Les Ogresses (Paul Arène)/Sancta simplicitas

Charpentier (p. 75-82).

SANCTA SIMPLICITAS !


Pourquoi étions-nous entrés chez cet extraordinaire barbier ?

Un peu parce que mon ami Loris, après cinq heures de wagon, éprouva un irrésistible besoin de faire remettre en bel état sa fine moustache restée blonde et ce que la quarantaine et les soucis administratifs lui ont laissé de chevelure, beaucoup aussi parce que le pittoresque extérieur de la boutique avait de prime abord piqué notre curiosité.

À l’angle de l’une des rues, galantes mais d’aspect bourgeois, en haut desquelles — détrôné aujourd’hui, hélas ! par le hurlant décor du Moulin-Rouge — le vieux Moulin de la Galette, comme un ironique symbole d’existences légères et de bonnets envolés, fit si longtemps tourner dans le vent ses ailes grises, cette boutique ne ressemblait ni aux patriarcales boutiques des barbiers de village barbouillées en bleu ciel, décorées de sonores et reluisants plats à barbe, ni aux luxueuses officines du centre de Paris, correctes, imposantes presque avec leurs rideaux discrets et leurs vitrines ou, sous le cristal, l’ivoire et l’écaille, coiffés de satin ficelés d’or, blasonnés d’étiquettes mystérieuses, se rangent en ordre scientifique les fards, les essences et les opiats.

La boutique en question ne ressemblait qu’à elle-même. Sans l’enseigne, peu voyante d’ailleurs : Marc-Aurèle, coiffeur pour dames, on aurait pu croire plutôt la boutique d’un brocanteur.

Et, pendant que Loris assis sur la sellette, supportait un assaut combiné d’acier, de frictions et d’éloquence, je contemplais l’étrange capharnaüm du barbier : étoffes anciennes, bijoux d’occasion, chevelures rousses, objets japonais, petits bronzes, éventails peints, tableaux de maîtres visiblement faux mais signés, faïences artistiques et, comme il convient, ébréchées, bref, à l’étalage et du haut en bas des murs toute la défroque du luxe éphémère dont aiment s’entourer, quand la chance le veut, les non moins éphémères phalènes qui, chaque soir, au jour qui tombe, s’échappent de l’ombre du quartier Bréda pour aller tournoyer autour du gaz flambant et de l’électricité papillotante des boulevards et des cabarets de nuit.

Marc-Aurèle coiffait et rasait sans grande ardeur, en homme supérieur au métier que, provisoirement, il exerce ; mais il parlait peinture avec enthousiasme, citant Corot, Henner, Millet, citant Diaz surtout — ô ce Diaz — et déclarant, au surplus, qu’aussitôt un successeur trouvé, car on ne peut, n’est-ce pas ? laisser en plan la clientèle, il planterait là le peigne, suivrait ses goûts, et se consacrerait tout entier à l’art.

Loris souffrait, mais n’osait rien dire, terrifié d’abord par le cliquetis des ciseaux, puis par le grincement du rasoir raclant la peau vive, et les lèvres prisonnières maintenant sous des avalanches de savon mousseux.

Enfin un « voilà, monsieur ! » suivi d’un « ouf ! » de soulagement, m’apprit que Marc-Aurèle en avait fini et que la justice des hommes était satisfaite.

Au même instant, comme Loris se levait maussade et chassant du mouchoir quelques piquants fragments de cheveux restés dans son col de chemise, la porte s’ouvrit et une jeune personne entra, moitié cocotte, moitié soubrette, qui portait un tableau, un Diaz !

Ce Diaz, comme tous les Diaz journellement fabriqués sur la pente des Buttes par des rapins faméliques et industrieux, était censé représenter une nymphe blonde couchée dans l’herbe près d’une roche et le torse nu se détachant sur un lambeau d’azur encadré de frondaisons rougies par l’automne.

Le dessin m’en parut quelconque, mais le ton me stupéfia. Une explosion de gaz chez un marchand de couleurs projetant au plafond les laques, les carmins, les outremers, les ocres et les ors de ses tubes aurait peine à produire quelque chose d’aussi réussi comme aveuglante éclaboussure.

Si le tableau était surprenant, le discours de la soubrette fut plus surprenant encore :

— Monsieur, dit-elle, je vous ramène votre Diaz. Madame Sylvine ne se décide pas. Elle irait bien jusqu’à trois francs, mais elle le trouve un peu cher à trois francs soixante.

Marc-Aurèle avait bondi. Déjà il tenait le tableau.

— Vous avez dit trois francs soixante ? mais c’est trois cent soixante francs, malheureuse ! Trois cent soixante francs qu’indique le prix marqué.

Et, secoué d’indignation, haletant, aphone, il nous montrait en effet 360 francs en chiffre sur un bout de papier collé au cadre ; seulement, ainsi que nous lui fîmes observer, le 3 se trouvait un peu séparé du 6, ce qui, dans une certaine mesure, expliquait sans l’excuser l’erreur de madame Sylvine.

— Et voilà, continuait Marc-Aurèle, tandis que Loris soldait gravement son « taille et barbe », voilà pourtant à quel genre de connaisseurs on a affaire dans le quartier ! Trois francs soixante un Diaz authentique dont, pas plus tard que l’an passé, je refusai, oui, messieurs, trois mille. Après tout, j’ai tort de me fâcher, qu’attendre d’une madame Sylvine ?

— Sylvine ? interrogea Loris intéressé.

— Oui, Sylvine… Vous devez la connaître pour peu que vous soyez de Montmartre. Jeune, jolie sans doute, mais de l’esprit autant que les dindons qu’elle gardait ! Certainement, vous devez la connaître, elle ne bouge pas du Crabe d’Or.

Allons au Crabe d’Or, me dit Loris, et tâchons de voir cette Sylvine.

Vainement j’objectai que notre entrée dans une brasserie quelque peu borgne, à l’heure où Phébus dardait encore ses rayons, pourrait être mal interprétée par les notables commerçants du voisinage, Loris s’obstina :

— Bah ! qu’importe ? Un peu de honte est bientôt passée. L’expédition en vaut la peine. Tu n’imagines pas quel fonds d’enfantine naïveté persiste souvent chez ces petites malheureuses, folles de leur tête et de leur corps, que vous autres, gens de plume, embellissez pour l’étonnement du public de toutes sortes de grâces perverses parfaitement imaginaires. Je veux voir Sylvine et me la figure d’ici ronde, souriante, candide et douce comme la lune.

Que faire ? Je suivis Loris. Pouvais-je laisser un vieil ami, le matin même débarqué des Flandres, seul entre les pinces du Crabe d’Or ?

Gai peut-être le soir, quand le crabe gigantesque collé au plafond, jette des flammes de couleur par toutes les aspérités de sa carapace, l’établissement à peine éclairé d’une lumière avare que distillaient de poudreux vitraux, était funèbre pendant le jour.

Pas un chat ! si : un chat rôdant et ronronnant entre les pieds des tables et qui, pour tromper ses ennuis, se faisait à lui-même belle-queue. Assis sur le marbre du comptoir, entre une pile de soucoupes à sucre et un bocal où, le museau parfois s’aplatissant au verre, tournait, tournait un poisson rouge solitaire et désespéré, un bébé de six mois caché sous un vaste chapeau dont les bords l’isolaient du monde, rose mais l’air pensif déjà, et la lèvre supérieure s’avançant, préoccupée, en visière de casquette, pétrissait à deux mains faute de distractions meilleures le bout de son petit pied nu qui, sans doute, l’intéressait comme une contrée nouvelle pour lui et lointaine. Dans le comptoir, sa mère, madame Sylvine, sommeillait.

Le hasard s’en mêla et la glace fut tout de suite rompue. Loris et Sylvine se trouvaient du même pays ou à peu près.

Nous causâmes. Sylvine, qui se réjouit fort à l’idée que Marc-Aurèle avait espéré vendre trois cent soixante francs le petit tableau mal encadré qui lui paraissait cher à trois francs soixante, Sylvine se trouvait heureuse. Ses affaires allaient bien, le père de bébé n’étant pas trop jaloux. On estimait Sylvine au Crabe d’Or, et les jours de courses, comme aujourd’hui, on l’autorisait à remplacer la caissière.

Sous la main experte de Loris, qui serait le plus cruellement moderne de nos romanciers s’il ne préférait vivre sa vie au lieu de coucher sur le papier la vie des autres, les confidences ruisselaient de cette âme naïve comme l’eau claire d’un linge de lessive tordu.

Nous apprîmes ainsi que, depuis son arrivée, Sylvine, sauf quelques rares escapades au théâtre ou au bal, ne connaissait guère de la grand’ville que le bout de trottoir menant du Crabe d’Or à son troisième de la rue Frochot. Le Crabe d’Or était tout pour elle, reluisant dans le firmament parisien comme une constellation chimérique et démesurée. C’est là qu’elle parlait commerce, cyniquement, ingénument, avec d’autres Sylvines, ses pareilles ; c’est là qu’elle rêvait et vivait ses amours…

Sylvine s’attendrit pourtant quand Loris, tournant à l’élégiaque, lui parla des plaines natales, du vieux père, de la vache, des rus où l’on péchait aux écrevisses, des vergers en fleurs maintenant.

— Alors, Sylvine, vous songez quelquefois à revenir au pays ?

— Pour sûr ! plus tard, dans cinq ou six ans… Mais dame ! en attendant, je veux finir de passer ici ma belle jeunesse.

C’était une belle jeunesse que l’acheteuse de faux Diaz s’imaginait passer ainsi dans son ténébreux caboulot.

Sancta simplicitas ! s’écria Loris soudain ému.

Et, comme elle ne comprenait pas, ces deux mots en latin firent beaucoup rire Sylvine.