Les Oiseaux bleus/La Belle au bois rêvant

Victor-Havard (p. 43-52).

LA BELLE AU BOIS RÊVANT

Ce n’est pas seulement l’histoire que l’on écrit à l’étourdie, c’est la légende aussi ; et il faut bien reconnaître qu’il est arrivé fréquemment aux conteurs les plus consciencieux, les mieux informés, — Mme  d’Aulnoy, le bon Perrault lui-même, — de ne pas relater les choses exactement de la façon qu’elles s’étaient passées dans le pays de la féerie. Ainsi, l’aînée des sœurs de Cendrillon ne portait pas au bal du prince, comme on l’a cru jusqu’ici, un habit de velours rouge avec une garniture d’angleterre ; elle avait une robe d’écarlate, brodée d’argent et passementée d’orfroi. Parmi les monarques de tous les pays, priés aux noces de Peau d’Âne, les uns, en effet, vinrent en chaise à porteurs, d’autres en cabriolet ; les plus éloignés montés sur des éléphants, sur des tigres, sur des aigles ; mais on a omis de nous faire savoir que le roi de Mataquin fit son entrée dans la cour du palais, assis entre les ailes d’une tarasque qui jetait par les naseaux des flammes de pierreries. Et ne croyez pas me prendre sans vert, en me demandant par qui et de quelle manière je fus éclairé sur ces points importants. J’ai connu jadis, dans une chaumine, au bord d’un champ, une très vieille femme, assez vieille pour être fée, et que j’ai toujours soupçonnée d’en être une ; comme je venais parfois lui tenir compagnie quand elle se chauffait au soleil devant sa maisonnette, elle m’avait pris en amitié, et, peu de jours avant de mourir, — ou de s’en retourner, son temps d’épreuve fini, dans le mystérieux pays des Vivianes et des Mélusines, — elle m’offrit en présent d’adieu un rouet fort ancien et fort extraordinaire ; car, chaque fois qu’on en fait tourner la roue, il se met à parler ou à chanter d’une petite voix douce, un peu chevrotante, pareille à celle d’une mère-grand qui s’égaye et bavarde ; ce qu’il dit, c’est beaucoup de jolis contes, les uns que personne ne sait, les autres qu’il sait mieux que personne ; et, dans ce dernier cas, comme il ne manque point de malice, il prend plaisir à faire remarquer et à rectifier les erreurs commises par les personnes qui se sont mêlées d’écrire ces récits. Vous voyez que j’ai de qui apprendre ! et vous seriez bien étonnés si je vous disais toutes les choses qui m’ont été révélées. Tenez, par exemple, vous vous imaginez connaître dans tous ses détails l’histoire de la princesse qui, s’étant percé la main d’un fuseau, s’endormit d’un sommeil si profond que rien ne l’en put tirer, — pas même l’eau de la reine de Hongrie dont on lui frotta les tempes, — et qui fut couchée, dans un château, au milieu d’un parc, sur un lit en broderie d’or et d’argent ? J’ai le chagrin de vous dire que vous ne savez pas du tout ou que vous savez fort mal la fin de cette aventure ; et vous ne manqueriez pas de l’ignorer toujours, si je ne me faisais un devoir de vous en instruire.

« Oui, oui, — a ronronné le Rouet, la princesse dormait depuis cent ans lorsqu’un jeune prince, poussé par l’amour et par la gloire, résolut de pénétrer jusqu’à elle et de réveiller. Les grands arbres, les épines et les ronces s’écartèrent d’eux-mêmes pour le laisser passer. Il marcha vers le château, qu’il voyait au bout d’une grande avenue, où il entra ; et, ce qui le surprit un peu, personne de ses gens ne l’avait pu suivre, parce que les arbres s’étaient rapprochés après qu’il avait été passé. Enfin, quand il eut traversé plusieurs cours pavées de marbre, — des suisses au nez bourgeonné, à la face vermeille, dormaient à côté de leurs tasses où ils avaient encore quelques gouttes de vin, ce qui montrait assez qu’ils s’étaient endormis en buvant, — quand il eut suivi de longs vestibules, et monté des escaliers où des gardes ronflaient, la carabine à l’épaule, il se trouva dans une chambre toute dorée et il vit, sur un lit dont les rideaux étaient ouverts de tous côtés, le plus beau spectacle qu’il eût jamais vu, une princesse qui paraissait avoir quinze ou seize ans, et dont l’éclat resplendissant avait quelque chose de lumineux et de divin.

J’accorde que les choses se passèrent ainsi — c’est toujours le Rouet qui parle — et l’auteur, jusqu’à ce moment, n’a point menti avec trop d’effronterie. Mais il n’y a rien de plus faux que le reste du conte ; et je ne saurais admettre que la Belle réveillée ait regardé le prince avec des regards amoureux, ni qu’elle lui ait dit : « Est-ce vous, monseigneur ? Vous vous êtes bien fait attendre. »

Si tu veux savoir la vérité, écoute.

La princesse étendit les bras, leva la tête un peu, ouvrit ses yeux à demi, les referma, comme effrayée de la lumière, et soupira longuement, tandis que Pouffe, la petite chienne, éveillée aussi, jappait avec colère.

— Qui donc est venu, demanda enfin la filleule des fées, et qu’est-ce donc que l’on me veut ?

Le prince, à genoux, s’écria :

— Celui qui est venu, c’est celui qui vous adore et qui a bravé les plus grands périls (il se vantait un peu) pour vous tirer de l’enchantement dont vous étiez captive. Quittez ce lit où vous avez dormi cent ans, donnez-moi la main, et retournons ensemble dans la clarté et dans la vie.

Étonnée de ces paroles, elle le considéra et ne put s’empêcher de sourire : car c’était un jeune prince fort bien fait, qui avait les plus jolis yeux du monde, et qui parlait avec une voix très mélodieuse.

— C’est donc vrai, dit-elle en écartant ses cheveux, l’heure est venue où je puis être délivrée de mon si long sommeil ?

— Oui, vous le pouvez.

— Ah ! dit-elle.

— Que m’arrivera-t-il si je sors de l’ombre, si je reviens parmi les vivants ?

— Ne le devinez-vous point ? Avez-vous oublié que vous êtes la fille d’un roi ? Vous verrez accourir à votre rencontre votre peuple ravi, poussant des cris de plaisir et agitant des bannières de toutes les couleurs ; les femmes, les enfants, baiseront le bas de votre robe ; enfin vous serez la plus puissante et la plus fêtée des reines de la terre.

— Il me plaira d’être reine, dit-elle. Que m’arrivera-t-il ensuite ?

— Vous vivrez dans un palais brillant comme l’or, et, en montant les marches de votre trône, vous marcherez sur des mosaïques de diamants. Les courtisans groupés autour de vous chanteront vos louanges ; les fronts les plus augustes s’inclineront sous la grâce toute-puissante de votre sourire.

— Être louangée et obéie, ce sera charmant, dit-elle. N’aurai-je pas d’autres plaisirs ?

— Des caméristes adroites comme les fées vos marraines vous vêtiront de robes couleur de lune et de soleil, vous poudreront les cheveux, vous mettront des mouches au bord de l’œil ou au coin de la bouche ; vous aurez un grand manteau de drap d’or, traînant derrière vous.

— À la bonne heure ! dit-elle. Je fus toujours un peu coquette.

— Des pages jolis comme des oiseaux vous offriront dans des drageoirs les épices les plus fines, verseront dans votre coupe les vins sucrés dont le parfum est si doux.

— Voilà qui est fort bien ! dit-elle. Je fus toujours un peu gourmande. Seront-ce là toutes mes joies ?

— Un autre délice, le plus grand de tous, vous attend.

— Eh ! lequel ?

— Vous serez aimée !

— Par qui ?

— Par moi ! Si vous ne me jugez pas indigne de prétendre à votre tendresse…

— Vous êtes un prince de bonne mine, et votre habit vous va fort bien.

— … Si vous daignez ne pas repousser mes vœux, je vous donnerai tout mon cœur, comme un autre royaume dont vous serez la souveraine, et je ne cesserai jamais d’être l’esclave reconnaissant de vos plus cruels caprices.

— Ah ! quel bonheur vous me promettez !

— Levez-vous donc, chère âme, et suivez-moi.

— Vous suivre ? déjà ? Attendez un peu. Il y a sans doute plus d’une chose tentante parmi tout ce que vous m’offrez, mais savez-vous si, pour l’obtenir, il ne me faudrait pas quitter mieux ?

— Que voulez-vous dire, princesse ?

— Je dors depuis un siècle, c’est vrai, mais, depuis un siècle, je rêve. Je suis reine aussi, dans mes songes, et de quel divin royaume ! Mon palais a des murs de lumière ; j’ai pour courtisans des anges qui me célèbrent en des musiques d’une douceur infinie, je marche sur des jonchées d’étoiles. Si vous saviez de quelles belles robes je m’habille, et les fruits sans pareils que l’on met sur ma table, et les vins de miel où je trempe mes lèvres ! Pour ce qui est de l’amour, croyez bien qu’il ne me fait pas défaut ; car je suis adorée par un époux plus beau que tous les princes du monde et fidèle depuis cent ans. Tout bien considéré, monseigneur, je crois que je ne gagnerais rien à sortir de mon enchantement ; je vous prie de me laisser dormir.

Là-dessus, elle se tourna vers la ruelle, ramenant ses cheveux sur ses yeux, et reprit son long somme, tandis que Pouffe, la petite chienne, cessait de japper, contente, le museau sur les pattes. Le prince s’éloigna fort penaud. Et, depuis ce temps, grâce à la protection des bonnes fées, personne n’est venu troubler dans son sommeil la « Belle au Bois rêvant ».