Les Oiseaux bleus/Isoline-Isolin

Victor-Havard (p. 67-78).

ISOLINE-ISOLIN

I

Il arriva une fois que deux fées se rencontrèrent sur la lisière d’une forêt auprès d’une grande ville ; l’une d’elles, qui se nommait Urgande, était de fort maussade humeur parce qu’on avait négligé de la convier aux fêtes données pour le baptême de la fille du roi ! mais l’autre, — elle se nommait Urgèle, — éprouvait toute la satisfaction possible parce qu’on l’avait priée à ces belles réjouissances ; et, chez les fées, c’est comme chez les hommes : ou est bon quand on est content, méchant quand on est triste.

— Eh ! bonjour, ma sœur, dit Urgèle.

— Bonjour, ma sœur, grogna Urgande. Je suppose que vous avez eu beaucoup de plaisir chez votre ami le roi de Mataquin.

— Plus de plaisir qu’on ne saurait dire ! Les salles étaient si bien illuminées que l’on se serait cru dans notre palais souterrain où les murs sont de pierreries et les plafonds de cristal ensoleillé ; on a servi les mets les plus délicats dans des assiettes d’or, sur des nappes de dentelle ; on a versé dans des coupes en forme de lys des vins si parfumés et si doux que je pensais boire du miel dans des fleurs ; et, après le repas, de jeunes garçons et de belles demoiselles, si légers et si bien vêtus de soies de toutes les couleurs qu’on les prenait pour des oiseaux de paradis, ont dansé des danses qui étaient les plus jolies du monde.

— Oui, oui, j’ai entendu d’ici les violons. Et sans doute, pour reconnaître une aussi agréable hospitalité, vous avez fait à la petite princesse, votre filleule, des dons fort précieux ?

— Cela va de soi, ma sœur ! la princesse sera belle comme le jour ; quand elle parlera, ce sera comme un chant de fauvette ; quand elle rira, ce sera comme une rose épanouie ; enfin, il n’est pas de perfections dont je ne lui aie fait présent ; et, lorsqu’elle viendra en âge d’être mariée, elle épousera un prince si beau et si amoureux que jamais on n’en aura vu d’aussi charmant ni d’aussi épris.

— À merveille ! dit Urgande en grinçant des dents. Je veux, moi aussi, me montrer généreuse envers votre filleule.

— Oh ! ma sœur, ne lui faites pas quelque don fatal ! Ne prononcez pas quelque terrible parole, que vous ne pourriez point rétracter ! Si vous aviez vu la petite princesse dans son berceau, si mignonne et si frêle, semblable à un oiselet sans plume, si elle vous avait souri avec ses yeux couleur de bleuet et sa bouche couleur d’églantine, vous seriez tout attendrie et n’auriez pas le cœur de lui vouloir du mal.

— Oui, mais je ne l’ai point vue ! Elle sera donc belle comme le jour, puisqu’aucune fée ne saurait empêcher ce qu’une autre fée a résolu ; elle aura la voix douce comme celle des fauvettes et la lèvre épanouie comme les roses, elle épousera le plus beau et le plus amoureux des princes ; seulement…

— Seulement ? répéta Urgèle pleine d’inquiétude.

— Seulement, dès qu’elle sera mariée, le soir même de ses noces, elle cessera d’être fille pour devenir garçon !

Vous pensez si la bonne marraine se montra épouvantée de cette prophétie. Elle pria, elle supplia, mais Urgande ne voulut rien entendre et s’enfonça dans la terre avec un ricanement qui fit peur à tous les oiseaux de la forêt. Urgèle continua son chemin, la tête basse, en se demandant comment elle garantirait sa filleule d’un aussi fâcheux accident.

II

À seize ans, la princesse Isoline était si belle que, par toute la terre, il n’était bruit que de sa beauté ; ceux qui la voyaient ne pouvaient se défendre de l’adorer, et ceux qui ne la voyaient point ne laissaient pas d’en être épris à cause de ce que publiait la renommée. De sorte que, de tous les pays, des ambassadeurs venaient à la cour de Mataquin demander la main de la princesse pour les plus riches et les plus puissants monarques. Hélas ! le roi et la reine, avertis de l’avenir promis à leur enfant, ne savaient que répondre ; il eût été imprudent de marier une demoiselle qui, la nuit de ses noces, devait être si étrangement métamorphosée. Ils congédiaient les ambassadeurs avec beaucoup d’égards, sans consentement ni refus, et se désolaient autant qu’il est possible. Quant à Isoline, à qui l’on avait laissé ignorer son cruel destin, elle se souciait fort peu d’être épousée ou non ; son innocence ne s’inquiétait pas de cela ; pourvu qu’on la laissât jouer avec sa poupée et avec son petit chien dans les allées du jardin royal, où les oiseaux lui disaient : « Votre voix est plus douce que la nôtre », où les roses lui disaient : « Nous sommes moins roses que vos lèvres, » elle se montrait satisfaite, ne demandait pas autre chose ; elle était comme une petite fleur qui ne sait pas qu’elle doit être cueillie.

Mais un jour qu’elle était occupée à nouer une tige de liseron au cou de son bichon qui jappait d’aise, elle entendit un grand bruit sur la route voisine ; elle leva les yeux, elle vit un cortège magnifique en marche vers le palais, et, à la tête du cortège, sur un cheval blanc secouant sa crinière, il y avait un jeune seigneur qui avait si bonne façon, avec une beauté si éclatante, qu’elle en eut la vue éblouie et le cœur tout troublé. « Ah ! qu’il est aimable ! » pensa-t-elle ; et, songeant pour la première fois à de telles choses, elle s’avoua que, s’il avait l’intention de la demander en mariage, elle n’en éprouverait aucun déplaisir.

Le jeune seigneur, cependant, par-dessus la haie fleurie, avait aperçu Isoline ; il s’arrêta, charmé aussi.

— Veuillent les bonnes fées, s’écria-t-il, que vous soyez la fille du roi de Mataquin ! car je viens pour l’épouser, et il n’y a rien sur la terre d’aussi charmant que vous.

— Je suis la princesse Isoline, dit-elle.

Ils ne parlèrent plus, se regardant toujours ; à partir de ce moment, ils s’aimèrent d’une tendresse si ardente qu’il n’y a pas de mots pour l’exprimer.

III

On juge de l’embarras où se trouvèrent le roi et la reine ! Ce n’était pas à des ambassadeurs, cette fois, qu’il fallait répondre, mais à leur fille elle-même, suppliant, pleurant, jurant qu’elle ferait une maladie si on ne la mariait avec son amoureux, et qu’elle en mourrait à coup sûr. D’autre part, le prince Diamant n’était pas de ceux qu’il est facile d’évincer ; il était fils de l’empereur de Golconde, il pouvait mettre en campagne contre ses ennemis quatre ou cinq armées dont une seule eût suffi à ravager plusieurs royaumes ; il y avait donc tout à craindre de sa colère, et il ne manquerait pas de s’irriter grandement si la princesse lui était refusée. L’instruire du sort affreux réservé à Isoline, ce n’était pas pour sortir de gêne ; il n’aurait pas ajouté foi à un récit aussi peu vraisemblable, aurait cru qu’on voulait se moquer de lui. Si bien qu’attendris par leur fille, et s’effrayant du prince, le roi et la reine en vinrent à se demander s’ils ne feraient pas aussi bien de laisser aller les choses comme si aucun désastre n’en devait résulter ; il se pouvait, d’ailleurs, que la fée Urgande, après tant d’années, eût renoncé à sa vengeance. Enfin, non sans beaucoup d’hésitations, d’excuses, de retards, ils consentirent à l’hymen des deux amants, et jamais on n’avait vu, même dans une noce royale, de mariée plus belle, ni de plus heureux marié.

IV

À vrai dire, le roi et la reine étaient loin de se sentir tranquilles ; après la fête, quand ils se furent retirés dans leur appartement, il leur fut impossible de dormir. À tout instant ils craignaient d’entendre des cris, des enfoncements de portes, de voir apparaître le prince fou de désespoir et d’épouvante. Mais rien ne troubla le calme nocturne ; ils se rassurèrent peu à peu : sans doute ils avaient eu raison de penser que la mauvaise fée avait rétracté sa prophétie ; le lendemain des noces, ils entrèrent sans trop d’inquiétude dans la salle du trône, où les nouveaux époux ne tarderaient pas, selon la coutume, à venir s’agenouiller sous la bénédiction royale et paternelle.

La porte s’ouvrit.

— Ma fille ! s’écria le roi plein d’horreur.

— Isoline ! gémit la mère.

— Non plus votre fille, mais votre fils, mon père ! non plus Isoline, mais Isolin, ma mère.

Et, en parlant ainsi, le nouveau prince, charmant, fier, l’épée au côté, retroussait sa moustache avec un air de défi.

— Tout est perdu ! disait le roi.

— Hélas ! disait la reine.

Mais Isolin, se tournant vers la porte, et la voix adoucie :

— Allons, venez, dit-il, ma chère Diamantine ! Pourquoi tremblez-vous ainsi ? Je vous en voudrais de votre rougeur, si elle ne vous faisait plus belle.

Car, en même temps que la princesse était devenue garçon, le prince était devenu fille ; c’est ainsi que, grâce à la bonne Urgèle, fut déçue la vengeance de la méchante fée.