Les Ogresses (Paul Arène)/La chemise

Charpentier (p. 197-204).

LA CHEMISE


On l’avait presque décidé.

Comment lui, le rêveur puissant, l’infatigable tailleur de marbre devant l’inspiration de qui, ainsi, qu’au souffle d’un vent divin, les durs paros et les carrares s’envolaient en vagues flocons et tout autour jonchaient le sol pour laisser voir, à peine écloses et frissonnantes encore sous leur neige, les Nymphes, les Vénus, corps blancs de Déesses ou de femmes, oui ! comment lui, Pierre Descœurs, pouvait-il ainsi indéfiniment s’acoquiner avec un ancien petit modèle ?

Sans doute, malgré qu’elle approchât de ses trente ans, Célénie demeurait charmante, plus fine peut-être qu’autrefois et d’une gracilité plus dorée que lorsqu’elle posait cette « Madeleine endormie » qui, au Salon de 1876, d’un coup, dans un subit éclat de renommée, fit la gloire de son amant.

Toujours simple, bonne, ingénue, elle avait, au contact de Pierre, dans la fréquentation de ses amis, acquis une compréhension des choses de la vie et de l’art très fémininement pénétrante, mais que, par une sorte de coquetterie, elle laissait volontiers croire superficielle.

Et surtout, rien à dire pour le reste ! Car jamais épouse, aux moments durs, n’aurait su comme elle entourer l’homme aimé d’un aussi fidèle dévouement, d’une aussi attentive admiration et d’aussi réchauffantes tendresses.

Mais enfin la vie est la vie ; et l’art aussi mérite bien qu’on lui fasse quelque sacrifice.

Or, Pierre allait avoir quarante ans. Il touchait à l’heure décisive. Son rude métier de sculpteur, qui paye le génie en lauriers, n’avait pu le sortir d’une honorable demi-misère. Comptait-il le traîner longtemps, le traîner toujours, ce boulet classique des Michel-Ange sans argent : tristes bustes faits au rabais, marbres quêtés pendant des mois, commandes péniblement arrachées, et les deux bouts à peine joints.

Ne renvoyait-il pas d’un saint à l’autre, depuis cinq ans, faute de l’atelier géant qu’il aurait fallu louer, l’exécution de sa « Fontaine de Cybèle », noble conception panthéiste, ensemble admirable d’architecture et de statuaire dont la maquette, envahie par l’herbe, dans un coin de cour, moisissait ?

Eh bien ! Pierre pouvait, d’un acte de volonté, changer tout cela. Il n’avait qu’à écouter ses amis, ses vrais amis. Il n’avait qu’à se laisser faire et ne pas bouder la fortune venant s’offrir en la personne de cette jeune héritière, agréable d’ailleurs, qui l’aimait, et sous la figure de ce riche industriel, idéal beau-père, lequel, après avoir, dans le commerce des cuirs vernis, gagné assez de millions pour deux, rêvait un artiste comme gendre. Pareilles occasions ne se présentent que rarement. On n’a pas le droit de les négliger. L’occasion est femme, disaient les amis : elle se venge de qui la méprise.

Et ils ajoutaient :

— « Vois les camarades, comme ils se poussent, comme ils arrivent ! Un tel grand-officier, tel autre de l’Institut… »

Toute une série de conseils et de raisonnements, dont Pierre, quoi qu’il eût préféré ne pas les entendre, ne pouvait non plus s’empêcher de reconnaître la justesse.

Certes ! il ne s’agissait pas d’abandonner brutalement Célénie. Pierre lui devait des égards. Célénie, Dieu merci, était une personne raisonnable n’ayant jamais rêvé, dans ses plus grandes ambitions, comme récompense, qu’un petit fonds de commerce qui lui permettrait de vivre ignorée et tranquille, quelque part, avec sa mère. Célénie, à coup sûr, se trouverait ainsi plus heureuse qu’avec cette situation fausse, dont la fausseté ne pouvait qu’aller s’aggravant.

— « Si tu consultais Célénie ? dans ton intérêt, dans le sien, elle-même te conseillerait… »

Mais Pierre ne se sentait pas le courage de consulter Célénie, étant de ces braves garçons, tout d’instinct, qui, en dehors de leur art, savent peu agir, et préfèrent, le gouvernail lâché, se laisser descendre au fil de la vie.

Et puis, en cherchant bien, n’aimait-il pas un peu Célénie ? Oh ! sans romanesque : simplement d’un de ces amours faits d’habitude, de douleurs et de joies communes, qui souvent ont les racines les plus profondes.

De sorte que, tout en remerciant les amitiés éclairées qui s’intéressaient si obligeamment au bonheur de son avenir, Pierre en lui-même se disait :

— « Je ne demandais pourtant rien à personne, nom d’un rat ! Pourquoi donc, en quête d’un gendre, ce marchand de cuirs vernis a-t-il songé à moi, et pourquoi sa demoiselle s’est-elle amourachée de ma barbe grise ? »

Enfin le sort en est jeté. Ses amis ont raison, Pierre se décide à faire le grand saut.

On vient d’avertir le futur beau père. Pierre, en l’honneur de qui cet excellent homme donne ce soir un grand dîner, n’aura qu’à le prendre dans un coin du salon, au moment du café, et faire sa demande. Tout se trouve ainsi réglé pour le mieux.

Pierre cependant ne se sent pas en train. Son atelier lui paraît noir, ses œuvres insignifiantes la vue de Célénie, trottant au travers comme à l’ordinaire, éveille en lui une émotion sourde qui pourrait bien être le remords.

Pierre, afin de tuer le temps, s’en ira donc à la campagne. La campagne, ça rassérène, surtout en mars, l’hiver finissant, alors que les mousses se dorent et que quelques bourgeons commencent à pointer.

Mais où diantre ses pas l’ont-ils conduit ? Ce bois est plein de Célénie. Voici le sentier qu’elle aimait, l’étang où l’on pêchait la grenouille, la maisonnette sous les branches où l’on vécut seuls tous les deux.

Et pareils à ces essaims de petits papillons turquoise qui, l’été, voltigent autour d’un ruisseau, partout, devant ses yeux, s’élèvent frissonnantes les visions des heures heureuses.

Il rentra, de fort méchante humeur. Mais sa résolution était prise. Et c’est d’un ton brusque qu’il dit à Célénie :

— « Je dînerai en ville aujourd’hui ; prépare mon habit et ma chemise blanche… »

Ah ! certes ! Célénie la connaissait, cette phrase. Pierre la lui avait souvent dite. Car Pierre, pour ces menus détails de toilette qu’un artiste néglige toujours, avait pris le doux laisser aller de s’en fier à Célénie ; et Célénie, par superstition d’amour, en souvenir du temps où l’on se passait de bonne et où parfois les boutons manquaient, n’eût laissé à personne le soin de cette besogne douce à son cœur, étalant, vérifiant tout, trouvant naïvement son Pierre beau sous ce linge préparé par elle, lui disant au départ, avec des airs de fâcherie : — « Allez, coureur, ne vous crottez pas et ne tournez pas trop la tête aux femmes !… » puis se cachant derrière un rideau pour l’accompagner du regard et le voir monter en fiacre au tournant de la rue.

Avait-on averti Célénie ? Pierre s’était-il trahi par son trouble, ou Célénie obéissait-elle à de secrets pressentiments ? Peu importe ! Toujours est-il que la pauvre Célénie, ce soir-là, n’en finissait pas avec sa chemise.

— « Eh bien ! disait Pierre agacé, s’il manque quelque chose à celle-là, cherches-en une autre. Pour une malheureuse chemise, que d’histoires !

— C’est la dernière, la dernière des belles ; tu sais bien que la blanchisseuse ne vient que demain.

— Donne donc, à la fin ! Sept heures sonnent ; chez les Durand on se met à table au quart, je n’ai que le temps de m’habiller… »

Et Pierre, brutalement, arracha la chemise des mains tremblantes de Célénie.

— « Bon ! il fallait encore ça : une tache, deux taches, là, sur le plastron.

— Laisse, ce n’est rien, rien qu’un peu d’eau. J’étais justement en train, avec un mouchoir, de sécher.

— Un peu d’eau ! Qu’est-ce que cela veut dire, un peu d’eau ? Il pleut donc maintenant dans tes armoires ? »

Célénie pleurait silencieusement en cachant ses larmes. Pierre comprit qu’elle savait ; soudain sa colère tomba :

— « Là ! j’ai tort, ne pleurniche plus… Ce sont mes nerfs, mes brusqueries… »

Et pétrissant en boule la chemise, qui s’en alla rouler dans un coin, il ajouta :

— « Avoue qu’elle n’était plus mettable. Mais je vais écrire un mot d’excuse, tant pis si les Durand se fâchent ! Après tout, j’ai changé d’idée : rien de bien grave ne m’oblige à dîner en ville ce soir ! »