Les Ogresses (Paul Arène)/Le pot-au-feu de Caroline

Charpentier (p. 187-196).

LE POT-AU-FEU DE CAROLINE


Comme un garçon venait d’entrouvrir la porte, Nazaire s’aperçut qu’il faisait grand jour au dehors et, tout de suite, le remords envahit son âme.

Aux dernières lueurs du gaz, dans une glace en cristal brouillé, il se voyait distinctement, lui Nazaire, avec sa barbe grise à la pointe, son front dégarni par le travail, il se voyait assis et sommeillant devant plusieurs flacons vides, entre deux femmes.

— « Où diantre suis-je ?… » se demanda-t-il tout d’abord.

Puis ayant considéré l’endroit et récapitulant tant bien que mal, la cervelle encore un peu trouble, les multiples incidents de sa nuit : ce dîner annuel en compagnie d’anciens camarades d’atelier ; ces bocks sans nombre bus, au milieu de conversations esthétiques, dans des brasseries pittoresquement décorées ; la vision, sous un magnifique clair de lune, de la nouvelle Bourse du commerce et de la colonne astrologique jadis élevée pour Catherine de Médicis ; Nazaire conjectura, non sans apparence de raison, qu’il s’était grisé comme un templier et que, ses amis l’un après l’autre égrenés le long du chemin, il avait fini, seul, hélas ! par venir s’échouer aux Halles.

— À ton âge, tu n’as pas honte ? Et que doit penser Caroline !

Nazaire régla les consommations, offrit, en s’excusant de ne pas les accompagner, trois francs pour leur voiture aux deux dames qui, véritablement, demeuraient un peu loin, sur le canal, derrière la place de la République et, fier de s’être ressaisi, il sortit d’un pas d’ailleurs ferme pour achever sa cure au grand air.

L’aspect matinal des Halles avec les montagnes de fleurs, les alignements de légumes, le parler paysan des maraîchères en sabots, tout ce franc morceau de campagne débarquant ainsi à Paris par charretées, charma Nazaire comme un spectacle presque nouveau, car, paysagiste rangé, depuis longtemps il habitait loin de la ville et avait renoncé au noctambulisme.

Pourtant, peut-être à cause des légumes, l’idée de Caroline et du gentil village de Mézy-en-Brie le poursuivait.

Que n’eût-il pas donné, débauché sans conviction, pour être, d’un coup de baguette, transporté là-bas, tout au bout de la longue ruelle solitaire, dans la maisonnette brodée de vigne, dont les fenêtres regardent la rivière couler, et surtout dans le lit tiède et douillet où, réveillé chaque matin au premier chant des coqs, au premier roucoulement du colombier, il paressait quelques instants, heureux de se trouver au milieu de ses toiles.

Il songeait qu’à ce moment même Caroline, inquiète d’un tel retard, distribuait le grain aux poules, tout en regardant par la porte du jardin ouverte, si au loin personne ne venait ; et, à l’idée de son courage, de son dévouement, de la douce existence à deux si intelligemment arrangée, il s’attendrissait et l’aimait plus profondément, plus sincèrement que jamais ; car, ceci soit dit entre parenthèse, les femmes s’épargneraient bien d’inutiles bouderies et d’injustes scènes, si elles savaient combien une bordée, oh ! convenable, est propice chez l’homme au revenez-y d’affection, et combien une image chérie parait plus charmante à travers les brumes d’un demi-remords.

Mais quoi ! le voiturin de Mézy-en-Brie ne correspondait guère avec le train qu’à partir de midi. Il pouvait être environ neuf heures, Nazaire avait donc deux bonnes heures à attendre avant de se rendre à la gare.

— Tâchons au moins, se dit Nazaire, d’employer ces deux heures utilement.

L’idée dominante d’un homme gris, et Nazaire, malgré les effets salutaires du grand air, restait gris un peu, est toujours de donner à soi-même et de donner aux autres une haute idée de sa sagesse.

Or, Nazaire n’était pas sans avoir ouï dire qu’aux Halles, le matin, à l’heure des criées, tout est d’un incroyable bon marché.

Nazaire résolut de mettre à profit l’occasion pour acheter, à l’intention de Caroline, quelque chose dont le bon marché l’étonnât.

Mais quoi ? des fleurs ? Il y en avait de reste à Mézy. Des salades ? des choux ? le potager en produisait tant et plus. Nazaire s’arrêta donc à l’idée de rapporter un pot-au-feu, mais un pot-au-feu superbe, gigantesque, dont l’arrivée seule couperait court aux reproches possibles de Caroline et que l’on mangerait le soir en s’extasiant sur le peu qu’il aurait coûté.

Inspiration d’autant plus lumineuse qu’à Mézy les communications sont difficiles et que le boucher, en fait de bœuf, ne tue guère que le samedi, parfois, quelque vieille vache racornie et sèche.

Une malice du hasard, pendant qu’il calculait ainsi, avait justement conduit Nazaire rue de Vauvilliers, devant le pavillon 5, où se vendent les viandes à la criée.

Des moutons entiers, des quartiers de bœuf suspendus à des crocs de fer et se continuant, parallèles à l’infini, comme les parois d’une rue aux murs blancs et roses.

Entre ces murs, un peuple d’étaliers en tablier blanc et le fusil au côté qui circulent. Un commissionnaire debout qui met successivement les lots aux enchères, un scribe, assis devant une petite table, qui perçoit le prix des achats.

— « Voyons, criait le commissionnaire, nous vendons le morceau no 9 : cinquante kilos à soixante-quinze francs, un morceau superbe, soit un franc cinquante le kilo. »

Nazaire, qui arrivait, n’entendit que la fin de la phrase.

— Mazette, dit-il, ce n’est pas cher ! quand je songe que mon équarisseur de Mézy nous fait payer trois francs sa sale bidoche.

— À qui ? à vous ? interrogeait le commissionnaire.

Nazaire, hypnotise, sourit et fit signe que oui. — « Enlevé, c’est pesé ! »

Et Nazaire vit le quart d’un bœuf manié par des mains expertes s’abattre soudain à ses pieds, pendant que l’homme assis à la petite table lui réclamait soixante-quinze francs.

— « Mais je n’en voulais… hasarda Nazaire.

— Oust ! et plus vite que ça ; tâchons de ne pas encombrer le carreau. »

Nazaire qui venait de vendre une toile la veille avait heureusement de l’argent sur lui. Il paya, se disant qu’après tout l’affaire n’était pas si mauvaise et qu’il pourrait toujours revendre son quart de bœuf avec bénéfice, non sans avoir prélevé dessus le pot-au-feu pour Caroline.

Il n’eut pas d’ailleurs le temps de beaucoup réfléchir.

Un fort s’était emparé autoritairement du quart de bœuf et demandait à Nazaire, une fois hors du pavillon :

— « À quelle voiture faut-il que je porte votre marchandise ?

— Mais, répondit Nazaire, je n’ai pas de voiture. »

Croyant sans doute voir un fou dans cet homme qui n’avait pas de voiture et qui achetait des cinquante kilos de bœuf, le fort d’un brusque coup d’épaule jeta le bloc de viande le long du mur, et, tendant la main :

— « Arrangez-vous. C’est deux sous seulement pour la peine. »

Nazaire donna les deux sous et, brisé par tant d’émotions, s’assit un instant sur son bœuf, dans une pose méditative.

Un sergent de ville vint secouer sa rêverie :

— « Ah ça, est-ce que nous allons moisir ici ? »

Nazaire essaya de s’expliquer.

— « Suffit, rompez ! Qui m’a fichu ce particulier ? »

Et, se faisant aider par le fort demeuré témoin de la scène, il chargea le bœuf sur le dos du malheureux Nazaire.

Nazaire partit, titubant, se cognant aux murs, excitant les huées et le rire des gens qu’il heurtait au passage. Un peu inquiet sur la fin de l’aventure, il était fier pourtant de porter un tel poids ; des souvenirs classiques lui revenaient et il se comparait à Milon de Crotone.

Un de ces gavroches qui pullulent autour des Halles, vivant de rogatons ramassés et de sous gagnés à faire de vagues commissions, lui dit :

— « Patron, si par hasard votre bœuf vous gênait, je pourrais pour cinq sous vous indiquer un boucher pas loin. »

Nazaire accepta d’autant plus volontiers que, courbé sous le faix, avec un lambeau sanglant qui lui flottait devant les yeux, il n’aurait pu que difficilement lire les enseignes.

Mais de tous les bouchers auxquels Nazaire s’adressa, aucun ne voulut de son bœuf.

Les uns avaient leur provision, d’autres croyaient à une farce et refusaient le bœuf même pour rien. Un dernier, qui comprit, se répandit en violentes injures contre les avares bourgeois qui viennent s’approvisionner aux Halles pour enlever leur gain aux débitants et menaça de lâcher son dogue.

Ce fut un horrible calvaire.

Enfin une compatissante bouchère, dont le mari était absent, consentit à se laisser attendrir.

— « Mettez votre bœuf là, si ça vous amuse, la qualité n’est pas très belle, mais on en tirera toujours parti. »

Exténué, Nazaire déposa son bœuf.

— « Puisque je vous en fais cadeau, insinuait Nazaire, vous pourriez bien me couper dedans, comme échange et au prix coûtant, un pot-au-feu pour Caroline ?…

— Allons, coupe-lui un pot-au-feu tout de même, le pauvre homme l’a bien gagné, dit la bouchère à son garçon. On vous le laissera pour un franc cinquante, parce que c’est vous. »

Et de cette façon l’heureux Nazaire put opérer à Mézy une rentrée relativement triomphale, rapportant un pot-au-feu de un franc cinquante qui lui revenait à soixante-quinze francs, sans compter la fatigue et les menus frais.

Mais voici le pire !

Depuis cette belle opération, Caroline, ménagère enthousiasmée, ne veut plus entendre parler de la campagne, où tous les fournisseurs vous volent, où tout se vend au poids de l’or ; et Nazaire, l’infortuné Nazaire, se verra obligé, au premier jour, d’abandonner Mézy-en-Brie, les paysages aimés, la chère maisonnette embellie de ses mains, pour venir loger avec Caroline dans le quartier des Halles, terre de Cocagne et patrie précieuse des vrais pot-au-feu bon marché.