Les Oiseaux bleus/Le Miroir

Victor-Havard (p. 81-96).

LE MIROIR

I

C’était dans un royaume où il n’y avait pas de miroir. Tous les miroirs, ceux qu’on met sur les murs, ceux qu’on tient à la main, ceux qu’on porte à la ceinture, avaient été cassés, réduits en miettes sur l’ordre de la reine ; si on avait découvert la plus petite glace dans n’importe quel logis, elle n’eût pas manqué d’en faire périr les habitants au milieu des plus affreux supplices. Quant aux motifs de ce caprice bizarre, je peux bien vous les dire. Laide au point que les pires monstres auraient paru charmants auprès d’elle, la reine ne voulait pas être exposée, lorsqu’elle allait par la ville, à rencontrer son image, et, se sachant horrible, ce lui était une consolation de songer que les autres du moins ne se voyaient pas jolies. Vous pensez bien que les jeunes filles et les jeunes femmes de ce pays n’étaient point satisfaites du tout. À quoi sert d’avoir les plus beaux yeux du monde, une bouche aussi fraîche que les roses, et de se mettre des fleurs dans les cheveux, si l’on ne peut considérer ni sa coiffure, ni sa bouche, ni ses yeux ? Pour ce qui était de s’aller mirer dans les ruisseaux et dans les lacs, il n’y fallait pas compter ; on avait caché sous des dalles bien jointes les rivières et les étangs de la contrée ; on tirait l’eau de puits si profonds qu’il n’était point possible d’en apercevoir la liquide surface, et non dans des seaux où il y aurait eu place pour le reflet, mais dans des écuelles presque plates. La désolation allait donc au delà de ce qu’on peut imaginer, surtout chez les personnes coquettes qui n’étaient pas plus rares dans ce pays que dans les autres ; et la reine n’avait garde d’y compatir, bien contente au contraire que ses sujettes trouvassent presque autant de déplaisir à ne point se connaître qu’elle eût éprouvé elle-même de fureur à se voir.

II

Cependant il y avait, dans un faubourg de la ville, une jeune fille appelée Jacinthe qui était un peu moins chagrine que les autres, à cause d’un amoureux qu’elle avait. Quelqu’un qui vous trouve belle et ne se lasse jamais de vous le dire, peut tenir lieu d’un miroir.

— Quoi ? vraiment ? demandait-elle, la couleur de mes yeux n’a rien qui puisse déplaire ?

— Ils sont pareils à des bluets où serait tombée une claire goutte d’ambre.

— Je n’ai point la peau noire ?

— Sachez que votre front est plus pur que le mica de la neige ; sachez que vos joues sont comme des roses pâles et cependant rosées !

— Que dois-je penser de mes lèvres ?

— Qu’elles sont pareilles à une framboise ouverte.

— Et de mes dents, s’il vous plaît ?

— Que les grains de riz, aussi fins qu’elles, ne sont pas aussi blancs.

— Mais pour ce qui est de mes oreilles, n’ai-je pas lieu d’être inquiète ?

— Oui, s’il est inquiétant d’avoir parmi les légers cheveux qui se mêlent deux menus coquillages compliqués comme des œillets nouvellement éclos.

C’est ainsi qu’ils parlaient, elle charmée, lui plus ravi encore, car il ne disait pas un mot qui ne fût la vérité même ; ce qu’elle avait le plaisir d’entendre vanter, il avait le délice de le voir. Tant et si bien que leur tendresse mutuelle devenait d’heure en heure plus vive. Le jour où il demanda si elle consentait à le prendre pour mari, elle rougit, certainement, mais ce ne fut point d’effroi ; les gens qui, voyant son sourire, auraient cru qu’elle se moquait avec la pensée de dire non, se seraient grandement trompés. Le malheur fut que la nouvelle du mariage vint jusqu’aux oreilles de la méchante reine, dont c’était la seule joie de troubler celle des autres ; et Jacinthe, plus que toutes, en était détestée, étant la plus belle de toutes.

III

Comme elle se promenait, peu de temps avant les noces, dans le verger, une vieille femme s’approcha d’elle, demandant l’aumône, puis, tout à coup, recula avec un cri, comme quelqu’un qui a failli marcher sur un crapaud.

— Ah ! ciel ! qu’ai-je vu !

— Qu’avez-vous, ma bonne femme, et qu’est-ce que vous avez vu ? Parlez.

— La plus laide chose de la terre !

— À coup sûr, ce n’est point moi, dit Jacinthe en souriant.

— Hélas ! si, pauvre enfant, c’est vous. Il y a bien longtemps que je suis au monde, mais jamais encore je n’avais rencontré une personne aussi affreuse que vous l’êtes.

— Je suis laide, moi ?

— Cent fois plus qu’on ne saurait l’exprimer.

— Quoi ! mes yeux ?…

— Ils sont gris comme la poussière, mais ce ne serait rien si vous ne louchiez pas de la façon la plus désagréable.

— Ma peau…

— On dirait que vous avez frotté de charbon pilé votre front et vos joues.

— Ma bouche…

— Elle est pâle comme une vieille fleur d’automne.

— Mes dents…

— Si la beauté des dents était d’être larges et jaunes, je n’en connaîtrais pas de plus belles que les vôtres !

— Ah ! du moins, mes oreilles…

— Elles sont si grandes, si rouges et si poilues, sous vos cheveux de filasse, qu’on ne peut les regarder sans horreur. Je ne suis point jolie, moi-même, et cependant je pense que je mourrais de honte, si j’en avais de telles !

Là-dessus la vieille femme — ce devait être quelque méchante fée amie de la méchante reine, — s’enfuit en jetant un mauvais éclat de rire, tandis que Jacinthe se laissait choir, tout en pleurs, sur un banc, entre deux pommiers.

IV

Rien ne fut capable de la divertir de son affliction. « Je suis laide ! Je suis laide ! » répétait-elle toujours. C’était en vain que son fiancé l’assurait du contraire, avec les plus grands serments. « Laissez-moi ! vous mentez, par miséricorde. Je comprends tout à présent. Ce n’est pas de l’amour que vous ressentez pour moi, c’est de la pitié ! La mendiante n’avait aucun intérêt à me tromper ; pourquoi l’eût-elle fait ? Il n’est que trop vrai : je suis vilaine. Je ne conçois pas que vous puissiez seulement endurer mon aspect. » Pour la détromper, il imagina de faire venir beaucoup de gens auprès d’elle ; chaque homme déclarait que Jacinthe était faite à souhait pour le plaisir des yeux ; même plusieurs femmes en dirent autant, d’une façon un peu moins affirmative. Tout cela ne faisait que blanchir ; la pauvre enfant s’obstinait dans la conviction qu’elle était un objet d’épouvante ; « vous vous entendez pour m’en faire accroire ! » et, comme l’amoureux la pressait de fixer malgré tout le jour de leur mariage : « Moi, votre femme ! s’écria-t-elle, jamais ! Je vous chéris trop tendrement pour vous faire don d’une chose aussi affreuse que je suis. » Vous devinez quel fut le désespoir de ce jeune homme si sincèrement épris. Il se jeta à genoux, il pria, il supplia ; elle répondait toujours la même chose : « Qu’elle était trop laide pour se marier. » Que faire ? le seul moyen de démentir la vieille, de prouver la vérité à Jacinthe, c’eût été de lui mettre un miroir devant les yeux. Mais, de miroir, dans tout le royaume, il n’y en avait point ; et la terreur inspirée par la reine était si grande, qu’aucun artisan n’eût consenti à en faire un. « Eh bien, j’irai à la cour ! dit enfin le fiancé. Si barbare que soit notre maîtresse, elle ne pourra manquer d’être émue par mes larmes et par la beauté de Jacinthe ; elle rétractera, ne fût-ce que pour quelques heures, l’ordre cruel d’où vient tout le mal. » Ce ne fut pas sans peine que l’on décida la jeune fille à se laisser conduire au palais ; elle ne voulait pas se montrer, étant si laide ; et puis, à quoi servirait un miroir, sinon à la convaincre davantage encore de son irrémédiable malheur ! Pourtant elle finit par consentir, voyant que son ami pleurait.

V

— Ça, qu’est-ce ? dit la méchante reine. Qui sont ces gens, et que me veut-on ?

— Majesté, vous avez devant vous le plus déplorable amant qui soit sur toute la terre.

— Voilà une bonne raison pour me venir troubler !

— Ne soyez pas impitoyable.

— Eh ! qu´ai-je à faire dans vos chagrins d’amour ?

— Si vous permettiez qu’un miroir…

La reine s’était levée, frémissante de colère.

— On a osé parler de miroir, dit-elle en grinçant des dents.

— Ne vous courroucez point, Majesté, de grâce ! et daignez m’entendre. Cette jeune fille, que vous voyez devant vous, si fraîche et si jolie, est tombée dans la plus étrange erreur ; elle s’imagine qu’elle est laide…

— Eh bien ! dit la reine avec un rire féroce, elle a raison ! car je ne vis jamais, j’imagine, de plus épouvantable objet.

Jacinthe, à ce mot, crut qu’elle mourrait de tristesse. Le doute n’était plus possible, puisque aux yeux de la reine, comme à ceux de la mendiante, elle était si laide en effet. Lentement elle baissa les paupières, tomba sur les marches du trône, pâmée, l’air d’une morte. Mais l’amant, lui, en entendant la cruelle parole, ne se montra point résigné ; il cria violemment que Sa Majesté était folle, à moins qu’elle n’eût quelque raison pour mentir de la sorte. Il n’eut pas le temps d’ajouter un mot ! des gardes l’avaient empoigné, le maintenaient solidement ; et, sur un signe de la reine, quelqu’un s’avança, qui était le bourreau ; il était toujours à côté du trône, parce qu’on pouvait, à chaque instant, avoir besoin de lui.

— Fais ton devoir, dit la reine en désignant celui qui l’avait insultée.

Le bourreau leva tranquillement un large glaive, tandis que Jacinthe, ne sachant où elle était, tâtonnant l’air de ses mains, ouvrait un œil languissamment… et alors deux cris retentirent, bien différents l’un de l’autre ; un cri de joie car, dans le bel acier nu, Jacinthe s’était vue, si délicieusement jolie ! et un cri d’angoisse, un râle, parce que la laide et méchante reine rendait l’âme, de honte et de colère de s’être vue aussi dans l’imprévu miroir.