Les Ogresses (Paul Arène)/Luttes de femmes

Charpentier (p. 259-266).

LUTTES DE FEMMES

L’affiche — deux solides créatures entrelaçant dans un terrible bras-le-corps leurs deux torses exactement moulés par deux maillots, l’un rouge comme un soleil couchant, l’autre bleu comme un ciel d’été — me décida, et j’entrai. Ce doit être original des luttes de femmes !

Non pas que je sois fanatique de luttes. À ces exercices renouvelés des Grecs manquera toujours le clair soleil, la douce lumière, le sable d’or des plages Attiques. Des corps nus sous le gaz, dans un décor de toile peinte, m’attristent à l’égal d’une parodie, et nos modernes athlètes, surtout s’ils sont jeunes et braves, me font l’effet de dieux en exil. Ma façon de voir sur ce point date de longtemps, et je me rappelle, non sans orgueil, qu’aux beaux jours des arènes de la rue Le Peletier, le poète Alexandre Ducros, rédacteur masqué des annonces prodigieusement éloquentes qui furent, six mois durant, la joie et l’admiration du boulevard, piloria sur tous les murs de la capitale mon nom obscur encadre de prose flamboyante, m’appelant « présomptueux jeune homme ! » et me menaçant de la colère d’Hercule, de Milon de Crotone, de Marseille aîné, de Faouët et d’Ompdrailles, parce que j’avais osé imprimer, au grand scandale des convaincus, que les luttes ne sont profitables qu’à ceux qui luttent, et qu’un gringalet usé par la noce et le Cercle espère en vain perfectionner ses muscles s’il se contente de regarder les autres lutter. Nouvellement arrivé de Provence, je rappelais à ce propos nos luttes d’après la moisson, en plein soleil, sur l’aire battue, luttes vraiment populaires et saines où chacun à son tour prend part, après s’être partagé la pomme avec l’adversaire, fraternellement, à la mode antique. On m’écouta et quelques Parisiens luttèrent de leur personne. À cette époque, le falot marquis Le Guillois prétendait avoir si fort développé ses biceps en luttant, qu’il ne pouvait plus se moucher.

Heureux temps d’aimable folie !

À vrai dire, le spectacle en question n’a pas sensiblement modifié mon opinion ancienne. Et, — malgré l’amusante mise en scène du jury, Mines, Eaque et Rhadamante en frac, debout, des petits drapeaux à la main, sur une estrade ornée d’astragales ; malgré le non moins amusant costume des lutteuses, juste milieu fort bien compris participant du collant et de la tunique grecque ; malgré leur façon de ramasser le sable, de se donner la main et de s’étreindre dans des groupements imprévus, des poses alternativement harmonieuses ou convulsées, en personnes de bonne volonté qui ont étudié chez les maîtres ; malgré la finesse des jambes amincies et durcies par la gymnastique ; malgré le tatouage des bras marquant l’origine foraine et une aristocratie de purs enfants de la balle ; enfin, malgré l’enthousiasme du public spécial, les yeux cernés au crayon s’ouvrant tout grands, les petits nez roses palpitant à chaque péripétie, et le bruit sec des éventails cliquetant sur la paume des mains gantées pour fêter la victorieuse qui salue tandis que la vaincue se relève et fuit rougissante entre deux portants de coulisses ; — peut-être aurais-je laissé à un moins indigne le soin de vous parler de ces choses, si la lutte féminine des Folies-Bergère ne m’eût fait penser à une autre lutte qui n’était, celle-là, féminine qu’à moitié, et dont le souvenir, tandis que je m’en allais mélancoliquement sur le minuit, dans le tumulte de la sortie, à travers le tohu-bohu des fiacres en file et des flirtages, m’est soudain revenu, superbement héroï-comique.

C’était dans une foire de village, village, d’ailleurs, assez voisin d’une grosse ville de garnison. Fatigué du grouillement des bestiaux et des hommes, les uns marchandés, les autres marchandant ; assourdi par la furieuse protestation des porcs méfiants que l’acquéreur entraîne, et le cri plaintif, presque enfantin, des jeunes chevreaux noirs et blancs que les bouchers emportent sous leurs bras, j’essayai de trouver un peu de repos pour mon oreille et pour mes yeux dans un endroit relativement paisible, le long du vieux rempart, vers les prés, où la permission de M. le Maire avait, selon l’immémorial usage, parqué les saltimbanques et les bohémiens.

Une demi-douzaine d’industries errantes : dentistes, débitants d’onguent souverain, somnambules, faiseurs de tours et montreurs de veaux phénomènes, chacun avec sa baraque peinturlurée, son enseigne voyante en façade, et, derrière, entre le cul de la voiture dételée et le rempart, une marmite en train de bouillir sur un trépied de cailloux, à la surveillance de quelque gamine effrontée déjà sous ses cheveux non peignés, d’un grand chien maigre, et d’un petit âne pelé qui tond l’herbe.

Midi sonnait, et les six parades, banque et contre-banque, menaient leur tapage. Mais le caprice du public paysan les dédaignait toutes, sauf une, où tenant de la main droite un cornet à pistons dans lequel il soufflait, l’allumeur, en costume d’Inca, fouettait de la gauche à grands coups de baguette un tableau avec cette inscription : « 50 francs en argent et en or pour celui qui tombera l’Indomptée ! »

À l’intérieur, au milieu d’un cirque à ciel ouvert, inondé de soleil et dont le sable poudroie et flambe, droite sur ses pieds chaussés de cothurnes écarlates, croisant ses bras nus sur son maillot sans ornements ni paillettes, blonde et le teint brûlé, taillée en statue, et pareille à quelque Cérès rustique, impassible, une femme attendait.

Elle attendait son dompteur, l’Indomptée !

Et le dompteur ne venait pas.

Trois ou quatre gars hardis, jetant bas la veste, étaient bien descendus dans l’arène ; et, après avoir touché au caleçon symbolique suspendu, en guise de défi, le long d’un poteau, à côté de la bourse qui laisse reluire à travers ses mailles deux louis d’or et deux écus, avaient voulu se mesurer. Mais, l’Indomptée, d’un tour de mains et d’un tour de reins les avait tous, l’un après l’autre, couchés à plat dans la poussière.

Maintenant personne n’osait plus. Voyant languir la séance, les gens, pressés autour des cordes, murmuraient.

Tout à coup des plumets rouges apparurent. Un artilleur fendit la foule. Il déposa entre les mains d’un camarade son shako, son sabre, sa tunique, et se présenta, torse nu. Au relief de ses muscles, et surtout à son air têtu et déterminé, on comprit que cette fois la lutte s’annonçait sérieuse.

Les cinquante francs, cet artilleur voulait les gagner ! et Dieu seul pourrait dire, ou le Diable, à quels rêves militairement caressés, à quelles félicités de cabaret douteux et de barrière, le soldat destinait une si forte somme.

Brusquement, sans galanterie — sa galanterie était ailleurs — l’artilleur saisit d’abord aux bras, puis aux hanches, l’Indomptée qui, s’étonnant et les sourcils froncés, laissa apparaître sur ses traits admirablement réguliers la calme fureur des Méduses classiques.

Elle riposta cependant, pétrissant de ses belles mains les membres velus de l’artilleur, tentant même de l’enlever par surprise d’un subit coup de tête en tierce, exact et combiné, mais qui, malheureusement, rata.

Alors elle changea de méthode : onduleuse et souple, et répondant au brutal assaut par des prises enveloppantes qui ressemblaient à des caresses ! L’artilleur distrait perdait visiblement de son sang-froid et de sa verve, et le combat, si rudemment commencé, tournait au divertissement bucolique. Un moment elle roula par terre entraînant avec elle l’artilleur.

Et les amateurs se disaient :

— « Ah ! la mâtine, elle l’amuse ! »

Elle devait l’amuser, en effet ; car l’artilleur, se relevant avec des airs d’Hercule penaud, respira, souffla, et se passa la main sur le front et les yeux comme pour chasser des pensées troublantes.

— « Hardi Gros-Pierre, il y a cinquante francs », lui criait le camarade dans ses deux mains en porte-voix.

L’artilleur regarda la bourse, et, soudain, il se retrouva.

D’une attaque plus furieuse, sournois, le front baissé, l’artilleur fit pivoter la forte fille, et, l’enserrant à la ceinture, arracha de terre ce grand corps magnifique et lourd comme un bloc de marbre.

— « Zou ! zou ! bravo l’artilleur ! »

Tout le monde la croyait perdue.

Mais il était écrit que ce jour-là, pas plus que les autres jours, personne ne dompterait l’Indomptée… Oh ! je vis très bien son manège : loin d’essayer une résistance inutile, elle se laissa enlever tout doucement ; et, la tête renversée sur l’épaule de son implacable ennemi dont ses cheveux frôlaient la joue, elle lui murmura je ne sais quels mots, quelles promesses à l’oreille. L’artilleur desserra les doigts, l’Indomptée soudain reprit pied.

Serré à la nuque, culbuté, l’artilleur tomba tout d’une pièce, les bras en croix, les épaules touchant le sable.

Mais il souriait, l’artilleur ! Et, qu’on pense ce que l’on voudra de la vertu de l’Indomptée, jamais si triomphant sourire n’éclaira les lèvres d’un vaincu.