Les Ogresses (Paul Arène)/Le laurier

Charpentier (p. 179-186).

LE LAURIER


— « Je suis heureux, me dit Marc-Antoine, parfaitement heureux !

En effet, à regarder ce paisible intérieur, avec son parquet clair où dansaient, entre les pieds reflétés des meubles, les joyeux reflets d’un feu de bois, ses rideaux blancs et raides, tout unis, sauf çà et là quelques reprises dissimulant industrieusement un accroc sous une fleur, et, derrière les rideaux, la charmille d’un jardin taillé ; à regarder surtout maintenant grasse, reposée, la figure de cet enragé d’harmonie que j’avais connu vibrant et sec, les nerfs toujours près de se briser comme une chanterelle trop tendue, je jugeai qu’il ne mentait pas, et que, dans son existence nouvelle, il devait se trouver heureux parfaitement.

Rien autour de lui ne révélait l’artiste, si ce n’est un piano d’ailleurs fermé pour faire étagère à des vases de fleurs, et, au-dessus du piano, s’accrochant au mur, quelque chose qui me parut un squelette de couronne, car il y pendait le nœud d’un ruban fané où luisaient des lettres d’or, et une feuille, la dernière restée ; indiquait que la couronne avait dû jadis être faite d’une branche de laurier.

Ceci réveilla mes souvenirs… Tandis que Marc-Antoine tisonnait, je me rappelai le soir du triomphe et cette Symphonie virgilienne où, tentant l’irréalisable, retrouvant l’âme du poète éparse à tous les horizons de son œuvre, et mêlant prodigieusement dans une tempête d’orchestre l’épopée à l’idylle, l’Énéide avec les Bucoliques, le musicien — sur un fond apaisé de paysage : mugissements de bœufs, soupirs de pins dans la brise et longs murmures de fontaines, — faisait passer, par une géniale évocation, les deux grandes dominatrices du monde : la violence et la douleur ! les fanfares des guerriers Troyens et les sanglots d’amour de la reine Tyrienne abandonnée. C’est ce soir-là qu’au milieu de l’applaudissement universel, une femme inconnue, une étrangère, belle comme le sont les déesses, avait offert à Marc-Antoine, pale d’orgueil, ivre de nobles espérances, ce rameau de laurier tout exprès cueilli, disait-on, sur le tombeau même de Virgile.

Mais Marc-Antoine à ce moment ne songeait pas à sa couronne ; Marc-Antoine tisonnait toujours :

— « La vie est drôle, n’est-ce pas ?… Qui diantre nous eût prédit que tu me retrouverais ainsi, par hasard, en exil volontaire, au fond d’une province perdue !

Comment la chose s’est faite, je l’ignore.

Un beau matin, l’idée me vint de partir. Oh ! pas pour longtemps, un mois tout au plus. J’étais las de Paris, de sa fièvre, du travail quotidiennement imposé à l’artiste, et de cette interminable suite de semaines sans dimanches, où jamais ne luit comme pour l’ouvrier l’éclaircie gaie d’un jour de loisir…

Je m’arrêtai ici sur la foi de l’indicateur des chemins de fer, uniquement parce que le nom du pays me plaisait. Un pays à souhait pour l’apaisement et l’oubli : des rivières lentes, des saules, des lignes de collines toujours un peu brumeuses et voilées !… Sais-tu ce qui d’abord et par dessus tout me séduisit ? C’est qu’enfin — sensation particulièrement délicieuse au sortir de l’infernal grondement parisien où mille clameurs se fondent et se confondent, — j’entendais de vrais bruits dans une atmosphère de silence, des bruits caractéristiques et distincts : une cloche, un tintement d’enclume, le battoir d’une lavandière, et, sur les coteaux, à l’automne, le coup de fusil d’un chasseur.

Puis la Providence s’en mêla ; je me découvris un ancien camarade qui, dans son manoir familial fort ressemblant à une ferme, menait près d’ici l’existence de gentilhomme paysan. Il avait une nièce, jeune, assez jolie, point trop riche : mes trois mille francs de rente faisaient de moi un parti sortable. Il faut croire que nous nous aimâmes — dans le sens peu romanesque qui s’attache en province au mot aimer, — on nous maria !

Mon projet n’était pas de renoncer à Paris. Bien au contraire ! je comptais y passer les mois d’hiver chaque année. Nous avons fait ainsi deux fois. Pour la troisième, le courage nous a manqué. Ma femme se trouvait un peu souffrante, et moi-même, à l’aise dans mes gros souliers et mes vestes de velours à côtes, je ne considérais pas sans ennui la perspective des dîners en frac, des visites, des riens échangés, et des théâtres où l’on baille. Après, les enfants sont venus : il a fallu songer à leur sort, commencer des économies. Peu à peu, je me suis déshabitué de Paris qui de plus en plus m’apparaissait, chose étrange, à travers un brouillard de vagues images, comme une immense ville très lointaine dont je ne savais plus le chemin.

Maintenant me voilà complètement provincialisé. J’ai femme et enfants, tous en bon point ; j’ai de parfaits amis dont l’affectueux égoïsme ne me crée pas de bien gênantes réciprocités. Un peu chasseur, un peu pêcheur, je coupe mes foins, ce qui sent bon ! j’engrange mes blés, je bois le vin pur de ma vigne, et cela dure depuis dix ans.

— Mais la musique ?

— La musique ! fit Marc-Antoine, légèrement embarrassé, on ne l’a certes pas abandonnée… J’ai des tas de mélodies en portefeuille, le projet de plusieurs grands ouvrages, tu verras… Rien d’achevé pourtant… Entre nous, il me manque je ne sais quoi, le coup de fouet, et ce diable d’air parisien grisant comme un verre de clairet. Mais ta présence m’a secoué, parole d’honneur ! et dès demain, je vais m’y remettre. »

S’y remettre ? Pauvre Marc-Antoine !

Tout à coup, un coup de heurtoir, le pas d’une servante qui s’empresse sous le vestibule, le bruit d’une porte ouverte doucement et discrètement refermée.

— « Ma femme !… » dit Marc-Antoine en me présentant à une avenante personne qui entrait précédée de deux bébés, superbes dans leur déguisement de marins pour rire, avec des joues couleur de pomme et des mollets bruns égratignés.

— « Monsieur dîne avec nous aujourd’hui ?

— Aujourd’hui et demain, et tout le temps qu’il restera ici. »

Marc-Antoine était dans la joie, Mme Marc-Antoine poussait les enfants, un peu sauvages, vers l’étranger qui leur faisait peur ; je me sentais tout ému de la réception.

Mais un nuage passa sur le front de Mme Marc-Antoine.

— « J’y pense nous n’avons guère qu’une daube, et je ne sais pas si monsieur…

— Une daube ! Comment donc ? Le nom seul me met l’eau à la bouche.

— C’est un plat du Midi ; mon mari m’en a appris la recette, avec du vin, du lard, des épices… il paraît que je ne le réussis pas trop mal. »

Mme Marc-Antoine se dirigea vers la cuisine attenante à la pièce qui, suivant la vieille coutume des campagnes, servait tout ensemble de salon et de salle à manger ; elle souleva le couvercle chargé de braise sous lequel, dans la cloche en fonte, le mets classique mijotait, et une chaude vapeur, odorante et blanche, l’enveloppa comme d’un nuage.

Elle reparut tenant à la main une cuiller sur laquelle, avec une gravité de prêtresse, délicatement elle soufflait.

— « Goûte !… dit-elle à Marc-Antoine.

— Délicieux ! »

Puis, goûtant à son tour :

— « Non ! il y manque quelque chose. »

Après quelques secondes de profonde méditation, elle ajouta :

— « J’y ai oublié le laurier ! »

Souriante, elle s’approcha du piano, et, de sa grassouillette main inconsciemment sacrilège, elle détacha la dernière feuille du rameau Virgilien qui resta sec et nu le long du mur, sous son ruban d’or qui tremblait.

Cette action, dont le symbolisme bourgeois m’effraya, n’eut pas l’air d’étonner outre mesure Marc-Antoine, habitué sans doute depuis longtemps et résigné à voir sa gloire de jadis s’en aller en sauces. Un quart d’heure après, moi-même n’y pensais plus guère : avec son amer parfum de laurier, dans ce milieu de provinciale cordialité, la daube était positivement excellente !