Les Nuits persannes/La Solitaire

Les Nuits persanesAlphonse Lemerre (p. 71-91).

LA SOLITAIRE

LA SOLITAIRE


MYSTÈRE


D’un maître mon âme est la proie ;
D’un seul regard il me vainquit ;
C’est un brun à l’oeil qui flamboie.
Mais n’espérez pas savoir qui.

Moi, jadis, la vierge glacée
Des récits d’amour me moquant,
Je n’ai qu’amour dans la pensée.
Mais nul ne saura depuis quand.

Pour une sortie en litière,
Mon père m’ouvrit mon verrou ;
Passa l’homme à la mine altière.
Mais je ne veux pas vous dire où.

Lui seul pourrait calmer ma fièvre,
Lui seul, transformer mon tourment
En miel pour mon âme et ma lèvre.
Mais ne demandez pas comment.

Ô ma jeunesse, où sont les tombes,
Bientôt l’on pleurera sur toi ;
Sous la tristesse tu succombes.
Mais je ne dirai pas pourquoi.



MÉLANCOLIE


Ô fier jeune homme, ô tueur de gazelles,
Cavalier pâle au regard de velours,
Sur ton cheval dont les pieds ont des ailes,
Emporte-moi vers le ciel des amours.

J’ai bien souvent, la nuit, sur ma terrasse,
Versé des pleurs en te tendant les bras.
Stérile effort ! c’est l’ombre que j’embrasse,
Et mes sanglots, tu ne les entends pas.

Pourtant le ciel fait m’a fait ardente et belle,
Ma lèvre douce est comme un fruit vermeil ;
J’ai dans la voix des chants de colombelle,
Sur les cheveux des rayons de soleil.

Mais enfermée et couverte de voiles,
Dans un palais, je meurs loin du vrai bien.
Pourquoi des fleurs et pourquoi des étoiles,
Si mon cœur bat et si tu n’en sais rien ?

Mon bien-aimé, terribles sont tes armes,
Ton long fusil, ta lance, ton poignard,
Et, plus que tout, tes yeux aux sombres charmes,
Perçant un cœur avec un seul regard.

Ô fier jeune homme, ô tueur de gazelles,
À leur destin mon sort est ressemblant ;
Sur ton cheval dont les pieds ont des ailes,
Joins mon cœur triste à ton butin sanglant.



DÉLIRE


Le marchand de perles m’a dit :
Ton front veut-il une couronne ?
Tout mon bazar qui resplendit,
Pour ta prunelle, je le donne.

Le marchant de roses reprit :
Laisse les perles chez l’orfèvre ;
Tout mon royaume qui fleurit,
Je l’échange contre ta lèvre.

Le poète au rêve étoilé
Dit à son tour : vivant flamme,
De ton cœur donne-moi la clé,
Et dans mes chants je te proclame.

Mais que m’importe aucun trésor ?
Je garde cœur, lèvre et prunelle
Pour quelqu’un n’ayant pas encor
Soupçonné ma plainte éternelle.

Perles, roses, vers, à mes yeux,
Cela ne vaut pas un grain d’orge.
Du bien-aimé j’aimerais mieux
Que l’étrier broyât ma gorge.



LA SPLENDEUR VIDE


J’ai construit dans mon âme
Un merveilleux palais,
Plein d’odeurs de cinname,
Plein de vagues reflets.

Saphir, ambre, émeraude
En couvrent les piliers ;
En silence il y rôde
Des lions familiers.

Dans l’ivoire des coupes,
Sur les tapis profonds,
Des monarques par groupes
Y boivent les vins blonds.

Isolés comme une île,
Les murs s’en vont plongeant
Dans la nappe tranquille
D’un lac de vif-argent.

Et tout semble immobile,
Et pourtant tout grandit,
S’élargit, tache d’huile,
Monte et s’approfondit.

Et de l’onde muette,
Et du palais sans bruit,
Un feu qui se projette
De plus en plus reluit.

Mais à ce qui m’enchante
Deux choses dont défaut :
Là-dedans rien ne chante,
Le ciel est noir là haut.

Oh ! pour un son de lyre,
Oh ! pour le moindre azur,
Je laisserais porphyre,
Perles fines, or pur.

Mais le seul qui les donne,
L’amour, doux et cruel,
M’interdit ma couronne
D’harmonie et de ciel.

Et plus tout luit, tout monte,
Tout devient vaste et beau,
Plus la douleur me dompte,
Plus je suis un tombeau.



SUR LE NIL


Étouffez-moi sous des tas de murailles,
Se criblant d’yeux pour m’observer ;
De mon amour chantez les funérailles.
Mon rêve est là pour vous braver.

Les eaux du Nil, toutes pâles s’écoulent,
Sous les étoiles de la nuit.
Des sphinx, au bord, sur deux rangs se déroulent.
Au milieu, notre barque fuit.

Le bien-aimé, s’accoudant sur la proue,
Laisse errer sur moi son œil doux.
Moi, renversant la tête, je secoue
Mes cheveux d’or sur ses genoux.

Et les grands sphinx, dans la plaine infinie,
Nous regardant passer près d’eux,
Confusément versent vers une harmonie
Qui tombe en amour sur nous deux.

Les eaux du Nil coulent, les roseaux tremblent ;
Dans notre barque nous glissons.
Les chants des sphinx, perdus dans l’ombre, semblent
Des harpes prolongeant leurs sons.

Et nous mêlons notre amour à l’eau pâle,
Au firmament illimité…
– Rêve impuissant ! enfer d’un cœur qui râle,
Seul, par les molles nuits d’été !



GAZELLES & LIONS


Quand Medjnoun, loin de Léïla,
Dans les déserts s’en alla,
Au piège il prit mainte gazelle,
Et la voyant, dit : voilà
Comme les yeux sont doux chez Elle.

Puis l’ayant prise, il délivrait
La mignonne au fin jarret,
Et suivait ses bonds dans l’espace,
En pensant : tel est l’attrait
De Léïla quand elle passe.

Et quand un chasseur s’avançait
Qui, pour égorger, chassait,
Il lui criait : Va-t-en, blasphème !
Tuer des gazelles, c’est
Comme la tuer elle-même.

Au désert, moi, si j’avais fui,
Ce qui vaincrait mon ennui

Ce serait le lion qui gronde ;
Car je me dirais : c’est Lui
Dont résonne la voix profonde.

Puis j’irais à l’antre écarté
Qu’il dévaste en liberté,
Pour y contempler son oeil mâle,
Où je verrais la fierté
De l’oeil de mon cavalier pâle.

Et s’il avait soif, j’offrirais,
Pour l’abreuver, mon sang frais,
Tâchant d’oublier dans sa gueule,
Combien l’autre manque auprès
De ma passion toujours seule.



LE PUITS


Dans le jardin, assise au bord du puits
Qu’un soleil ardent séchait de son hâle,
Je lui contait ma tristesse depuis
Que j’ai vu passer le cavalier pâle.

Je dis combien l’isolement m’abat,
Je dis ma révolte avec mes alarmes.
Bien que nul pleur de mes yeux ne tombât.
Le puits desséché se remplit de larmes.

Au bord du puits, je vins le lendemain ;
J’aurais mieux aimé la tombe profonde.
Je ne dis rien, mais je posai la main
Sur mon cœur saignant, en regardant l’onde.

Des dents de feu me déchiraient le front,
Je songeais aux morts en qui rien ne bouge.
Les pleurs sont peu pour un cœur qui se rompt ;
L’eau blanche du puits devint du sang rouge.

Hélas ! si lui, le bien aimé voulait
Porter son amour dans mon âme sombre,
Il changerait en paradis complet
Ma nuit infinie et mes feux sans nombre

Et le vieux puits, en écoutant nos doux
Soupirs de pigeons et rires de merles,
Transformerait, pour faire comme nous,
Son sang en rubis, ses larmes en perles.



FLOTS, PALMES, SABLES


Loin des yeux du monde,
La mer est profonde,
Les palmiers sont hauts,
Les sables sont chauds.

S’il te faut les endroits vagues
Qui luisent en se mouvant,
Ô mon bien-aimé, les vagues
Livrent leur crinière au vent ;
L’œil sur l’onde, aux doigts la coupe,
Disparaissons en chaloupe,
Avec le rêve à la poupe
Et l’espérance à l’avant.

S’il te faut les endroits calmes
Où tout chante et tout bénit,
Viens au fond du bois des palmes,
Avec moi, choisir un nid,
Un nid où, morts pour la foule,
Nous vivions pour l’eau qui coule,
Pour le ramier qui roucoule
À l’heure où le jour finit.

S’il te faut les endroits mornes
Où le corps est châtié,
Allons au désert sans bornes,
Sous le soleil sans pitié ;
T’ayant là, je serai forte ;
Mourir ! mourir ! que m’importe,
Si je partage, étant morte,
Ton sépulcre par moitié !

Loin des yeux du monde,
La mer est profonde,
Les palmiers sont hauts,
Les sables sont chauds.



FLORAISON


De dilater mon cœur le jour est venu ;
L’amour doit vendanger ma vigne.
Je sens, pour m’envoler au ciel inconnu,
Qu’il me vient des ailes de cygne.

J’étais dans la fournaise, et ma chair brûlait,
Et la fournaise était bien close.
La fournaise devient un moelleux filet ;
Tout charbon n’est plus qu’une rose.

Oh ! je serai jalouse, oh ! j’enchaînerai
De mes cheveux ce cœur farouche,
Mes baisers poseront un sceau consacré,
Plus fort que la mort, sur sa bouche.

À personne je n’ai conté le bonheur
Qu’à grand peine mon cœur refoule ;
Car nul ne m’a paru valoir cet honneur,
Parmi les sages ni la foule.

Mais je l’ai dit tout bas aux flots bleus du ciel,
À l’errant vaisseau de la lune,
Même au vent printanier, au souffle duquel
S’ouvre la fleur de ma fortune.

Qu’on ne me parle plus du palais des rois,
Du paradis aux fraîches ondes ;
Je peux boire la terre et le ciel au choix ;
L’amour m’a donné les deux mondes.

Qu’on ne me parle plus de la Kaasbah
Où l’on baise la pierre noire.
L’amour plus sûrement du ciel me tomba ;
À lui seul mon baiser veut croire.

La rose blanche était le triste ornement
De la vierge, aux langueurs en proie.
Femme aimée, ôte-la ; mets pour ton amant
La rose rouge de la joie.