Les Ogresses (Paul Arène)/L’œuf en carton

Charpentier (p. 91-100).

L’ŒUF EN CARTON


— « Un oiseau, mon cher, tout à fait un oiseau ! »

Bien que née rue de l’Orillon, endroit, en somme, peu idyllique, cette petite Lina Culot, que nous appelions Linette familièrement, avait beaucoup de l’oiseau chanteur, pour les instincts et même pour la physionomie… Mais j’y songe : sa physionomie, tu dois te la rappeler, Pythéas ?

— « En effet, il me semble ! » répondit, regard au plafond, Pythéas, poète symboliste à l’âme loyale, que l’interrogation parut gêner.

— « Donc son souvenir évoqué doit suffire à te faire revoir Linette : blondine et frêle, fière comme un tambour-major, mais un peu moins haute que sa botte, avec un bout de nez gamin pétri d’insouciance et de malice, un front tout petit sous des cheveux fous, et des yeux ? — oh ! ces yeux ! — deux clous noirs à reflet d’acier, les yeux cruels qu’ont les mésanges.

Exquise d’ailleurs ! La seule, Pythéas, que j’aie jamais aimée ; exquise et, je te le répète, si oiseau, si gentiment oiseau.

Quand nous nous connûmes, le soir même, tout de suite, elle eut un besoin de plein air, des envies de campagne. Il fallut prendre le dernier train ; et, le lendemain, c’étaient des extases et des joies, un étonnement infini en découvrant, à chaque repli de colline, combien la terre s’étend plus loin que Sèvres et même Saint-Cloud.

— Le monde est grand ! soupirait-elle, nom d’un pétard, que le monde est grand !

Et elle se serrait contre moi, heureuse et toute frissonnante d’une vague terreur sacrée.

Les bois surtout l’émerveillaient. Elle cueillait des fleurs, des mousses. Puis soudain, un accès de folle colère contre une cétoine, une coccinelle ou n’importe quel autre représentant de ce monde mystérieux que les Parisiennes englobent volontiers sous le nom de vilaines bêtes.

Tout insecte, même le plus brillant, le plus inoffensif, était considéré par Linette comme un ennemi personnel, et cette jeune personne éprouvait un visible plaisir à l’écraser, malgré mon indignation, du coin de son talon, de la pointe de son ombrelle.

Elle courait dans le taillis, sans pitié pour ses robes neuves, accrochant aux brindilles des branches basses, déchirant aux griffes des ronces un bout de ruban, un bout de dentelle que je ramassais en suivant ses traces comme les écoliers ramassent, pour ses bigarrures multicolores, la plume bleue tombée de l’aile d’un geai ou la plume jaune d’un pivert.

Au retour, le premier travail de Linette était de filer sur Paris, pour une heure ou deux, histoire de renouveler ses plumes qu’elle aimait nettes et lustrées.

En ai-je payé de ces mignons chapeaux, huppe d’une tête mignonne, et de ces robes couleur de soleil et de lune, qui faisaient ressembler Linette tantôt à un bengali, et tantôt à un martin-pêcheur !

— Ça dut te coûter bon ?

— Oui, Pythéas ! Mais qu’importe, puisqu’elle m’aimait ?… En effet, ça me coûta bon. De plus Linette, toujours par instinct, ne pouvait rencontrer une source, je veux dire un cabaret à l’angle d’un bois, un restaurant sur la rivière, sans éprouver le besoin d’y boire, oh ! très peu, un rien, la goutte qui rafraîchit le bec. Quant à l’appétit…

— Appétit d’oiseau ?…

— D’oiseau, parfaitement ! les naturalistes ayant constaté qu’un oiseau chaque jour, en insectes ou en graines, consomme la moitié de son poids. Heureusement pour mes finances que Linette ne pesait guère.

Notre bonheur dura trois semaines, à peu près le temps des couvées. Puis une nuit, — permets-moi, Pythéas, de te conter, comme à un confident de tragédie, ce songe charmant d’abord, atroce ensuite — une nuit je rêvais que nous habitions, Linette et moi, un nid dans un fouillis de lilas, nid moelleux et frais, feutré de mousses auxquelles s’emmêlaient, car les songes ne se piquent pas de logique, des rubans de toutes couleurs et aussi de légers fils d’or qui étaient des cheveux de Linette.

Tout à coup, Linette s’envole : frttt… avec un éclat de rire qui ressemblait à un gazouillis, et moi je soufrais horriblement, voulant la suivre et ne pouvant, parce que je n’avais point d’ailes.

Quand je me réveillai, Linette, hélas ! était partie.

Elle me laissait un mot d’adieu. Ce mot disait :

— « Je crois bien que je vous aime toujours un peu. Mais c’est plus fort que moi, et puisque vous m’appeliez la femme oiseau, peut-être ne vous étonnerez-vous pas que j’éprouve le besoin de changer de branche.

J’ai revu Linette depuis, je la revois de temps en temps, toujours aimante et voltigeante. C’est le désespoir de ma vie.

— Singulière enfant ! soupira Pythéas, mais, entre nous, d’où venait-elle, cette femme oiseau ? où l’avais-tu trouvée ?

— Dans un œuf parbleu !

— Dans un œuf ?

— Oui, dans un œuf, un œuf en carton, au théâtre, après la féerie.

Très curieuses, les coulisses, une minute après que le rideau est tombé. Des pompiers qui courent, les gaz qui s’éteignent, les décors qui glissent, et partout en l’air, à droite, à gauche, des grappes de belles grosses filles suspendues. Plus d’électricité ni de flammes de couleur, la lumière des quinquets, toute simple. Plus de poses aériennes gracieusement combinées. Confiantes dans la solidité du corselet de fer à gond articulé qui les tient accrochées aux tringles, les figurantes, le corps au repos, quelques-unes s’éventant d’un éventail de paille, attendent plus ou moins patiemment que les machinistes les décrochent.

— Joseph, tâche de ne pas me laisser ici !… Antoine, je vais manquer le train, ma tante m’attend à Asnières !

Tandis que la roue d’apothéose tourne lentement, secouée sous sa charge de chairs féminines, joseph, Antoine, d’autres gaillards en bourgeron bleu prennent l’une après l’autre les belles filles au passage, les soulèvent à bras le corps et les rejettent sur les planches, souriantes et délivrées.

Cependant tout un monde bariolé s’écoule à grand bruit vers les loges. Le prince Charmant taquine la fée Violente. Des génies pressés, tout en marchant, retirent leurs ailes, et des oiseaux s’en vont, très graves, avec leur tête sous le bras : ce sont les serins de la noce, car il n’y a pas de féerie possible sans une noce de serins.

Les coulisses peu à peu se vidant, je me préparais à partir, quand tout à coup, dans l’ombre, derrière un portant, éclata une kyrielle de jurons formidables, quoique prononcés d’une voix enfantine.

On injuriait les machinistes.

Puis la voix s’adoucit et m’appela :

— Hé monsieur, venez à mon aide.

Je m’approchai, et vis un œuf, de la taille de ces jarres d’huiles où se cachent les voleurs d’Ali-Baba, et dont la partie supérieure soulevée en manière de couvercle comme si quelque géant avait tranché l’œuf de son couteau pour le manger à la coque, laissait voir non la face barbue d’un brigand arabe, mais une frimousse délicieusement rose sous les frisures emmêlées d’une perruque jaune serin. Deux petits pieds sortaient de l’œuf, et trépignaient, chaussés de brodequins également jaunes. Recueillant mes souvenirs, je me rappelai avoir vu cet œuf animé défiler à l’acte des oiseaux et figurer dans le tableau final en qualité de dernier né encore mal éclos d’une famille de canaris.

— Comprenez, monsieur, c’est moi qui fais l’œuf, l’œuf de serin, en sorte que, suivant l’usage, je termine le cortège.

— Eh bien ?

— Eh bien chaque soir ces saligots de machinistes, pour me mettre en rage, oublient exprès de me déboucler.

— Patience ! on va te déboucler, mon garçon.

— Je ne suis pas précisément un garçon, mais débouclez-moi tout de même.

La boucle défaite et la charnière ayant joué, je vis, de l’œuf ouvert en deux, sortir une manière de bébé qui me parut avoir quinze ans.

— Merci, monsieur, merci… Pourquoi me regarder avec cet air drôle ? Sans jupes, en maillot, je semble un petit rien du tout mais on est sérieuse une fois habillée.

Puis tout de suite, et ses idées ayant tourné :

— La colère me donne soif ; attendez-moi en bas, devant le concierge, trois secondes ; vous m’offrirez une choucroute.

J’offris la choucroute.

Tout à fait rassurée, Mlle Culot me gazouillait son histoire, une de ces histoires d’existences naufragées en plein Paris, auprès desquelles les exploits de Robinson peuvent sembler d’assez banales aventures. Pas de père, une mère actrice ou à peu près, l’aisance d’abord, presque le luxe ; puis la mère qui meurt, la misère, et tous les métiers essayés pour réaliser au jour le jour, comme les moineaux de la rue, ce quotidien miracle de vivre.

Il y avait eu un premier amant dont Mlle Culot parlait sans rancune. Il était parti, rappelé par ses parents, en province, et elle trouvait tout naturel qu’il fût parti.

Maintenant, Mlle Culot me racontait ces choses à l’entre-sol d’un cabaret qui demeurait ouvert toute la nuit, près des Halles. Mlle Culot, trouvant qu’il était bien tard après la choucroute et craignant de réveiller sa concierge, avait préféré venir là pour attendre le petit jour et rentrer sans avoir l’air de rien.

Le petit jour vint. Mlle Culot souriait en fermant les yeux, à moitié endormie. Tout à coup :

— Écoutez !… dit-elle.

J’écoutai. Dans le silence du Paris matinal mille bruits naissaient, très distincts, n’étant pas encore couverts par l’assourdissant brouhaha que fait quelques heures plus tard la cohue des passants et des voitures.

Sous la fenêtre, un cri monta, plaintif et doux comme une mélopée : Mouron pour les petits oiseaux !

— Ça, fit Mlle Culot, c’est mon petit frère.

Et d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre modeste, mais qui cachait mal un légitime orgueil familial, rouge de plaisir, elle ajouta : Il n’a pas onze ans, il gagne déjà quinze sous par jour !…

Et voilà comment, conclut l’amant mélancolique qui épanchait ainsi ses chagrins, voilà comment, n’y songeant point, je fis connaissance de Linette. Le destin seul fut coupable, mais j’aurais dû me méfier.

— Sans doute répondit avec un sourire dans sa noire barbe assyrienne le jeune Pythéas, mage et poète décadent, l’homme, ici-bas, s’il ne veut errer, surtout en amour, doit obéir, respectueux, à l’abstruse prémonition du symbole ».