Les Ogresses (Paul Arène)/Printemps

Charpentier (p. 267-274).

PRINTEMPS


Il est donc de retour, le printemps, ce seul Dieu que l’humanité fête encore ! Non plus le printemps douteux, en manteau persillé de givre, qui, montrant par instant le bout de son nez, puis disparaissant aussitôt, semblait jouer à cache-cache derrière les buissons dépouillés, mais bien un printemps véritable, revêtu pour la circonstance d’une belle robe couleur de pelouse piquée d’innombrables fleurettes jaunes, blanches, rouges et bleues, aussi délicieusement criardes que celles dont s’étoilent les prés.

Le pissenlit — primevère incomprise que sut comprendre le grand peintre Millet — a déjà ouvert sa cocarde d’or dans les gazons, au milieu desquels, quand la brise passe, des brins luisent ; un enivrant parfum de verdure nouvelle remplace, au long du petit sentier, l’odeur tristement automnale des feuilles mortes et de bois mouillé ; des insectes cuirassés d’acier commencent leur ronde sur l’eau des mares ; des pépiements confus courent à travers les branches, qui bientôt éclateront en chansons ; et bientôt aussi, sous les tonnelles claires encore avec leurs vrilles de houblon et de vigne vierge qui laissent voir des découpures de ciel bleu, bientôt les amants ivres d’idéal et de vin clairet, et peu jaloux d’ailleurs de la richesse des rimes, pourront se répéter l’odelette du bon vieux Gustave Mathieu :

Couronné de frais lilas,
De blanche aubépine,
Le printemps, à petit pas,
Descend la colline…

Oui ! à petits pas, sans se presser. Mais enfin il l’a descendue. Si bien qu’un matin, à l’heure où les boutiques s’ouvrent, il a fait son entrée dans Paris.

Par où est-il venu ? Je l’ignore. Peut-être a-t-il suivi la Seine, bourgeoisement, et filé sous le viaduc d’Auteuil par le premier bateau-mouche. Peut-être a-t-il pris le tramway, passant devant le nez des douaniers entre les fortifications où, avec l’espoir de soleils plus doux, des vagabonds dorment dans l’herbe.

Personne, certes, ne l’a vu ; mais partout, depuis quelque temps, se fait deviner sa présence.

Je m’étais égaré l’autre jour, car si le printemps porte à l’amour, il ne décourage pas de la flânerie, derrière l’église Saint-François-Xavier, dans le quartier des Invalides.

Une découverte m’attendait : à Paris, en s’y prenant bien, on peut toujours faire des découvertes ! Un vaste enclos qu’entoure un mur bas surmonté d’une palissade avec cette étonnante enseigne :

GRANDE VACHERIE CHAMPÊTRE
DU PUITS ARTÉSIEN


que complète cette non moins étonnante indication en grandes lettres :

ON TRAIT DANS L’HERBAGE

Et c’est un herbage, en effet. Le gazon pousse dru. Sonnailles au cou des vaches paissent. Leurs bouses, des bouses authentiques, s’étalent énormes, çà et là. Sans la silhouette ajourée du puits, — Tour Eiffel minuscule ! — sans quelques cheminées d’usine, dépassant la ligne des toits et qu’il est d’ailleurs facile de supprimer par la pensée, on pourrait se croire en Normandie. Que dis-je, s’y croire ? Mais on y est ! Voici justement l’herbagère qui arrive de son pas paysan, un seau de bois dans chaque main…

Un grand vacarme, cris et bruits d’ailes, vient m’arracher à cette contemplation bucolique.

Il y avait là, derrière moi, cinquante, cent, deux cents moineaux en train de s’ébattre sur la façade d’une maison inhabitée.

Des moineaux partout, à l’appui rouillé des fenêtres, le long des étroites corniches qu’un peu de mousse verdissait, et jusque là-haut dans les gouttières.

On les sentait chez eux, pleins d’insolence, sans la crainte que personne vint les déranger. Car jamais, depuis des années, les persiennes ne se sont ouvertes ; jamais il n’apparaît une servante pour secouer ses tapis, une femme pour arroser son pot de fleurs.

La maison est aux moineaux ! les moineaux le savent et abusent. Ils se querellent, se poursuivent et, des quatre coins de l’horizon, attirés par le bruit et soudain visibles sur le ciel comme des étoiles noires qui viendraient d’éclore, arrivent sans cesse d’autres moineaux.

En habit gris, casqués de noir et le col superbement rehaussé d’un éclatant gorgeron rouge, les mâles guettent les femelles qui, s’aidant du bec et de la queue, accrochées aux moindres aspérités, cramponnées aux plus inaccessibles endroits, jouent la coquetterie, font des grâces.

De temps en temps, du groupe des mâles, un des plus hardis se détache. Les ailes frémissantes et se soutenant non sans peine à hauteur de la cruelle toujours immobile, il insiste, parle, supplie. L’autre fait semblant de céder, quitte l’asile, puis revient. L’infortuné quémandeur d’amour se décourage, et regagne la troupe, aussitôt remplacé.

Un dernier enfin, plus heureux, triomphe. Le couple part, la troupe suit. Et tous s’en vont, par delà l’herbage, s’abattre en tourbillon dans un jardin de couvent aux vieux murs crétés d’herbes folles, aux grands ormeaux festonnés de lierre, où — je l’aperçois à travers la grille — un jeune prêtre qui lisait ferme son livre, et, troublé, regarde.

Le printemps, chargé d’affaires de l’amour, me réservait le spectacle d’une autre idylle.

L’herbagère ayant trait ses vaches et les moineaux ayant filé, ma présence désormais sans prétexte risquait fort d’être remarquée.

Je quittai donc la rue qu’embellit l’herbage et allai m’asseoir, solitaire, sur un banc du boulevard voisin. On le peut, sans déroger ni se compromettre, dans ces quartiers paisibles peuplés de promeneurs âgés : officiers en retraite, petits employés et petits rentiers.

Un jardinier passa, avec le sarrau professionnel, et les sabots noircis du terreau encore frais de ses plates-bandes ou de ses serres.

Il portait sur la tête, ainsi qu’un pâtissier porterait sa tourte, une corbeille d’azalées ; et les fleurs, au rythme de la marche, au souffle d’un vent léger qui se levait se balançaient lentement, doucement, comme endormies.

Tout à coup le jardinier heurta du pied contre un caillou et trébucha. Que voulez-vous ? le printemps sans doute lui donnait aussi des distractions à cet homme ! Il trébucha et la corbeille, savamment maintenue en équilibre, ne se renversa point ! Mais un brin fragile fut détache par la secousse et tombant le long du trottoir dans le sable, il brillait de loin comme un chiffon rosé.

J’aurais pu le ramasser ; je me décidai à n’en rien faire, curieux de savoir ce qu’allaient devenir sur un boulevard, en plein Paris, ces fleurs tombées. Il y a comme cela des jours où il est doux de se donner pour soi tout seul de paresseuses comédies.

Mes fleurs n’attendirent pas longtemps.

De l’autre côté de la chaussée, deux témoins, un garçonnet de quinze ans, une fillette de quatorze, avaient assisté à la chose : lui, sans doute apprenti typographe, car il était tout de bleu vêtu avec un peu de noir aux manches ; elle, fleuriste ou brunisseuse, car d’impalpables paillons d’or frémissaient et luisaient dans le blond ardent de ses cheveux. Voyant que je ne bougeais pas, ils approchèrent. Le garçon se baissa en me guettant du coin de l’œil comme s’il eut craint de ma part quelque tardive revendication. Mon attitude volontairement indifférente et distraite le rassura. Il ramassa la fleur, souffla dessus pour faire envoler les quelques grains de poussière qui en souillaient la soie fripée et les offrit en disant :

— « Les veux-tu, Lalie ? »

Lalie répondit :

— « Je les mettrai dans l’eau c’est des fleurs riches, par malheur elles ne durent pas… »

Puis, la fillette regardant les fleurs, le garçon regardant la fillette, tous les deux s’émerveillant, ils disparurent au détour de la première rue.

C’était la rentrée de six heures. Les ateliers, les magasins de l’autre côté de l’eau désertés, ramenaient à travers les ponts dans ces quartiers relativement suburbains, des escadrons de jeunes ouvrières.

Or, tandis que la brise apportait de Meudon, de Sèvres, par dessus les champs et les bois, mille tentations printanières ; et que le ciel, rouge sur Grenelle, colorait d’un reflet féerique la cime des arbres et l’angle des toits ; tout ému de l’idylle entrevue, si ingénument faubourienne, d’un naturalisme si délicat, et digne d’inspirer la muse de Coppée, je me pris à envier ces deux enfants qui, selon les préceptes de la sagesse païenne, avaient su cueillir l’amour qui passe, la fleur qui s’offre. Et je songeai, avec un sentiment de regret mélancolique, aux heureux jours de la jeunesse où j’eusse ramassé le brin d’azalée et l’eusse offert — oh ! sans choisir — à la première rencontrée de celles qui passent, petits trottins ou cigarières, ayant sous leur étroit corsage assez de cœur pour aimer huit jours, et qui, joyeuses d’épargner, en vue d’une partie dans les bois dimanche, chaque soir six sous d’omnibus, montent à pied, d’un pied bien chaussé, vers les hauteurs de Montparnasse et de Plaisance.