Les Ogresses (Paul Arène)/Le nid

Charpentier (p. 319-326).

LE NID


Après avoir couru tous les environs de Paris, Jacques et Suzette trouvèrent enfin un logis selon leur désir. Car les oiseaux ont cette supériorité de se construire leur nid eux-mêmes : un brin de mousse, un brin de laine resté aux griffes des buissons, le crin qu’un follet arrache en se suspendant invisible à la crinière des cavales, quelquefois aussi le fil d’or perdu dans l’herbe d’un talus par une belle fille décoiffée, et voilà, sans grand’peine et sans grand’dépense, de quoi abriter un printemps d’amour. L’homme, hélas ! ne saurait en faire autant, et, à moins d’être personnellement maçon, il doit se contenter d’un nid de rencontre.

Donc, le nid devant lequel Jacques et Suzette s’arrêtèrent en échangeant un double regard qui voulait dire « on serait bien là », se trouvait tout simplement un cabaret, mais un cabaret de campagne, au fond d’un verger mal peigné, derrière une haie en révolte, et si parfaitement enfoui dans un champ de coquelicots que, sans la porte basse, les deux fenêtres, et l’enseigne — Au bon repos de l’étang des Nonnes — on l’eût pris non pour une habitation, mais pour un tas de mousse dorée.

Pauvre vieux cabaret ! La route passait toujours devant, le pavé du roi, prolongeant à perte de vue, en droite ligne, son long ruban gris liseré de vert sur les bords, entre deux rangées d’ormeaux grêles. Mais, depuis longtemps, depuis que ce maudit chemin de fer, invention du diable, avait tué le roulage, personne ne s’y arrêtait plus, sauf parfois des carriers, des tireurs de glaise, ou quelque maraîcher de Seine-et-Oise portant ses légumes à Paris.

La veuve Mondésir, seule, des journées, des semaines gémissait de cet abandon, mais n’en continuait pas moins son commerce, par habitude, restant sur le seuil de sa porte à interroger l’horizon dans l’espérance éternellement déçue de quelque improbable voyageur.

Aussi l’entrée des deux amoureux, qui, tout de suite, commandèrent le dîner et s’informèrent d’un logement pour la saison, mit-elle la bicoque en joie. Comme au château de la Belle au bois dormant, soudain les choses s’éveillèrent, les cuivres reluisants se heurtèrent dans la cuisine, et les fourneaux se mirent à flamber.

— « Ne prenez pas tant de peine, bonne femme, aujourd’hui des œufs frais nous suffiront.

— Laissez-moi faire ; ici rien ne vous manquera… Allez seulement une heure en promenade, une petite heure, pour que j’ai le temps de me retourner. »

Et, en effet, quand ils furent de retour après la petite heure accordée, une appétissante fumée montait à travers les iris du toit, la brise jouait devant le seuil avec des plumes de volaille, et la peau d’un lapin aussi gros qu’un lièvre, fixée par quatre clous au bois du volet, achevait de sécher son envers à reflets de nacre dans les rayons horizontaux d’un superbe soleil couchant.

On se mit à table, portes fermées. Sous les grands chandeliers, des faïences à fleurs égayaient la nappe blanche ; un vin léger, pas venu de bien loin, riait en remplissant les gobelets de verre clair ; et tout cela était si joyeux que, sa gibelotte servie, la veuve Mondésir ne put s’empêcher de larmoyer un peu, dans le coin de son tablier, au souvenir des beaux jours de jadis, quand la maison était toujours pleine et que son Mondésir vivait.

Jacques et Suzette, non plus, n’avaient pas perdu leur temps. Pendant ce court voyage d’exploration, ils venaient de faire aux alentours de leur demeure les plus étonnantes découvertes : une lande d’ajoncs sur un plateau parsemé de mares luisantes et pittoresquement bouleversé par d’antiques exploitations de meulières ; un vallon étroit, tortueux, avec des fourrés pleins de rossignols, et tout à fait sauvage, à cela près que ses flancs abrupts d’ailleurs avaient été transformés en champs de fraisiers, d’œillets et de roses ; quoi encore ? un ruisselet, une fontaine, une route bordée de vieux noyers ; une carrière où, comme à Fontainebleau, des ouvriers attaquaient au marteau, pour en tirer des pavés, les grands blocs de grès émergeant au milieu d’un sable fin, d’un blanc rosé, pareil à de la poussière de verre ; enfin une forêt. Ici plate, avec de grands chênes aux ramures régulièrement étalées, montant droit comme des piliers ; rocheuse plus loin et couverte d’arbres d’allure étrange et tourmentée ; car, d’après les dires d’un bûcheron, les branches se comportent comme les racines, croissant calmes, en liberté, quand les racines se développent à l’aise et sans gêne dans la bonne terre, mais tordues et crispées quand les racines correspondantes sont obligées de se crisper et de se tordre pour chercher leur vie à travers la pierraille.

— « Quel pays à souhait pour être heureux !

— Et pour nous donner, sans aucun des mille ennuis qui gâtent les lointains voyages, une suffisante illusion d’inconnu et de solitude. »

La chambre leur plut également : un lit blanc sous des courtines à ramages, une armoire qu’il serait facile de transformer en bibliothèque, et sur les murs des images criardes et naïves, représentant des châtelaines, des pages, des bergers, des bergères, racontant de chimériques amours.

Quand ils poussèrent les volets, Jacques et Suzette eurent une surprise. La ville oubliée à laquelle depuis le matin ils ne pensaient plus, la ville était là tout près, si près qu’ils en entendaient la rumeur immense et vague et que son étendue leur apparut, sous le ciel nocturne, comme une mer sombre semée d’innombrables étoiles, remplissant l’horizon et dont les derniers flots venaient mourir au pied même de la colline où la chaumière était bâtie.

Ils admirèrent un instant, puis ils eurent peur :

— « Paris ?…

— Oui, Paris ! Si tu veux, jusque notre départ, on n’ouvrira plus cette fenêtre. »

Ils allèrent à l’autre fenêtre qui était au bout opposé, la chambre occupant tout l’étage. Cette fenêtre se trouvait être un balcon accoté d’un escalier de bois humide et verdi. En bas, des grenouilles chantaient. Quelque chose qui ressemblait à de l’eau brillait sous la lune. Ils descendirent.

— Mais c’est un étang !

— Probablement l’étang des Nonnes annoncé par l’enseigne… Je croyais qu’il n’existait plus, et nous avons dû plusieurs fois passer auprès sans le voir, tant il est environné de broussailles. »

Le petit étang, l’étang des Nonnes, obstrué de joncs luisants, brodé de nénuphars, devint leur lieu de repos favori. Jacques et Suzette ne regrettèrent qu’une chose : il y avait eu là autrefois, du temps du vieux Mondésir, une sorte d’annexe au cabaret avec des tables sous des saules arrangés en tonnelles. Mais, comme les tables s’étaient pourries, et que personne, sauf les canards, ne venait plus là, la veuve avait, quelques jours auparavant, fait écimer les saules, « pour donner de l’air à l’eau », disait-elle, mais, en réalité, pour se procurer du bois.

Quelques branches étaient restées dans un coin, fraîches coupées, pleurant leur sève. Jacques eut l’idée de ficher en terre quatre des plus fortes ; puis les entrelaçant, les liant, ajoutant des planches, d’en construire une sorte de siège rustique assez rébarbatif d’aspect, mais confortable au demeurant, sur lequel il passa, en compagnie de Suzette et sans penser à autre chose qu’à Suzette, ces heures de légitime égoïsme que l’indulgente destinée permet aux seuls vrais amoureux.

Mais un jour il fallut partir, on finit toujours par partir ! quand l’automne eut jonché les gazons de ses dernières feuilles mortes.

— « Nous reviendrons ! » avait dit Jacques à la vieille. — « Nous reviendrons… » avait dit Suzette et la vieille ne les avait pas crus.

Ils revinrent pourtant, non pas l’année d’après ni la suivante. Ils revinrent au bout de trois ans. Peut-être s’étaient-ils brouillés, puis raccommodés, dans l’intervalle.

La veuve Mondésir était là sur sa porte, comme autrefois, seulement un peu plus ridée. Comme autrefois les casseroles entrèrent en danse, et la chambre blanche attendait.

Ils voulurent voir l’étang.

— « Ah ! ce doit être dans un bel état, fit la vieille. Depuis vous, quasiment personne n’y a mis le pied… L’herbe pour sûr aura tout mangé, rien n’est vorace autant que l’herbe. »

Elle s’apprêtait à aller nettoyer un peu les bords avec sa serpette et son râteau.

On l’en empêcha. Jacques et Suzette pénétrèrent les premiers, écartant les roseaux, s’accrochant aux épines, jusqu’au petit lac. Le vol d’un oiseau qui fuit, un plongeon de grenouille, et le petit lac apparut solitaire comme un sanctuaire.

— « Notre banc n’y est plus… dit Suzette.

– Regarde, » dit Jacques.

En effet, le banc y était toujours. Seulement, plantés frais et si près de l’eau, pendant ces trois ans, les troncs de saule avait pris racine. Mille jets étaient partis. Sur leur écorce jaune et lisse des pousses éclataient en léger feuillage, et le pauvre banc rustique était maintenant comme le trône de quelque fée, encadré de vivantes arabesques et surmonté de lambrequins en bel or vert.

— « La branche coupée a refleuri… » soupira Suzette.

— « Comme notre amour !… » répondit Jacques.

La veuve Mondésir, curieuse, les regardait faire de loin.

— « Mais ils sont fous ! Mais quoi qu’ils ont, ces Parisiens, avec leur banc fait de méchants scions, quoi qu’ils ont à pleurer ainsi ! »

Et, n’y comprenant rien, et comme il faut toujours une victime, la veuve Mondésir brandissait vers les cieux impassibles un malheureux canard dont elle venait de tordre le cou.