Les Ogresses (Paul Arène)/La fée misère

Charpentier (p. 83-90).

LA FÉE MISÈRE


À quoi tient pourtant la fortune ?

Vous connaissez, sans doute, tout Paris la connaît ! cette petite Lureau en moins de quelques mois devenue, grâce à son originale beauté, aux splendeurs de sa chevelure naturellement éclairée d’un prestigieux reflet d’or, et surtout grâce à sa divination quasi-géniale des choses du luxe et de la grande vie, une des trente ou quarante hautes courtisanes pour qui chez nous, ainsi que chez les Athéniens, l’antique mépris se change en gloire ; dont une jeunesse éperdue rêve obstinément et sans espoir au fond des provinces les plus lointaines comme jadis les chevaliers rêvaient de quelque inaccessible princesse ; que les rois en voyage disputent à de riches vieillards, rois eux-mêmes par le million, et que les journaux célèbrent dans leurs échos mondains sous de triomphants noms de guerre empruntés à je ne sais quel grandiloque et chimérique armorial.

Certes, la petite Lureau aurait pu, aussi légitimement qu’une autre, s’intituler Jeanne d’Aquitaine ou Rosemonde d’Arménie. Elle a préféré, par bonté d’âme, que ses nouveaux amis continuassent l’appeler Lureau, Berthe Lureau.

— Mon père est menuisier, dit-elle, avec une franchise qui a sa fierté, mais parce qu’on passe cocotte chic, ce n’est pas une raison pour se mettre à rougir de sa famille.

Tout ce qu’a pu obtenir le coiffeur pour dames, directeur de sa conscience, qui, sans manquer au respect, la chapitre parfois en l’ondulant, c’est qu’elle consentit à changer son prénom trop simple de Berthe en celui de Gilberte ou de Roberte.

— Roberte Lureau… plus distingué, n’est-ce pas ? Et comme ce demi-nom d’homme va tout de suite mieux à votre genre de physionomie ?… C’est comme pour Andhrée, avec un H. Au fait, que penseriez-vous d’Andhrée ? Andhrée Lureau ! Hein, voyez-vous l’effet sur une carte ?

On s’en est finalement tenu à Roberte, presque la même chose que Berthe. Encore la récente Roberte garde-t-elle quelque regret de sa concession. Et maintenant, Roberte Lureau vient, en attendant mieux, de louer, rue Demours, un délicieux petit hôtel, épave recueillie dans le naufrage d’un malheureux peintre qui, achevant à peine de le bâtir et comptant sur ses toiles pour le payer, cessa tout à coup d’avoir du génie.

Deux étages, pas plus ! et juste ce qu’il faut d’office et d’écurie pour une personne de goût.

Roberte possède, en outre, au Cap d’Antibes une manière de villa tapie dans les myrtes comme un nid, avec sa terrasse d’où s’aperçoivent en plein été les Alpes neigeuses et son embarcadère à degrés de marbre où le va-et-vient du flot clair heurte lentement, mollement une mignonne barque amarrée : ermitage à souhait pour se reposer des durs labeurs parisiens dans les joies de la pêche aux oursins et la contemplation des choses éternelles, mais pas trop éloigné cependant de Cannes et de Monte-Carlo.

Or, il fut un temps où Béberte, comme l’appelaient familièrement les gamins de la rue des Amandiers à Belleville, se trouvait être aussi pauvre que Cendrillon. Plus pauvre même, incomparablement plus pauvre ; car au misérable logis que la mère venait de déserter, emmenant Fred le petit frère, et où le père, autrefois rude travailleur mais détraqué par les chagrins, ne rentrait guère qu’à la nuit, le plus souvent ivre, il n’y avait pas de cheminée sous le manteau de laquelle on pût, ce qui en résumé constitue encore un plaisir, s’asseoir, pour songer, dans les cendres.

Et si une bonne fée, la fée marraine fût venue, c’eût été bien inutilement ; car le jardin n’existant pas, elle n’y eût trouvé ni la grosse citrouille qui, d’un simple coup de baguette, devient un carrosse doré, ni derrière un arrosoir, les six lézards qui deviennent soudain six laquais chamarrés et reluisants.

Quant aux souris de la souricière, quant au gros rat destinés à se transformer en attelage pommelé et en grand laquais à moustaches, il y a beau temps, hélas ! qu’ils ne quittaient plus l’égout ni le grenier voisin pour visiter une maison capable d’attendrir toute une bande de voleurs tant elle n’offrait rien à frire.

D’ailleurs Béberte, n’ayant jamais été baptisée, ne se savait pas de marraine ; et, n’ayant jamais rien lu, pas même le Petit Journal, elle ignorait profondément qu’il existât quelque part de bonnes fées contentes aussi de veiller sur les jeunesses malheureuses.

Une fée vint pourtant, la fée Misère, fée parisienne et de bon conseil, plus secourable qu’on ne croit aux artisans ingénieux, aux jolies filles et aux poètes. Elle connaissait bien Béberte et l’aimait depuis son berceau.

Ce jour-là le père n’était pas rentré et Béberte précisément venait de se voir renvoyée d’un vague atelier où, après des parures en perles, des nœuds de cravates et des corsets brodés pour poupées, depuis une semaine elle gagnait sa vie en confectionnant, toujours sans avoir appris, un lot de couronnes funéraires. On comptait sur le choléra cette année, mais le choléra ne venant point, les commandes s’étaient retirées.

Béberte avait faim, c’était dimanche et il faisait beau. Le tout ensemble lui donna l’idée de se requinquer un brin, d’aller au bal et de déjeuner de galette.

Les comptes se trouvèrent bientôt faits ; il restait à Béberte huit sous : deux sous de rubans pour les cheveux, deux sous de roses pour le corsage, le reste pour le caprice et l’imprévu.

Comme elle n’avait pas de col blanc, elle prit une résolution héroïque ; d’un tour de main, avec quatre épingles, elle se décolleta en carré, ce qui la rendit tout à fait charmante en découvrant son cou, demeuré grêle, et la ligne déjà duvetée un peu de sa nuque.

Elle achevait donc de se sourire dans le fragment de glace cassée qui lui servait de miroir, quand tout à coup une pensée affreuse lui vint. Tombant sur sa chaise, les yeux dans ses mains elle pleura. — Pas de bas non plus ! Tous restés en souffrance, faute de paiement, chez la blanchisseuse, et à cause du mauvais temps de la veille, la paire qu’elle portait déplorablement mouchetée de boue…

On peut se passer de chemise, et certes, Béberte s’en passait ! on ne se passe pas de bas, surtout quand il s’agit d’aller au bal.

Et Béberte pleura longtemps, pas assez néanmoins pour rougir ses yeux, car tout à coup elle se rappela, dans le placard, une paire de chaussettes roses achetées pour Fred et que la mère en partant avait oubliée.

— Pourvu qu’elles m’aillent ?

Elle essaya. Comme Cendrillon pour la pantoufle de verre, elle approcha la chaussette d’enfant de son petit pied, elle vit qu’il y entrait sans peine et, selon l’expression du bon Perrault, qu’il y était comme de cire.

— Avec tout ça, songeait Béberte, pas moyen de mettre des jarretières ; mais les chaussettes sont d’une jolie couleur, et, en ne relevant pas trop la robe, les gens n’y verront que du feu.

C’est du feu, en effet, que les gens y virent. Peut être aussi, tandis qu’elle dansait, Béberte relevait elle un peu trop sa robe.

Toujours est-il qu’au bout d’un instant, dans le bal, tous les regards furent pour elle ou plutôt pour ces diablesses de chaussettes à la fois enfantines et perverses, si délicatement troublantes, si originalement suggestives, ainsi que l’on dit aujourd’hui, et dont le galant reflet rose se confondait pâle et très doux avec l’ambre entrevu des jambes.

Les femmes se scandalisaient. Mais plusieurs messieurs très bien offrirent à Béberte des consommations distinguées, et un petit blondin qui, avec l’air d’avoir quatorze ans et le sérieux d’un vieillard, suçait un porte-crayon d’argent et tenait un carnet d’écaille, réclama instamment, pour l’inscrire dans les journaux, le nom de l’étoile nouvelle qui dansait en chaussettes roses.

Béberte s’éveilla presque riche et se demandant d’où venait sa subite fortune.

Elle a dû deviner ; car, comme la Béberte de jadis, l’élégante Roberte Lureau, dans son hôtel, dans sa villa, ne porta jamais depuis lors ni bas long tirés, ni jarretières. Est-ce un genre qu’elle se donne, ou croit-elle à la vertu du talisman ?

Maintenant j’avouerai qu’au point de vue de la morale il eût infiniment mieux valu qu’elle n’empruntât pas, pour aller danser, les chaussettes de son petit frère. Mais le petit frère n’y a sans doute rien perdu, Roberte Lureau étant aussi bonne sœur que bonne fille. Et puis, entre nous, comment faire, quand on est jolie, pauvre et qu’on aime la danse, pour gagner à la fois un peu de considération ici-bas et son salut en Paradis ?