Les Ogresses (Paul Arène)/La vraie musique

Charpentier (p. 327-334).

LA VRAIE MUSIQUE


Je rends visite quelquefois à un ami qui a trouvé le moyen de fuir la ville, — puisque telle est la mode au retour des beaux jours, — en ne la quittant presque pas.

Oui ! tandis que les uns vont très loin chercher les poésies de la nature au bord d’une plage envahie qu’un banquier a mise en actions, et les autres dans quelque coin de vallée alpestre, arverne, cévenole ou pyrénéenne, où les paysans hospitaliers jadis sont désormais, grâce à la découverte d’un rocher suintant des eaux puantes, transformés tous en horribles hôteliers suisses, lui, se rend tranquillement, quand il lui plaît, à une gare commode située au cœur de Paris, et se trouve, en moins d’un quart d’heure de chemin de fer, aussi parfaitement dépaysé que s’il fût parti pour la Chine.

Aussitôt débarqué, il se précipite vers son logis dont personne, pas même le facteur vaguement rural de l’endroit, ne sait l’adresse ; et, tout de suite, pour commencer, il se déguise en homme libre.

C’est-à-dire qu’il revêt des habits d’un exotisme tel que devant eux reculeraient, par crainte de paraître incorrects, les naturels des Nouvelles-Hébrides, et d’une si ondoyante fantaisie qu’un père et même un créancier hésiteraient à reconnaître sous ces extraordinaires pelures le grave négociant qu’il est, rue Coquillière, de dix heures à quatre, tous les jours, dimanches et fêtes exceptés.

Chacun, d’ailleurs, en fait autant ; et comme dans cet heureux pays, colonie de sages, la loi est de vivre à sa guise, une mutuelle tolérance respecte les mutuels incognitos.

Devenir un bel animal tandis qu’il en est encore temps, voilà l’idéal et le vœu secret de tous ces surmenés de l’existence parisienne. Assez souvent ils y réussissent. Et leurs journées, où ne trouvent point place les vains soucis, se partagent volontiers entre deux genres d’occupation également importants : l’un, qui consiste à canoter sur la rivière, dans la fraîcheur des saulaies vertes et de l’eau, en compagnie de jeunes personnes vêtues de vareuses à galons d’or, l’ancre brodée sur le collet, qu’ils nommèrent eux-mêmes capitaines ; et l’autre, à se reposer de ces rafraîchissantes fatigues dans un café, luxueux modérément, qui, de sa terrasse, domine la rive.

Elle est plaisante, cette terrasse. Le paysage qu’on découvre de là, un peu suburbain malgré l’horizon des lointaines collines, avec son mélange de bouquets d’arbres et de cheminées d’usines, la Seine lente, où se croisent les lourds chalands à la remorque, et le triangle blanc des voiliers, se rattrape en modernité de ce qu’il perd en grâce rustique.

Le grand pont de fer, toutes les dix minutes, tressaute avec un sourd ébranlement. C’est un train qui roule, Paris qui passe. Mais l’Ogre, du premier élan, atteint la mer : Trouville ou Dieppe. Et, riant des bottes de sept lieues, avec une joie peureuse de Petit-Poucet, on se tapit, n’étant point vus, dans l’intervalle des enjambées.

L’endroit pourrait passer, en somme, pour une deuxième édition revue et corrigée et considérablement augmentée du Paradis Terrestre, sans la nuée de quémandeurs plus ou moins virtuoses qui, assurés de trouver là des âmes sensibles, ont fini par élire domicile dans le pays.

Ces mendiants d’ailleurs sont en général, par suite de l’influence du milieu, d’une indépendance d’esprit volontiers originale ; de sorte que les habitants, tout en les encourageant parfois d’une aumône, ne prêtent pas souvent attention à leurs monotones cantilènes.

C’est ainsi que l’autre jour, un jeune porteur de guitare, assez gentil garçon, l’œil hardi et la voix canaille, put nous tympaniser une heure durant de tout ce répertoire des refrains à la mode, — paroles frénétiques sur des airs volontairement convulsés où semblent s’enlacer dans un hideux embrassement la double parodie des vers et de la lyre — sans nous arracher un seul instant à la somnolente vacuité de nos rêves.

Je ne le regardai guère qu’au moment de la quête, lorsqu’il nous tendit son chapeau, où tomba aussitôt, jetée négligemment, quelque monnaie.

Notre voisin de table, un homme mûr déjà, assis aux côtés d’une belle fille plantureuse et rousse, mais rousse avec trop d’excès pour l’être naturellement, se montra moins généreux que nous.

Irrité peut-être des regards admiratifs dont sa compagne enveloppait le chanteur, il le repoussa brutalement, plus brutalement peut-être que la circonstance ne le comportait ; et, se sentant remarqué, en manière d’excuse, il murmura :

— « Fichez-moi donc la paix ! Je n’aime pas la musique. »

À ces mots, le chanteur ouvrit de grands yeux. Les bras lui tombèrent étonnés, si bien que le bois creux de sa guitare résonna en heurtant le sol. Puis, ingénument cynique, il répondit :

— « Comment, monsieur, de la musique ? Mais je vous jure que ce n’en est pas. »

Et il s’en alla, laissant l’homme et la belle fille entreprendre à voix basse une longue querelle qui se termina par le départ de cette dernière, départ accompagné de mots dont se réjouirent les garçons :

— « Une chaumière et trois cents francs par mois ! Ah ! ben non, mon petit, ce n’est pas encore assez pour qu’on te serve de la passion premier choix. »

Nous goûtâmes, mon ami et moi, la saveur pessimiste des deux réponses ; et, comme l’heure de gagner l’appétit approchait, nous quittâmes la place aussi, pareils à Titus et tout heureux de n’avoir pas perdu notre journée.

Quelques heures plus tard, ayant assez doublé d’îlots, ayant assez frôlé de berges, nous nous laissions entraîner au gré du courant paresseux ; et tandis que la brume du soir accrochait ses crêpes légers aux buissons des rives, nous regardions sans dire un mot les reflets rouges d’un beau couchant se jouer dans les plis de l’eau remuée.

Tout à coup, d’une guinguette cachée sous les saules une chanson nous arriva.

Nous n’entendions que la musique. Mais cette mélodie, sur laquelle l’accompagnement semblait mettre des taches de riches couleurs, ne pouvait, pareille à l’aile d’un papillon aux tons de pourpre, aux délicates découpures, emporter avec elle que d’admirables vers.

— « Si nous nous arrêtions ici ?

— Ici ou ailleurs, pourvu qu’il y ait de la friture. »

Nous débarquons. Mais jugez de notre surprise. Cet exquis chanteur, dont la voix chaude et juste soutenue d’accords passionnés s’unissait dans une harmonie si douce aux mélancolies du jour finissant, c’était le chanteur de tantôt, le jeune drôle à la guitare.

En nous voyant, il s’était tu ; ce qui nous permit de lui adresser la parole sans impolitesse. Il nous avait reconnu d’ailleurs, et riait :

— « Avez-vous vu ce vieux monsieur qui s’imaginait que, pour un sou, on lui donnerait de la musique ? du Meyerbeer, quoi ? du Wagner !

— Il me semble pourtant que tout à l’heure…

— Oui, tout à l’heure, je ne dis pas. On fait quelquefois de la vraie musique quand vos moyens vous le permettent ; mais cette musique-là, c’était pour moi !… Pour Bibi !… » reprit-il d’une voix redevenue soudain ironique.

Puis, entendant la porte du jardin s’ouvrir et des pas crier sur le sable, il ajouta :

— « … Et pour madame ! »

La dame se trouvait précisément, ainsi le veut la moralité de cet apologue, notre plantureuse fausse rousse.

Et ses yeux laissaient deviner que si le musicien, ce soir-là, la régalait de vraie musique, elle comptait bien, artiste elle aussi à sa manière, lui payer sa vraie musique en vrai amour.