Les Oiseaux bleus/La Bonne Trouvaille

Victor-Havard (p. 33-40).

LA BONNE TROUVAILLE

L’employé du bureau des Objets trouvés ne manifesta pas le moindre étonnement lorsque, ayant levé la planchette de son guichet, il vit en face de lui, dans le corridor jaune et noir, un jeune homme beau comme une aurore de printemps, seulement vêtu d’un carquois d’or sur l’épaule et d’un bandeau de pourpre sur l’œil ; et ce jeune homme n’était pas seul, car il avait à son côté une dame, la mieux faite du monde, qui aurait paru tout à fait nue si elle n’avait été habillée des lys et des roses qui lui fleurissaient la peau ; mais elle avait une étoile en diamants dans les cheveux. L’employé, je l’ai dit, ne laissa voir aucune surprise ; ce ne serait pas la peine d’être un vieux Parisien, s’il fallait s’ébahir à tout propos.

Donc, il regarda les arrivants d’un air qui témoignait de la plus parfaite indifférence ; et, professionnel :

— Vous avez perdu quelque chose ? demanda-t-il.

— Oui, répondit le jeune homme vêtu d’un carquois.

— Oui, répondit la jeune dame habillée de sa peau rose et blanche.

— Vos habits, peut-être ?

— Je n’en eus jamais !

— N’aurais-je point tort d’en avoir ?

L’employé grogna :

— Venons au fait, je n’ai pas de temps à dépenser en dialogues. Qu’avez-vous perdu ?

— Je suis, tel que vous me voyez, l’Amour…

— Au fait !

— Je suis, telle que vous me voyez, la Beauté…

— Au fait !

— Nous avons perdu, dirent-ils, le respect et l’adoration que la race humaine nous avait voués.

— Hum ! hum : ce sont des choses qu’il sera sans doute difficile de retrouver. Pourtant, voyons, raisonnons. Avez-vous quelque souvenir des temps où ce malheur vous est advenu, des endroits où vous êtes allés ?


Le dieu et la déesse essayèrent en vain de dissimuler leur embarras.

— Beaucoup de jours se sont succédé et je me suis fait voir en plus d’un lieu, dit-il, depuis que je quittai la terre cythéréenne pour la ville qui s’élève dans les environs de Bougival et d’Asnières.

— Ce n’est pas hier, dit-elle, que je suis sortie des flots sous la pudeur de ma chevelure ; et il y a bien longtemps que je séjourne dans la capitale appelée Paris.

— Je me suis anuité dans les boudoirs des illustres mondaines et des cocottes sans importance.

— Je n’ai pas dédaigné de me montrer dans les bals, dans les fêtes, derrière la rampe des théâtres et des cafés-concerts.

— J’ai juré mille serments, que je n’ai pas tenus, aux pieds de tant d’amoureuses.

— Je me suis offerte, je me suis donnée, bien des fois, en des soirs de caprice et d’orageuse lassitude.

— Je me suis ravalé, pour le plaisir des caresses, jusqu’à l’oubli des saines jalousies, jusqu’à l’acceptation sacrilège des partages.

— Je me suis vendue pour des colliers de perles et d’améthystes, et pour des billets de banque avec de l’or en tas.

L’employé s’écria :

— Sacrebleu ! vous en avez fait de belles ; des personnes aussi considérables que vous l’êtes auraient dû montrer plus de retenue et ne pas mener cette vie de Polichinelles. C’est bien votre faute, avouez-le, si vous avez perdu le respect et l’adoration de la race humaine ; et, entre nous, je crois fort que vous ne les retrouverez pas. Croyez-vous que les cochers les plus désintéressés rapportent des objets de cette sorte ? Ah ! si vous aviez habité en province, dans les petites villes ou dans les villages où s’éternisent les pures fiançailles, vous auriez quelque chance de reconquérir ce qui vous manque. Mais, à Paris, après tant d’aventures… Enfin, il faut voir, prenez la peine de m’attendre un instant. Je vais faire des recherches.


Ils attendirent longtemps ; car cet employé était un homme infiniment consciencieux. Il fureta sur toutes les planchettes, dans tous les casiers, dans toutes les armoires ; il vit des lorgnettes qui avaient convoité le dessous feuilleté des jupes des danseuses et la palpitation des gorges dans le bâillement des corsages ; des éventails derrière lesquels l’hypocrisie des baisers avait promis d’éternelles tendresses ; des miroirs où s’était miré le maquillage des lèvres menteuses ; il vit, dans des portefeuilles, perdus par des clubmen, des chèques qui auraient payé des sourires, et, dans des porte-monnaie perdus par des filles, des pièces d’or quémandées entre deux râles d’extase ; et il y avait, dans le pêle-mêle de tant de diverses choses, des vertus, des pudeurs, trouvées sur des coussins de fiacre, oubliées dans des chambres d’hôtels garnis, tombées dans le ruisseau de quelque ruelle où les ramassa, avec d’autres innocences avilies, le crochet de quelque chiffonnier ; il y avait aussi des virginités d’enfant jetées à la concupiscence ignoble des vieux, et que, le lendemain, avaient balayées vers le tas d’ordures, la servante des entremetteuses ! Mais l’honnête employé ne put mettre la main sur le respect et sur l’adoration qu’avaient perdus l’Amour et la Beauté ; et il revint vers son guichet, et il dit : « Vous savez, vous pouvez en faire votre deuil, nous n’avons pas ce qu’il vous faut. »


Alors la Beauté et l’Amour montrèrent la plus extrême désolation. À quoi cela lui servirait-il, à elle, d’être le charme et l’éblouissement des yeux ; à quoi cela lui servirait-il, à lui, d’être l’unique dispensateur des seules ivresses, si l’estime et la ferveur des âmes s’écartaient d’eux désormais ? Ils étaient des dieux méprisés par leurs prêtres ! On conviendra que cette situation avait quelque chose de fâcheux.

— Que voulez-vous que j’y fasse ? dit l’employé, la plume à l’oreille ; il fallait vous conduire en honnêtes divinités.

Mais une grosse voix, rude et bonne, cria :

— Allons, allons, ne vous désespérez pas, que diable ! il y a remède à tout.

Celui qui venait d’entrer dans le corridor jaune et noir, c’était un cocher de la Compagnie ; il avait, nez trognonnant, bouche énorme, l’air d’un très doux ivrogne ; il rapportait sans doute quelque objet oublié dans sa voiture.

— Oui, reprit-il, je veux vous tirer d’affaire. Savez-vous ce que j’ai ramassé tout à l’heure, sur mes coussins ? Tenez, regardez, — ça ! les Illusions d’une pauvre petite fille, fraîche comme les fleurs et jolie comme les oiseaux, montée dans mon fiacre, hier, très joyeuse, avec un beau garçon qui la tenait par la taille ; mais elle pleurait, quand elle est descendue. Les Illusions, qui font croire à tous les mensonges, qui font voir des étoiles en plein ciel noir et des roses en plein hiver, prenez-les, emportez-les, je vous les donne ! faites-en cadeau aux hommes, remplissez-en leurs yeux, leurs cœurs, leurs têtes, et, ma parole, toute la race des imbéciles mortels vous environnera de respect et d’adoration, toi, l’Amour, comme si tu ne t’étais jamais sali de traîtrises ni de débauches, et toi, la Beauté, comme si jamais, ange ignorante des cabinets particuliers, tu n’avais, la jambe hors du pantalon, et un peu de chair, au-dessus de la jarretière, flambante au gaz, fait sauter du bout de la bottine le chapeau d’un provincial ébloui !