Les Ogresses (Paul Arène)/Croquis parisiens

Charpentier (p. 243-258).

CROQUIS PARISIENS


DANS LA RUE

Il faut voir Paris, le matin !

Non pas à l’heure où les bouchers, s’aidant de luisants crocs d’acier, garnissent leur étal de chairs tressaillantes et roses ; où s’ouvrent les marchands de vins ; où les distributeurs de journaux trottent et glissent sous les portes la feuille fraîche zébrée de sa bande ; l’heure enfin où les balayeurs, le regard en terre, impassibles, parcourent le trottoir à grandes enjambées, poussant les poussières de la veille sur les bottines des soupeuses qui sortent des restaurants de nuit.

C’est là l’heure banale, l’heure verte que les sages eux-mêmes ont au moins une fois aperçue, entre les cils de leurs yeux brouillés, après un soir de mauvaise conduite.

Mais il est une autre heure, de nuance, plus délicatement fugitive, que seuls connaissent les Parisiens raffinés, lorsque la ville claire déjà du jour naissant reste cependant endormie encore.

Au courant de l’eau, par la large trouée de la Seine, arrive des champs un fleuve d’air pur ; et, de chaque côté des quais, les maisons et les édifices, nets derrière un voile de brume légère flottent dans un vague mirage. Vision doucement féerique, qui, tout à l’heure, sur un grincement de volets, un tic-tac de pas, un roulement de voiture maraichère, va disparaître pour faire place au Paris réel.

Rien de charmant alors comme de s’égarer par le réseau des petites rues soit bourgeoises, soit ouvrières.

Quelle solitude, et quel vacarme !… Non, jamais au fond des bois, près de la source où se querellent pour boire les fauvettes et les linots, jamais à l’affût matinal, posant mes gluaux malgré garde-champêtre et gendarmes, je n’entendis pareille musique d’oiseaux chanteurs. De l’entresol au toit, sur l’appui de toutes les fenêtres des cages ramagent, se répondent. Du haut des gouttières, le grand peuple des moineaux libres mêle ses pépiements au concert. Chez le fruitier voisin un coq fanfare la diane. Et nul bruit humain, sinon parfois l’heure qui sonne, ou bien, indistincte, argentine, la cloche de quelque couvent.

Un matin, je flânais ainsi, c’était, je crois, rue des Nonnains-d’Hyères. Une porte s’ouvrit, discrète. Effrayés, les oiseaux se turent et une fillette passa. Elle avait le sarrau noir des brunisseuses.

— Voilà ! pensai-je, on se sera attardée hors de chez soi dans les bras de son amoureux, de sorte qu’il a fallu se lever avant l’aube pour regagner à temps l’atelier lointain !…

En effet, je ne me trompais pas : au coin de la rue, sous la vieille et curieuse enseigne dont le bas-relief représente un rémouleur Louis XV perché sur sa meule qu’arrose un sabot percé par le bout, au coin de la rue, la fillette se retourna ; et, sans s’arrêter, très pressée, elle envoya un regard avec un sourire à une fenêtre au cinquième où probablement quelqu’un guettait.

Cependant le gazouillis des cages avait recommencé de plus belle ; et, dans ce glorieux Paris qui partage son âme entre le travail et l’amour, mille joyeuses voix d’oiseaux chantaient et saluaient la première éveillée.

AU CAFÉ

Mon ami me quitta ; et je restai seul au café, un petit café du boulevard tout en miroirs et en dorures.

Une jeune personne entrait, parée, fardée, armée en course, et coiffée d’un de ces chapeaux à visière ogivale qui sont pareil au casque d’or des belles guerrières. Cependant, à regarder mieux, sa figure enfantine et naïve contrastait singulièrement avec l’effronterie de son costume. On en rencontre ainsi pas mal dans Paris, nées à coup sûr pour vivre vertueuses et qui ont manqué leur vocation.

La jeune personne prit place à une table voisine de la mienne, en face d’une glace où d’abord elle se regarda longuement. Après quoi, elle demanda les journaux illustrés et une bavaroise.

Au bout d’une demi-heure, la jeune personne parut s’impatienter. Évidemment, on attendait un ingrat qui ne venait point ! La jeune personne, pour tuer le temps, donna de son sucre à un chien, interrogea le garçon sur la marche de la pendule, et, le chat de la maison étant venu se frôler auprès d’elle, elle le prit et le caressa.

Ses talons battaient le parquet, ses yeux ne quittaient plus la porte.

Enfin, elle se déganta et demanda un buvard et de l’encre. Elle écrivit une lettre, deux lettres que successivement elle déchira.

Puis, au moment d’en achever une troisième dont cette fois elle paraissait satisfaite, la jeune personne se tourna vers moi, et d’un ton adorablement et comiquement désespéré :

— « Monsieur, fit-elle, pourriez-vous me dire comment s’orthographie : Oh douleur ? »

AU PALAIS-ROYAL

Près du théâtre, sous les galeries. Le soir je prends volontiers ce chemin pour regagner ma Rive gauche.

Beaucoup de gens ignorent sans doute que si le jardin verrouille ses grilles après minuit, on peut néanmoins traverser le palais dans sa longueur à toute heure ; ou peut-être la solitude de cet immense cloître blanc, éclairé au gaz, dont le silence n’est troublé de loin en loin que par le pas monotone et rythmé de deux sergents de ville, effraie-t-elle les bons bourgeois : toujours est-il que rarement il m’arriva de m’y croiser avec quelqu’un.

L’endroit est pourtant agréable, surtout à la belle saison, avec ses statues de marbre s’animant parmi les fleurs et la verdure, avec son bassin où le jet d’eau ne danse plus, et que ride au vent de la nuit, sous la lune, le sillage d’un bateau d’enfant oublié.

Mais ce soir était un soir d’hiver. La neige tombait à flocons sur le bassin terni et les rosiers secs des parterres.

En haut, chez Véfour, il y avait un bal de noces. Des ombres de danseurs passaient sur les rideaux clairs des fenêtres, on entendait des airs de quadrille, et toute cette joie devenait mélancolique au milieu du silence triste de la nuit.

J’allais vite à cause du froid. Une ombre soudain m’arrêta, noire en travers des dalles blanches ; et, sans savoir, je me sentis touché au cœur comme en présence d’un drame entrevu.

Debout, derrière un pilier, les yeux fixés obstinément sur les fenêtres d’où tombait à flots la musique avec les lumières, c’était, se cramponnant aux lances dorées de la grille, une jeune femme en fourrures, très élégante, et qui pleurait !…

VOILA L’PLAISIR !

Devant un café à terrasse bondée, tout le long du trottoir, d’étudiants et d’étudiantes. Le ciel est gai, les maisons reluisent. Ces demoiselles, encouragées par le soleil, ont gardé, en dépit du calendrier, leurs grands chapeaux ombreux et leurs toilettes multicolores.

— « Voilà l’plaisir, mesdames, voilà l’plaisir ! »

Oh ! ce cri — est-ce bien un cri ? — poussé frileusement, d’une voix grelottante d’âme prête à partir, d’oisillon prêt à émigrer. Aussi personne ne l’entend, personne ne lève les yeux sur la petite vieille, si maigre, si ratatinée, pliant sous le fardeau de sa longue boîte en tambourin et secouant, presque sans bruit, sa grêle cliquette.

Vous rappelez-vous l’autre marchande de plaisirs, celle d’il y a quelque vingt ans ?

Dès mon arrivée sur la rive gauche, elle m’apparut comme la personnification effrayante et luxurieuse de vagues plaisirs ignorés. Que vendait-elle ? des oublies disait-on ; mais jamais ni moi ni mes camarades d’école nous n’osâmes hasarder un sou sur sa roulette mystérieuse. Gigantesque comme les deux sœurs dont parle Michelet — peut-être était-ce une cousine ? — qui, célèbres dans tous les bivouacs, à elles seules, sous les galeries de bois, tant que l’épopée impériale dura, portèrent l’amour de vingt armées, avec son insolente allure de courtisane devenue matrone, son regard ironique et lourd, sa voix vibrante à sonorité de clairon, quand elle passait par les rues annonçant : « Voilà le plaisir ! » les jeunes gens, au fond d’eux-mêmes, se sentaient vaguement troublés, et le visage des femmes, car alors on se fardait peu, devenait rose.

CELLE QUI ATTEND LE POTACHE

Cinq heures ! Grand brouhaha devant le lycée d’Harcourt.

Les classes ont rouvert hier, et c’est l’heure de la sortie des externes. Ils débordent et se bousculent, ayant encore dans les veines tout le soleil bu, tout l’oxygène respiré, toute la sève emmagasinée au grand air libre des vacances.

Timide, à quelques pas, dans l’ombre du kiosque à journaux, une fillette attend. Elle est brune, elle est frêle, avec le costume humble et soigné des petites ouvrières du faubourg.

Enfin sort un dernier élève ; c’est lui ! beau gaillard de quinze ans, portant ses livres d’un bras robuste, le teint clair, l’œil franc et nullement cerclé.

Ils se sont vus, ils se font signe, maintenant la fillette rit. Ils partent là-bas, en se cachant un peu, vers les arbres.

Je devine leur roman ingénu, la demi-heure d’amour chaque jour volée entre les classes et le dîner. Et j’envie ces deux cœurs simples qui, en plein Paris, elle plébéienne souvent battue, lui écolier pauvre à qui la vie s’annonce dure, au nez des professeurs et des parents barbares, renouvellent tranquillement le miracle de Juliette et de Roméo.

LA BOBONNE

Palsambleu ! la jolie bobonne…

Dans le jardin public, frissonnant aux premières bises d’octobre, où le gazon coupé, foin minuscule pareil à du tabac très fin, achève de sécher sur le tapis frais des pelouses, tandis que les jardiniers à genoux, une à une, de l’ongle de leur pouce, émondent les feuilles du lierre, la bobonne, ayant entouré quatre arbres d’une ficelle, placé comme il convient les deux bâtons aux couleurs vives et sagement plante ses ponts en fil de fer dans le sable, la bobonne joue au croquet.

Grande, forte, châtaine avec de beaux yeux noirs, elle joue au croquet pour distraire son jeune maître, un petit bourgeois de sept ans, très malingre, l’air déjà sage.

Quelques promeneurs se sont arrêtés et regardent. Ils regardent surtout la bobonne. Car elle est agréable à voir, la bobonne, avec ses façons quasi distinguées, et la grâce, imitée de quelque dame châtelaine, dont elle s’appuie sur le maillet, coquette et souple, non sans hancher un peu.

Elle se laisse trop volontiers regarder, la bobonne ! et Nostradamus, s’il passait, lui prédirait son avenir : l’amourette du début, rue Monsieur-le-Prince ou rue Cujas, avec ce carabin qui est là au premier rang, et qui rêve ; la séparation obligée, l’année de désespoir, de Bullier et de brasseries ; puis l’ambition, les ponts passés, l’aventure ; et, qui sait ? une fois suffisamment vieillie pour en être plus désirable, l’hôtel classique avec l’équipage offerts par le malingre petit bourgeois, devenu un à peu près d’homme et qui ne la reconnaîtra pas.

PLACE SAINT-SULPICE

Ce n’est qu’à Paris, en carnaval, qu’on peut voir pareille antithèse !

Deux masques sur la place Saint-Sulpice, pareille, comme vous savez, à un coin de la Rome papale, avec sa grande façade aux ordres superposés, où un ciel d’hiver extraordinairement bleu, vrai ciel Véronèse, se découpait dans les tours à jours de l’architecte Servandoni ; avec sa fontaine au dôme écussonné de chapeaux cardinalices, où, jaillissant sous les pieds des Fénélon et des Bossuet en marbre, de belles eaux claires, qui semblent bénites, arrosent le dos de lions fâchés ; avec son séminaire froid comme une prison, dont les murs de jardin sont si hauts que les charmilles taillées les dépassent à peine.

Oui ! deux masques de Mardi-Gras, l’après-midi, sur cette place solitaire, éternellement résonnante du son des cloches, que peuplent seuls, de loin en loin, un curé de province bilieux et pressé, un missionnaire à barbe, la soutane doublée de violet d’un monsignore, ou bien, traversant les yeux baissés l’angle de la place entre l’église et le séminaire, une théorie blanche et noire de jeunes lévites en surplis.

Deux masques, deux fillettes charmantes et vêtues de rouge, lesquelles, à en juger par les taillades de leurs chausses, les bouffettes romantiques de leurs pourpoints et les mignonnes cornes d’or qu’elles portaient au front, devaient avoir dépensé une assez forte somme d’imagination à se déguiser convenablement en Monsieur et Madame le Diable.

D’ailleurs, elles ne riaient pas, et tenaient à la main leur loup de satin, avec un air de convenance.

Ingénument sacrilèges, ne devinant pas le vent de réprobation qui de tous les coins de la place soufflait sur elles, ne sentant pas le regard aigu des vieilles dévotes s’enfoncer comme des poignards dans l’entre-deux de leur dos au-dessous de leur nuque impudemment décolletée, elles contemplaient, ô candeur ! une boutique d’objets de sainteté…

Et, de l’intérieur, — à travers le fouillis de ses chasubles et de ses étoles, de ses ostensoirs émaillés, de ses porte-cierge byzantins, de ses vases, de ses statuettes, de ses chapelets en nacre luisante et de ses fleurs en papier doré — apercevant les deux diables couleur de flamme, le marchand, bonhomme à calme figure de prêtre, se demandait, non sans inquiétude : « D’où me viennent ces étranges clients ? »

Cependant les deux masques en proie à je ne sais quelle naïve convoitise consultaient leur porte-monnaie et se livraient à de longs calculs.

— « Sont-ils jolis !

— Et comme ils nous iraient bien.

— Sans compter qu’ils nous reviendraient toujours trois fois moins cher que des bottines… ? »

Que prétendaient donc acheter, dans cet arsenal de choses pieuses, ces deux fillettes déguisées en Diables ?

Enfin la plus audacieuse posa la main sur le bec de cane et entra :

— « Bonjour, monsieur ! il nous faudrait, au prix marqué, pour aller au bal, deux jolies paires de vos souliers d’enfant de chœur… »

Et, avant que le marchand interloqué eut ouvert la bouche pour répondre, tandis que sa femme accourue marmottait des conjurations et multipliait les signes de croix, les deux masques étaient partis, laissant l’argent sur le comptoir, et emportaient, ivres de joie, deux paires de souliers en drap rouge feutré, complément indispensable — fourni par l’Église — à leur diabolique costume.

QUARTIER BRÉDA

Que se passe-t-il ? À coup sûr quelque chose d’extraordinaire.

C’est dans une des nombreuses rues qui vont dégringolant et s’entrecroisant de Montmartre à Notre-Dame-de-Lorette.

Elle n’est guère habitée que par les vendeuses d’amour, cette rue. Un parfum de boudoir y flotte. Et, parfum à part, l’aspect seul des boutiques suffirait à dénoncer ici l’existence d’un phalanstère exclusivement féminin, depuis le marchand de meubles dont les sophas à formes molles, exagérément rembourrés, font tout de suite rêver le passant à autre chose qu’aux joies paisibles de la famille, jusqu’aux divers marchands de comestibles dont les étalages de langoustes et de poulets froids, de pommes vertes, d’artichauts crus, de galantines et de pickles disent éloquemment les déjeuners au lit, après une nuit sans sommeil, dans un logement sans cuisine ; depuis la modiste qui met en montre ces toques extravagantes, brodées d’or, hérissées de plumes, sous lesquelles l’imagination dessine instinctivement un profil chiffonné, un œil en coulisse, jusqu’au savetier en train de remettre des talons à toute une série de galantes bottines alignées sur la planchette de son échoppe et au dessus desquelles, par une évocation contraire, flottent en vague et tentante vision, toutes sortes de fines chevilles, de jolis mollets, de bas multicolores et bien tendus habitués à trotter, sans craindre la clarté du jour, sous une jupe artificieusement retroussée.

Rue charmante, vers cinq heures du soir, un peu avant le gaz allumé, alors que, par toutes ses portes, débordent des escouades bientôt devenues régiment d’aimables petites malheureuses armées en guerre, — les dents aiguisées, les lèvres peintes, les chignons redorés de frais, — prêtes à descendre sur Paris.

Mais, à onze heures du matin, le clairon des batailles n’a pas sonné, et la rue est généralement silencieuse comme une caserne endormie.

Que se passe-t-il donc aujourd’hui ? Quelque chose d’extraordinaire à coup sûr. Est-ce un accident, est-ce un crime ? En tous cas, l’émotion paraît grande. Des têtes s’ébouriffent aux fenêtres ; on cause, on s’appelle d’un trottoir à l’autre ; déjà des peignoirs de toutes couleurs, sur lesquels, moites encore au saut du lit, les cheveux dépeignés retombent, sont groupés là-bas à l’angle où se tient la fruitière ; et de voir tant de monde courir, les deux automatiques sergents de ville, quoique médiocrement curieux de leur nature, précipitent, tout en restant dignes, le rythme régulier de leur pas.

Faisons comme eux ! Ni accident ni crime, mais simplement, au numéro 15, la fille de la concierge qui se marie. Tel est l’invraisemblable événement qui met les esprits en émoi. Comprenez-vous un mariage dans cette rue où jamais, de mémoire de femme, personne ne s’est marié. Il n’y a pas à dire pourtant : tout de blanc tendue, une voiture de noce est devant la porte ; le cocher a des fleurs à sa boutonnière, un nœud de rubans à son fouet.

Et les railleries vont leur train, les yeux s’allument d’une flamme ennemie. On croirait, à voir ces jeunes bacchantes s’irriter ainsi, les prêtresses de quelque mystérieuse religion provoquées en leur sanctuaire.

Mais la fiancée parait, rougissante. Le silence se fait alors. Sur le visage apaisé des femmes se peint le regret des joies entrevues ou le désir mélancolique de celles qu’on n’espéra même jamais. Elles songent. À quoi songent-elles ? Au pays perdu, aux jours d’enfance, au mariage promis par le premier amant, à la noce d’une cousine, là-bas, sous les pommiers, dans la ferme normande… Et, tandis que la voiture fuit, une superbe blonde taillée en Cérès, chez qui le maquillage incomplet dissimule encore mal ce que la naïveté de nos aïeux appelait improprement la beauté du diable, soupire avec un bon sourire :

— « C’est gentil tout de même, la fleur d’oranger ! »