à comprendre mon idée…

— Non, je n’y suis pas du tout.

— Dans mon opinion, il est peu probable que Matthieu Haygarth ait dû se marier avant l’âge de cinquante-trois ans. Les hommes de cette espèce arrivent rarement à un âge aussi avancé sans être pris d’une manière ou d’une autre dans les filets du mariage. Alors, les jeunes gens étaient moins prudents et se laissaient aller aux déceptions de l’amour plus facilement qu’aujourd’hui. Le fait que Matthieu Haygarth n’a jamais révélé ce mariage ne supprime pas la possibilité de mon hypothèse. Il est mort très-subitement… intestat, ainsi qu’il paraît être dans l’habitude de ces Haygarth de le faire et sans avoir mis ses affaires en ordre. D’après le dire du vieil habitant de l’hospice d’Ullerton, ce Matthieu était un fort bel homme, au cœur chaud, loyal, un bon diable, un type de roman ou de comédie, un de ces hommes qui, avant vingt ans, deviennent éperdûment amoureux et traverseraient l’eau et le feu par amour pour leur belle, en un mot, le gaillard le moins fait pour rester garçon jusqu’à cinquante-quatre ans.

— Mais il se peut…

— Il se peut que ç’ait été un viveur, allez-vous dire et qu’il ait aimé sans la permission de l’Église ou de la municipalité. Cela est possible, mais si c’était un homme léger, la tradition a été bienveillante pour lui. En fait, les informations que l’on peut obtenir sur un homme décédé en 1774, sont nécessairement fort incertaines et incomplètes ; mais, si je puis m’en rapporter aux souvenirs passablement nébuleux de mon vieil habitant sur ce que son père avait appris de son propre père, à propos de Matthieu Haygarth, ce n’était pas un homme vicieux. Il n’existe contre lui aucune légende d’innocence trahie, de fillette menée à mal. Il paraît avoir joui de la vie comme les jeunes gens de cette époque, faisant combattre des coqs, rossant le guet, jouant un peu, et connaissant à fond l’intérieur des prisons pour dettes. Il a dû rester à Londres une vingtaine d’années, et pendant ce temps-là, les habitants d’Ullerton l’ont perdu de vue. Le grand-père de mon vieil habitant était commis chez un marchand de la Cité de Londres, ce qui fait qu’il a été à même de connaître la conduite dans la métropole de son ancien camarade de classe ; toutefois, les deux citadins n’avaient pas des rapports suivis. Ils se rencontraient rarement, ne se voyaient qu’accidentellement. Mais, je vous l’ai déjà dit, les souvenirs de mon vieil habitant sont assez vagues et il est prolixe en diable. Comme vous le voyez, M. Haukehurst, j’ai déjà consacré beaucoup de temps à l’étude de cette affaire, et vous trouverez le terrain très-aplani, si vous le comparez à ce qu’il était quand j’ai commencé à le déblayer.

— Je pense que c’est surtout dans les commencements que ces sortes d’investigations doivent être difficiles.

— Vous le diriez en jurant, si vous aviez passé par là, répondit George d’un ton presque irrité. Vous vous mettrez en train avec l’extrait mortuaire de quelque vieille carcasse, si affreusement vieille, lorsqu’elle a consenti à mourir, qu’il n’y a plus au monde personne qui puisse vous dire l’époque de sa naissance, ni quels étaient ses père et mère, car, naturellement, le vieil idiot a eu soin de ne pas laisser le moindre document qui puisse faciliter notre besogne. Puis, quand vous aurez fait la chasse à une demi-douzaine de personnes du même nom, que vous vous serez creusé la cervelle pour rassembler par un lien quelconque cette demi-douzaine d’individus, qui ont pris à des époques différentes des chemins différents, ils s’éparpilleront tous comme la poussière au vent, vous en serez pour vos frais et vous vous trouverez rejeté plus loin que jamais de celui que vous cherchez. En tout cas, vous n’aurez pas à faire un semblable travail, dit Sheldon, qui contenait mal sa colère en pensant aux difficultés qu’il avait eu à vaincre, le terrain se trouve pour vous, par Dieu ! aussi aplani que celui d’un parterre à la française, et vous attraperez vos trois mille livres avant d’avoir eu le temps de vous y reconnaître.

— J’espère y arriver, » répondit froidement Valentin.

Il n’était pas homme à s’enflammer à la pensée de réaliser trois mille livres, bien que cette somme eût pu à la rigueur lui apparaître comme la fortune d’un petit Rothschild.

« J’ai certainement grand besoin d’argent et je suis tout disposé à travailler consciencieusement pour en gagner, si j’en trouve l’occasion. Mais pour en revenir à ce Matthieu Haygarth, votre idée est donc qu’il a pu faire un mariage antérieur à celui d’Ullerton ?

— Précisément. Il peut certainement se faire que cela n’ait pas eu lieu ; mais vous le voyez, cette chance est dans nos cartes, et du moment où elle est dans nos cartes, mon avis est que nous ferons bien de poursuivre l’histoire de la vie de Matthieu Haygarth, à Londres, de tâcher de découvrir là notre héritier avant de nous mettre en quête des Judson. Si l’on savait où et comment les Judson se sont mariés et multipliés avant de se perdre dans la foule, on n’aurait pas tant de peine à retrouver les ramifications de leur arbre généalogique, dit Sheldon avec un profond soupir.

— Ainsi soit-il ! s’exclama insoucieusement Haukehurst, nous laisserons de côté les Judson et piquerons des deux sur Matthieu Haygarth. »

Il parlait avec l’assurance d’un Hercule généalogique pour lequel les obstacles n’existent pas. Il semblait aussi prêt à agir que si George l’eût assuré que le plus proche parent de l’intestat était un Plantagenet.

« Matthieu Haygarth… voilà notre homme, » dit-il.

Déjà il était sur le pied de camaraderie avec le fils de l’épicier comme si ç’eût été un vieil ami.

« Matthieu Haygarth… voilà ce qu’il nous faut ; mais, comment ferons-nous pour découvrir ses faits et gestes à Londres ? Un homme qui est né en 1720 est un bien vieil animal.

— Le secret du succès dans ces sortes d’affaires est le temps, répondit sentencieusement l’avocat. Il faut qu’un homme ait tout son temps à lui et le cerveau libre de toute autre préoccupation. Ces deux conditions sont impossibles pour moi, et voilà pourquoi j’ai besoin d’un collaborateur. Or, vous êtes un habile garçon, sans profession, libre comme l’air, autant que je puis en juger, ergo, vous êtes le merle blanc. Nous réussirons, considérez la chose comme certaine. Ce n’est absolument qu’une question de temps. En réalité, lorsque l’on considère philosophiquement la vie, qu’y a-t-il sur terre qui ne soit pas une question de temps ? Donnez à un balayeur des rues du temps devant lui, et vous pourrez en faire un Rothschild. Il se peut qu’il ait besoin de neuf cents ans pour y parvenir, mais donnez-les-lui, et il arrivera. »

Sheldon devenait expansif sous l’influence des grogs.

« Pour ce qui concerne ce Haygarth, reprit-il après avoir bu encore, le succès est certain si nous nous y prenons bien. Trois mille livres ne sont pas à dédaigner, reprit George d’un ton persuasif, lors même qu’on est obligé de les attendre un peu.

— Certainement non… et le montant de la fortune des Haygarth… je suppose que ce doit être quelque chose de très-respectable, répliqua Valentin sur le même ton.

— Parbleu ! répondit Sheldon avec un air de réserve. Autrement, comment pourrais-je vous allouer trois mille livres sur la part que j’espère en obtenir.

— Assurément. Je pense que je m’en tirerai assez bien, lorsque j’y aurai mis la main ; mais je serais bien aise d’avoir vos instructions pour commencer.

— Eh bien ! mon avis est celui-ci. Il faut que vous commenciez par le commencement ; que vous alliez d’abord à Ullerton voir mon vieil habitant. J’en ai tiré tout ce que j’ai pu en tirer ; mais je n’ai pas eu assez de temps pour épuiser cette source. Il faut avoir une éternité à y consacrer avant de pouvoir faire jaillir quelque chose de cette vieille cervelle fêlée. Poursuivez ce Matthieu depuis sa naissance, visitez le lieu où il est né, fouillez tous les détails de sa vie, suivez-le pas à pas jusqu’à son départ pour Londres, et, quand vous l’aurez rejoint là, attachez-vous à lui comme une sangsue, ne le laissez pas échapper de vos doigts un seul jour, traînez-le de logement en logement, de taverne en taverne, à son entrée en prison et à sa sortie…, au galop, sans souffler, bravement. Je sais bien que c’est un métier de chien, mais il faut rudement travailler par le temps qui court pour gagner trois mille livres. En deux mots, le gibier est là devant vous, fondez sur lui, pressez-le, » dit Sheldon en manière de conclusion, en se faisant un dernier grog, qu’il avala d’un trait.