Les Ogresses (Paul Arène)/Sévices graves

Charpentier (p. 141-148).

SÉVICES GRAVES


On causait divorce, sévices graves. Tout à coup le gros Ferréol s’écria :

— « Battre une femme, sans doute c’est très mal. Mais la question des premiers torts et des vraies responsabilités restera toujours fort complexe, et jamais les juges, jamais les avocats ne sauront quels secrets motifs ont souvent les femmes pour désirer être battues, ni par suite de quelles astucieuses machinations le plus galant homme du monde peut comme moi se voir involontairement amené… »

Là-dessus, parmi la partie féminine de l’assemblée, ce fut une fusée de fou rire, rire cristallin, inextinguible, joyeux, assourdissant et clair, paraissant des fois s’apaiser pour reprendre aussitôt avec une alacrité nouvelle, et pareil au gazouillis des oiseaux dans le couvert mouillé qu’un rayon d’éclaircie réveille ou bien encore aux innombrables chansons de l’eau qui fuit par les trous d’une écluse.

En effet, le bon Ferréol, espèce de géant aux grands yeux bleus de jeune fille, semblait moins de la catégorie de ceux qui battent que de la catégorie de ceux qui sont battus. Hercule désarmé par toutes les petites mains, des histoires couraient sur lui, constataient chez cet homme qui eût assommé des bœufs d’un coup de poing un infini d’indulgence et d’inconsciente faiblesse ; de sorte que cette idée de Ferréol battant une femme, l’aurait-il pu d’ailleurs sans la casser ? semblait d’un comique irrésistible.

Mais Ferréol ne se troubla point et, complétant sa phrase commencée :

— « Oui, moi-même, tel que vous me connaissez, j’ai dû, six mois durant, au moins une fois par semaine et bien malgré moi, je le jure ! battre, mais battre véritablement, et non, certes, avec des fleurs, des fleurs ne l’eussent pas contentée ! une mignonne personne dont j’étais épris.

Les rires cessèrent. L’auditoire crut deviner, en quoi il se trompait, un de ces cas d’affriolante psychologie amoureuse que le roman scientifique a mis à la mode aujourd’hui. Il y eut encore, derniers souffles présageant le calme, quelques bruits d’éventails brusquement ouverts, un froufrou de jupes qu’on tasse avant d’écouter, comme au prône, puis le silence s’établit.

Et Ferréol continua :

— « Elle s’appelait Némorine, un joli nom d’après lequel vous vous la figureriez mal, car elle n’avait rien de ce qui caractérise les nymphes des bois ou les bergères.

Parisienne, et Parisienne de Montmartre, la grand’ville possède autant de variétés de femme que la Bourgogne de crus ! vous la voyez d’ici, n’est-ce pas ? Petite, mais fine en sa taille au point de paraître presque grande ; assez frêle au premier aspect, mais se révélant, si l’on insiste, secrètement et délicieusement potelée ; des cheveux châtains drus et massés, de flamme sous le jour frisant, avec des reflets noir-bleu dans les ombres, ce qui la faisait brune ou blonde, selon la disposition d’esprit ou la couleur du temps ; un pied cambré de montagnarde ; la bouche un peu exagérée peut-être, mais rouge, humide, et pour un rien déguisant son manque d’aristocratie dans l’éblouissement du sourire et des yeux, oh ! ces yeux à la fois cruels et rêveurs, avivés de malice et voilés de mélancolie ! des yeux comme en ont les fillettes qui, plus seules, plus abandonnées, et vivant d’une vie plus sauvage en pleine civilisation que la chevrière parmi ses roches, ont passé leur enfance, roulées dans le gazon court des buttes, et le cœur se gonflant de vagues ambitions, à regarder des hauteurs où se dresse le Moulin de la Galette, les soleils couchants inonder Paris d’une averse de pourpre et d’or.

Spirituelle, elle l’était ; oui, spirituelle et même, sur certains points, érudite, ayant aux heures du début beaucoup causé avec des poètes dans des brasseries, et fait souvent à un peintre pauvre et sevré de modèles, l’aumône de lui poser, pour l’amour de l’art, un coin de jambe, un bout d’épaule.

Avec cela, d’exquises ignorances. Elle avait peur de la campagne, éprouvant à pénétrer dans les bois de Meudon l’impression de religieuse terreur que dut ressentir l’Européen qui le premier viola le mystère d’une forêt vierge. Un jour, en partie de plaisir, s’étant de quinze ou vingt pas égarée, elle appela, nous accourûmes : — « J’ai vu un loup, un loup énorme que j’ai chassé à coup d’ombrelle. — Un vrai loup ? — Oui ! un loup noir et blanc… » Némorine était toute tremblante, et nous rîmes longtemps, entre amis, du loup noir et blanc de Némorine.

Il est inutile, je crois, de vous dire que je l’aimais.

M’aimait-elle ? C’est une autre histoire ! En tous cas, elle eût été fort désolée si j’avais pu croire qu’elle ne m’aimait point. Les ingénues comme Némorine, — je l’ai maintes fois observé depuis, — un peu bohémiennes en amour par habitude et nécessité d’existence, admettent, sans bien en comprendre les motifs, la manie que nous avons, nous autres hommes, de vouloir être aimés seuls. Par conscience et point d’honneur, elle flattent cette manie, et mettent souvent plus de délicatesse à tromper que d’autres à être fidèles. Le cœur n’est-il pour rien dans cette comédie ? Qui pourrait l’affirmer ! Passons.

Donc, ainsi que je vous l’ai dit, Némorine n’avait guère qu’un défaut : son enragé besoin d’être battue.

Charmante autant que maîtresse peut l’être, toujours prête à tous mes caprices, qu’il s’agît de promenade ou d’Opéra, bien qu’elle eût en horreur la campagne et qu’elle ne comprit en fait de théâtre que les mélodrames du Château-d’Eau ! Seulement, une fois la semaine, — c’était le plus souvent au retour de ses visites à certaine mystérieuse grand’tante qui exploitait un fond de librairie-papeterie, très loin du côté des Lilas, — toujours il se trouvait un jour où surgissait une querelle, laquelle provoquée avec art, soutenue, nourrie, envenimée avec des raffinements d’étonnante mauvaise foi, finissait toujours par avoir son couronnement désiré.

— Vous battiez Némorine ? — Eh oui, je la battais, il le fallait bien : un saint lui-même n’y eût pas tenu. Nos batailles, d’ailleurs, tout de suite apaisées, noyées dans les larmes, avaient des compensations délicieuses. — « Baisez, méchant !… » me disait Némorine, montrant des ronds bleus sur son bras, son gentil bras nu à peau si fine qu’un rien, disait-elle, y faisait marque et qu’au réveil, sur le gras de l’épaule, vers l’échancrure de la chemisette, un léger dessin de dentelle, imprimé en creux, se gaufrait. — « Baisez, méchant !… » Et je baisais, le cœur gros et rouge de honte.

Un soir (elle revenait précisément de chez la grand’tante des Lilas, tout heureuse avec un bouquet de coquelicots et d’herbes folles cueilli au revers des fortifications), un soir, la voyant si amoureusement jolie sous la lampe, je me fis un serment à moi-même : « Quoi qu’elle dise et quoi qu’il arrive, cette fois, je ne la battrai point ! » L’occasion pourtant se présenta belle.

Nous étions en train de dîner. On servit la salade que Némorine avait voulu assaisonner elle-même : — « Némorine, passe-moi le vinaigre. — Il n’y a donc pas assez de vinaigre ? — Némorine, je ne dis pas cela. — Alors, la salade n’est pas bonne ? — Némorine !… — Alors, je ne sais pas faire la salade ? — Némorine !!… — Alors, je ne sais rien faire ? — Némorine !!! — Alors, je suis une… ? » Là-dessus tout vole en éclats dont quelques-uns, je le confesse, m’atteignirent.

Mais j’avais juré : je ne battis point ! Je ne battis point, et j’eus tort ; car, phénomène étrange, malgré cette abstention méritoire, le lendemain matin, le bras de Némorine avait des bleus, des bleus tout frais.

Je les constatai, bien que la pauvrette s’en cachât, effrayants, énormes, sans nombre.

Et cette découverte me navra.

Et, décidément, quoique navré, je dus ajouter foi à une lettre anonyme reçue de la veille, me racontant que la grand’tante des Lilas n’existait point, ou plutôt que cette grand’tante était un cousin, ancien musicien des carabiniers, présentement bugle en second au bal de l’Élysée, cousin que Némorine aimait depuis l’enfance, et qui la battait, lui, sans se faire prier, par principe et par goût.

Vous avez compris ?

C’était, ô prévenance féminine ! c’était pour m’épargner le soupçon, pour justifier et légitimer à mes yeux les bleus hebdomadaires du bugle, que, pendant six mois, au moins une fois par semaine, Némorine avait dépensé à se faire rouer de coups des trésors d’invention et de génie !