Les Oiseaux bleus/Le Vœu maladroit

Victor-Havard (p. 55-64).

LE VŒU MALADROIT

I

Pieds nus, les cheveux au vent, un vagabond passa sur la route, devant le palais du roi. Tout jeune, il était très beau avec ses boucles dorées, avec ses grands yeux noirs et sa bouche aussi fraîche qu’une rose après la pluie ; comme si le soleil eût pris plaisir à le regarder, il y avait sur ses haillons plus de lumière et de joie que sur les satins, les velours, les brocarts des gentilshommes et des nobles dames groupés dans la cour d’honneur.

— Oh ! qu’elle est jolie ! s’écria-t-il en s’arrêtant tout à coup.

Il avait aperçu la princesse Roselinde qui prenait le frais à sa fenêtre ; et, vraiment, il était impossible de rien voir sur la terre qui fût aussi joli qu’elle. Immobile, les bras levés vers la croisée comme vers une ouverture du ciel, par où s’offrirait le paradis, il serait resté là jusqu’au soir si un garde ne l’eût chassé d’un coup de pertuisane, avec de dures paroles.

Il s’en alla, baissant la tête. Il lui semblait maintenant que tout était sombre devant lui, autour de lui, l’horizon, la route, les arbres en fleur ; depuis qu’il ne voyait plus Roselinde, il croyait que le soleil était mort. Il s’assit sous un chêne, à la lisière du bois, et se mit à pleurer.

— Eh ! mon enfant, pourquoi vous désolez-vous ainsi ? demanda une vieille bûcheronne qui sortait de la forêt, l’échine courbée sous un tas de branches flétries.

— À quoi me servirait de vous l’apprendre ? Vous ne pouvez rien pour moi, bonne femme.

— En cela vous vous trompez, dit la vieille. En même temps, elle se dressa, rejetant son fardeau ; ce n’était plus une bûcheronne, mais une fée belle comme le jour, habillée d’une robe d’argent, les cheveux enguirlandés de fleurs, de pierreries ; quant aux branches sèches, elles avaient pris leur vol en se couvrant de feuilles vertes, et, retournées à l’arbre d’où elles étaient chues, elles chantèrent pleines d’oiseaux.

— Oh ! madame la fée ! dit le vagabond en se mettant à genoux, ayez pitié de mon infortune. Pour avoir vu la fille du roi, qui prenait le frais à sa fenêtre, mon cœur ne m’appartient plus ; je sens que jamais je n’aimerai une autre femme qu’elle.

— Bon ! dit la fée, ce n’est pas là un grand malheur.

— Peut-il en être un plus grand pour moi ? Je mourrai si je ne deviens pas l’époux de la princesse.

— Qui t’empêche de le devenir ? Roselinde n’est pas fiancée.

— Oh ! madame, regardez mes haillons, mes pieds nus ; je suis un pauvre enfant qui mendie sur les chemins.

— N’importe ! il ne peut manquer d’être aimé, celui qui aime sincèrement ; c’est la loi éternelle et douce. Le roi et la reine te repousseront avec mépris, les courtisans feront de toi des risées, mais si ta tendresse est véritable, Roselinde en sera touchée, et, un soir que, d’avoir été chassé par les valets et mordu par les chiens, tu pleureras dans quelque grange, elle viendra, rougissante et heureuse, te demander la moitié de ton lit de paille.

L’enfant secoua la tête ; il ne croyait pas qu’un tel miracle fût possible.

— Prends garde ! reprit la fée ; l’Amour n’aime pas que l’on doute de sa puissance, et il se pourrait que tu fusses châtié d’une façon cruelle à cause de ton peu de foi. Cependant, puisque tu souffres, je veux bien venir à ton aide. Fais un vœu, je l’exaucerai.

— Je voudrais être le plus puissant prince de la terre, afin d’épouser la princesse que j’adore.

— Ah ! que ne vas-tu, sans te troubler d’un tel souci, chanter une chanson d’amour sous sa fenêtre ! Enfin, puisque je l’ai promis, il sera fait selon ton désir. Mais je dois t’avertir d’une chose ; lorsque tu auras cessé d’être qui tu es encore, aucun enchanteur, aucune fée, pas même moi ! ne pourra te remettre en ton premier état ; une fois prince devenu, tu le seras pour toujours.

— Croyez-vous qu’il prendra jamais envie au royal mari de la princesse Roselinde d’aller mendier son pain sur les routes ?

— Je souhaite que tu sois heureux, dit la fée avec un soupir.

Puis, d’une baguette d’or, elle lui toucha l’épaule, et, dans une brusque métamorphose, le vagabond fut un seigneur magnifique, éblouissant de soie et de joyaux, chevauchant un étalon de Hongrie, à la tête d’un cortège de courtisans empanachés et de guerriers aux armures d’or, qui soufflaient dans des trompettes.

II

Un aussi grand prince n’était pas pour être mal reçu à la cour ; on lui fit l’accueil le plus empressé ; pendant une semaine, il y eut en son honneur des carrousels, des bals, toutes les fêtes qu’on peut imaginer. Mais ce n’était pas de ces plaisirs qu’il était occupé ! À toute heure du jour et de la nuit, il songeait à Roselinde ; quand il la voyait, il sentait son cœur déborder de délice ; quand il l’entendait parler, il croyait ouïr une musique divine, et il faillit se pâmer d’aise, une fois qu’il lui donna la main pour danser une pavane. Une chose le chagrinait un peu : celle qu’il aimait tant ne paraissait point prendre garde aux soins qu’il lui rendait ; elle restait le plus souvent silencieuse, avec un air de mélancolie. Il n’en persista pas moins dans le projet de la demander en mariage ; et, comme on le pense, les royaux parents de Roselinde se gardèrent bien de refuser un parti aussi considérable. Ainsi le vagabond de naguère allait posséder la plus belle princesse du monde ! Une si extraordinaire félicité le troublait à tel point qu’il répondit au consentement du roi par des gestes extravagants peu compatibles avec la solennité de son rang, et, pour un peu, il eût dansé la pavane, devant toute la cour, tout seul. Hélas ! cette grande joie n’eut qu’une courte durée. À peine avertie de la volonté paternelle, Roselinde tomba, à demi morte, dans les bras de ses demoiselles d’honneur ; et quand elle revenait à elle, c’était pour dire, avec des sanglots, en se tordant les bras, qu’elle ne voulait pas se marier, qu’elle se tuerait plutôt que d’épouser le prince.

III

Plus désespéré qu’on ne saurait l’exprimer, le malheureux amant se précipita, en dépit de l’étiquette, dans la chambre où l’on avait transporté la princesse, et tombé sur les genoux, tendant les bras vers elle :

— Cruelle, s’écria-t-il, rétractez ces paroles qui m’assassinent !

Elle ouvrit lentement les yeux, répondit avec langueur, avec fermeté cependant :

— Prince, rien ne triomphera de ma résolution ; je ne vous épouserai jamais.

— Quoi ! vous avez la barbarie de déchirer un cœur qui est tout vôtre ! Quel crime ai-je commis pour mériter une punition semblable ? Doutez-vous de mon amour ? Craignez-vous que je ne cesse un jour de vous adorer ? Ah ! si vous pouviez lire en moi, vous n’auriez plus ni ce doute ni ces craintes. Ma passion est si ardente qu’elle me rend digne même de votre incomparable beauté. Et si vous ne vous laissez point émouvoir par mes plaintes, je ne trouverai que dans le trépas un remède à mes maux ! Rendez-moi l’espoir, princesse, ou bien je m’en vais mourir à vos pieds.

Il ne borna point là son discours : il dit toutes les choses que la plus violente douleur peut inspirer à un cœur épris ; si bien que Roselinde ne laissa pas d’être attendrie, mais point de la façon qu’il eût voulu.

— Malheureux prince, dit-elle, si ma pitié, à défaut de ma tendresse, peut vous être une consolation, je vous l’accorde volontiers. Je suis d’autant plus portée à vous plaindre, que j’endure moi-même le tourment qui vous navre.

— Que voulez-vous dire, princesse ?

— Hélas ! si je refuse de vous épouser, c’est parce que j’aime d’un amour sans espérance un vagabond qui passa un jour, pieds nus, les cheveux au vent, devant le palais de mon père, et qui m’a regardée, et n’est pas revenu !