Les Ogresses (Paul Arène)/Paradis à trois

Charpentier (p. 155-162).

PARADIS À TROIS


— « Quant à moi, fit Jean Bargiban, ayant connu ces joies musulmanes, je me rends assez bien compte de l’agrément qu’un homme éprouve à posséder en même temps plusieurs femmes, heureuses de leur sort, point jalouses, et rivalisant de dévouement pour satisfaire le seigneur et maître.

— Ainsi vous avouez, monsieur Bargiban, Turc que vous êtes, avoir possédé plusieurs femmes à la fois ?

— N’exagérons rien : deux seulement ! On voit que mon harem était modeste.

— Et ceci vous est arrivé en Orient, sans doute, au cours de vos voyages ?

— Non, certes ! En Orient, quand j’y passai, la femme était chère ; mes moyens ne m’eussent pas permis un pareil luxe. Ceci m’est arrivé en France, tout simplement. »

Un frisson de sympathique indignation passa sur l’assemblée. Fier de l’effet produit, caressant de la main sa barbe en éventail, neigeuse aux pointes, Jean Bargiban continua :

— « J’habitais… Mais à quoi bon designer l’endroit ? Il vous suffira de savoir que l’aventure, nullement romanesque d’ailleurs, se passe dans un de nos plus grands ports de mer retentissant tout le jour du bruit de l’or remué et des affaires, pour devenir le soir, quand la Bourse se ferme et que l’heure des transactions est passée, ville de luxe et de plaisir.

Jeune alors j’y menais la vie assez gaiement en compagnie d’une demi-douzaine de fils de riches négociants et d’armateurs considérables, aux fredaines de qui, par indulgence et aussi dans l’intérêt sagement entendu de leur commerce, les pères souriaient. Il y a d’élégantes réclames ; et les toilettes à tapage d’une jolie fille attestent le sérieux de la caisse qui les paya.

N’allez pas railler par avance nos exploits de jeunesse dorée provinciale. Vous auriez tort : à vingt ans et même plus tard, avec des écus en poche, un bon garçon trouve à s’amuser n’importe où. La grande courtisane ne se rencontre qu’à Paris, soit ! Mais en province on a souvent le plaisir délicat de la voir, toute petite, essayer ses ailes et, dans la ville dont il s’agit, les toutes petites courtisanes, en train d’essayer leurs ailes, ne manquaient pas.

Certain soir, grave événement ! une nouvelle nous fut signalée. Des cheveux très noirs et, se trahissant sous la poudre de riz, un teint d’ambre ; sur une taille souple et mince que ne raidissait pas le corset, un buste copieux de brune grassouillette de plus, dans toute sa physionomie, cette expression de candeur particulièrement piquante chez les jeunes personnes qui ne professent pas la vertu.

On l’avait vu sur les Allées (tout port de mer qui se respecte a ses allées) à l’heure de la musique. On l’avait vue au Grand-Théâtre, qui joue l’opéra, ainsi qu’au théâtre d’opérettes aux divers cafés-concerts ; au palais des Diamants, établissement somptueux qui remplace là-bas l’Éden et les Folies-Bergère ; au restaurant de nuit, décoré du nom de Maison d’Or… partout enfin depuis trois jours.

Mais, ce qui parut tout à fait distingué, ce qui du premier coup la classa hors du pair en dehors et au-dessus de ses rivales, c’est que, avec une insolence alors hardie, elle ne se montrait en public qu’accompagnée, comme font les dames pour de bon, d’une suivante d’à peu près son âge et qui lui ressemblait curieusement, bien que coiffée d’un simple foulard et n’ayant jamais frotté du moindre fard ses joues aux couleurs paysannes.

— Bon ! je parie que Bargiban va séduire la suivante après la maîtresse. Un beau fait d’armes, en vérité !

— Pour qui me prenez-vous ? répondit Bargiban. Ce serait trop simple. En outre, je n’eus jamais goût aux intrigues ancillaires. Après cette déclaration de principes, permettez que je continue.

À quoi dus-je l’honneur d’être remarqué ? Pour quels motifs la nouvelle venue me préféra-t-elle aux autres ? Je l’ignore. Le fait est qu’elle me préféra, et que, deux mois durant, chaque fois que la fantaisie m’en prenait, c’est-à-dire presque tous les soirs, j’obtenais les clefs de l’appartement, modeste d’ailleurs, où ma belle était descendue.

On faillit se fâcher le premier jour. Avec la manie de noblesse qu’ont ces demoiselles, n’avait-elle pas imaginé de s’intituler Anne d’Autriche ? Anne d’Autriche, là ! tout simplement, pour commencer. Elle trouvait « Anne d’Autriche » joli et qu’un tel nom seyait à sa figure. J’eus toutes les peines du monde à la convaincre que le nom était un peu voyant. Elle pleura, elle résista ; puis céda, me voyant inflexible, et consentit à s’appeler Annette. Ce fut sa première preuve d’amour.

À part cela, un ciel sans nuages. D’une perversité inconsciente d’esclave avec la transparence d’âme d’une enfant, Annette tout de suite me raconta son histoire, l’histoire banale, jamais vraie, et me laissa deviner ses ambitions.

Ses ambitions étaient énormes. Annette voulait conquérir Paris, devenir riche et enviée. Son séjour parmi nous n’était qu’un stage. Raison de plus pour en bien utiliser les heures.

Donc j’aimais Annette, Annette m’aimait ; et Claire, la suivante, préposée tout ensemble au service de la cuisine et de la chambre à coucher, Claire toujours riant, toujours active, mettait autour de nous une atmosphère de dévouement affectueux et de gaieté.

Je vous ai déjà dit combien Annette et Claire se ressemblaient. Un jour que j’en faisais la remarque devant Annette, elle rougit légèrement et répondit : « J’ai amené Claire de notre village, mon grand-père passait pour coureur, et nous pourrions bien, sans le savoir, être un peu cousines. »

L’explication était plausible. Mais une aussi extraordinaire ressemblance finit à la longue par me préoccuper. D’autant qu’à certains jours, surtout à certains soirs, il me semblait ne pas reconnaître Annette. C’était bien elle, mais avec je ne sais quoi de différent dans le geste et la voix, dans les mille riens de l’intimité. Et ces jours-là, par une hallucination singulière, je croyais reconnaître Annette sous le foulard de Claire. Puis, le lendemain, l’impression s’effaçait, je retrouvais Annette la même que toujours, Claire toujours semblable à Claire, et je me figurais avoir rêvé.

Ma foi non ! je ne rêvais pas un détail m’en donna la preuve.

Annette avait sous le bras, tout en haut, dans l’ombre, un petit signe brun généralement cache, mais qui se montrait au grand jour quand, en corset devant la glace, elle se cambrait d’un mouvement fier pour pétrir à deux mains la masse de ses cheveux noirs.

J’avais toujours cru ce signe à droite. Un jour je le trouvai à gauche. La chose me surprit mais il arrive quand on est distrait que le jeu des glaces vous trompe.

Pourtant, mon attention étant éveillée, j’arrivai à constater que le fameux signe était un signe voyageur passant du bras droit au bras gauche et puis du bras gauche au bras droit et cette observation, corroborée par d’autres observations parallèles, me prouva avec une parfaite évidence qu’Annette et Claire s’amusaient à changer de rôle chaque jour, tour à tour maîtresse ou suivante, et pareilles aux Dioscures qui alternativement se remplaçaient à la table ou boivent les Dieux.

— Mais, c’était tout simplement le paradis !

— Un paradis délicieux, comme Adam ne le connut pas, avec deux Èves au lieu d’une.

J’aurais dû me tenir tranquille et rester le plus longtemps possible l’heureuse dupe que j’étais. Mais la curiosité, mère de tous les maux, l’emporta. Je voulus savoir dans quel dessein Annette et Claire s’entendaient pour se jouer de moi d’une façon d’ailleurs agréable. Je voulus savoir, faute énorme !

Interrogées, elles avouèrent : Annette en pleurnichant un peu, comme il convenait, et Claire en éclatant de rire, que, parties sans un liard de leur village et trop pauvres tout d’abord pour mener le train qu’elles rêvaient, ne pouvant avoir ni deux appartements ni deux bonnes, et possédant à peine assez de toilettes et de bijoux pour qu’une en fût décemment parée, elles avaient résolu le problème et s’étaient arrangées, grâce à une ressemblance bien naturelle entre cousines — elles juraient n’être que cousines — pour paraître riches un jour sur deux et marcher dans la vie avec des airs de gloire.

Puis, l’heure de sortir étant venue, on n’avait plus besoin de se cacher de moi maintenant, je vis Claire couvrir ses joues du blanc et du rose d’Annette, tandis qu’Annette, lavée à l’eau pure, se coiffait du foulard de Claire.

Vous les avez d’ailleurs connues sous leur transformation dernière. Qui ne se rappelle, il y a cinq ou six ans, ces deux inséparables sœurs, l’une brune comme la nuit, l’autre rousse comme un soir d’octobre, dont la ressemblance étonna Paris ?

— Les sœurs Torrens ?…

— Annie et Clara Torrens, précisément.

— Aimer les deux sœurs en même temps, voilà, mon pauvre Bargiban, qui me paraît diantrement fin de siècle.

— Je ne dis pas non, répondit Bargiban en manière de conclusion, mais, s’il y a crime, je fus coupable sans le savoir ; et puis les mœurs dont nous causons ne sauraient en tous cas avoir que de vagues et lointains rapports avec ce qui s’appelle la vie de famille. »