Les Ogresses (Paul Arène)/La jalouse

Charpentier (p. 149-154).

LA JALOUSE


— « Que regardes-tu si longtemps, Anselme ?

— Mais, mignonne, tu vois, je regarde ton portrait.

— Mon portrait, toujours mon portrait ?

— En quoi cela peut-il te déplaire ?… »

Marthe Olleris, pour toute réponse, eut un imperceptible haussement d’épaules, elle leva ses beaux yeux au ciel comme si elle voulait le prendre à témoin, puis elle s’éloigna, silencieuse et endolorie.

Le lendemain, le portrait n’était plus là.

— « Eh bien ! Anselme, qu’as-tu à chercher encore ?

— Mais, mignonne…

— Mon portrait, n’est-ce pas ? Tu cherches mon portrait ?… Rassure-toi, il n’est pas perdu, Je l’ai enfermé chez moi, dans mon chiffonnier, sous triples clefs. Ce portrait m’appartient, en somme, et tu ne vas pas me contester le droit…

— En vérité, je voudrais comprendre…

— Tu voudrais comprendre, Anselme ! et moi, hélas j’ai trop compris. »

Avant ces deux mémorables journées, jamais le plus léger nuage, pas même les vagues flocons s’étirant, pareils à des fils de la Vierge, n’était passé sur le ciel insolemment bleu où, depuis dix ans de mariage, brillait, avec son même éclat argenté et doux, la lune de miel des Olleris.

Peintre à la mode d’autrefois, — il avait un très grand talent, presque du génie et pas le moindre petit hôtel, — Anselme Olleris aimait ici-bas surtout trois choses : l’art, la nature et le calme dans son travail. Il aimait aussi madame Olleris.

Il l’aimait même uniquement, sans jamais songer à en aimer d’autre, ayant du premier coup trouvé en elle les deux simples dons qui font la vraie femme, c’est-à-dire la beauté et la bonté. De sorte que si Cléopâtre en personne ou la reine de Saba, traînant sur le fin gravier du jardin un manteau lourd de pierreries, étaient venues par hasard la visiter en son ermitage, Anselme, sans quitter la palette, eût dit à madame Olleris : — « Mignonne, j’ai besoin d’être tranquille, rends-moi donc le service de recevoir ces dames. »

Anselme, aux champs dès le matin, prenait un plaisir infini à collectionner des couchants et des aurores, des fuites d’horizon, des coins de bois, toutes sortes d’études embaumées d’une odeur de mousse humide et de bruyère en fleur, dont il ferait des tableaux superbes, plus tard, en y ajoutant un peu de sa rêverie. Madame Olleris l’attendait au retour, et, indistinctement, admirait. Leurs jours se succédaient, pareils. Ils étaient heureux sans y songer ; ce qui est la perfection du bonheur.

Jamais surtout madame Olleris n’avait été jalouse. Mais ceci décidément heurtait par trop les lois naturelles. La meilleure des femmes doit être jalouse au moins une fois en sa vie, et les choses ne pouvaient durer ainsi.

Le portrait fut l’occasion.

Il faut savoir que ce portrait fait par un peintre, ami d’Anselme, alors que Marthe était sa fiancée, ne ressemblait plus que vaguement à l’appétissante et plantureuse personne qu’était devenue madame Olleris.

Le portrait représentait une jeune fille frêle, blanche, rêveuse, éthérée, la mignonne Marthe d’autrefois. Mais quelque dix ans, par un miracle assez commun de l’horticulture matrimoniale, avaient fait de l’enfant charmante une femme superbe au teint doré, aux crins frisants et lourds, aux rotondités copieuses, et transformé la frissonnante fleur d’églantier avec ses minces pétales prêts à partir au moindre souffle, en une splendide rose moussue, mi-ouverte, pommée comme un chou.

Une Turque se fût réjouie du changement, mais madame Olleris s’en désolait, ayant lu de mauvais poètes et s’étant laissé mettre dans la tête cette esthétique absurde qu’une femme n’est désirable que lorsque sa sveltesse la rapproche du lys ou du manche à balai.

Les femmes, chacun le sait, n’ont guère d’idées générales ; voici donc comment, à propos du portrait, madame Olleris raisonna : — « Si Anselme regarde avec tant de plaisir mon portrait d’il y a dix ans, c’est qu’alors il m’aimait et me trouvait belle. Le souvenir de ce que j’étais l’empêche évidemment d’apprécier ce que je suis. Peut-être m’aime t-il encore, mais il m’aime dans mon portrait. »

Et désormais, jalouse d’elle-même, ce qui est un comble, la douce Marthe Olleris se mit à faire au brave Anselme, qui comprenait de moins en moins, une existence insupportable.

Vous devinez les résultats.

Après un mois, à bout de forces, Anselme abandonna l’atelier laissant là ses toiles commencées, debout, le nez contre le mur, pareilles à des enfants qui boudent, sa palette sur laquelle les petits tas de couleur dessinaient des plans en relief, et ses pinceaux dont la pointe sèche et durcie aurait pu armer l’arc d’un Caraïbe.

Anselme, dégoûté de la nature, prit plusieurs fois par semaine le train de Paris, et là, entre autres découvertes, il découvrit que tous les couchers ne sont pas des couchers de soleil et tous les levers des levers d’aurore.

Fort à propos, sur ces entrefaites, madame Olleris se souvint qu’au temps de sa beauté première, un vieil oncle, ancien capitaine, militairement embouché, l’appelait parfois, en manière d’amitié, « grande-bringue ».

Dès lors, ses soupçons prirent corps. Elle fut certaine qu’Anselme la trompait et, naturellement, qu’il la trompait avec une grande bringue. Et, tirant le portrait du chiffonnier, pendant des heures, douloureusement, elle se figurait la grande bringue, frêle comme elle jadis, pâle comme elle, avec je ne sais quoi pourtant de moins distingué, de plus pervers… Ah ! si la pauvre madame Olleris avait pu redevenir grande bringue ! Mais voilà : N’est pas grande bringue qui veut.

L’image devenue précise de cette grande bringue la poursuivait. Il ne s’agissait plus que de surprendre Anselme en compagnie de sa grande bringue !

La chose fut d’autant plus facile qu’Anselme, homme simple, fort de son bon droit, ne se gênait guère.

Un soir donc qu’Anselme, à son habitude, achevait de souper avec une demoiselle en rouge, au cabaret, dans un cabinet aussi particulier qu’un cabinet peut l’être, madame Olleris qui, grâce à la complicité d’un garçon, depuis plusieurs minutes écoutait, ouvre la porte et se présente, furieuse et majestueuse.

— « Enfin, je t’y pince avec ta grande… »

Le mot bringue s’arrêta sur ses lèvres. Car ce n’était pas une grande bringue, la grande bringue rêvée ; au contraire ! une personne ample, étoffée, ne manquant même pas d’un certain air de ressemblance avec la belle madame Olleris.

Et madame Olleris, sa colère tombée :

— « Mais elle est grasse… il fallait le dire… Et moi qui croyais… Si j’avais su… »

Puis, tandis que le brave Anselme, toujours sans comprendre, soldait machinalement l’addition, tandis que la demoiselle en rouge, comme une personne qui en a vu bien d’autres, défripait ses dentelles avec philosophie, la bonne madame Olleris se mit à pleurer, et les larmes qui ruisselaient, abondantes, de ses grands beaux yeux, étaient presque des larmes de joie.