Les Nuits persannes/La vallée de l’union

Les Nuits persanesAlphonse Lemerre (p. 93-113).

LA VALLÉE
DE
L’UNION

LA VALLÉE DE L’UNION


ASCENSION


Avec l’aile de l’oiseau,
La chair atteint l’azur ; l’eau
Fait du nuage son aile.

Le feu vole, rayon d’or ;
La fleur reste à la tonnelle,
Mais son parfum prend l’essor.

Pour monter, la lyre en elle
A le son ; l’âme, à son tour,
S’ouvre et s’envole en amour.



PORTRAIT


Plus souples au doigt que le cachemire,
Faisant oublier l’odeur de la myrrhe,
Tels sont ses cheveux.
Les plus beaux saphirs seraient choses vaines
Pour ceux qui verraient l’azur de ses veines
Sur son cou nerveux.

Qu’est-ce que l’ébène auprès de ses bouches ?
Qu’est-ce que la flamme et les escarboucles
Auprès de ses yeux ?
Près de son visage où tout se colore
D’un reflet vermeil, qu’est-ce que l’aurore
Qui se lève aux cieux ?

Parmi les rondeurs qui vont de sa joue
Jusqu’à son menton, le regard se joue
Mieux que dans un parc.
Pareille au soldat que le meurtre allèche,
Elle met sa joie à lancer la flèche.
Son sourcil est l’arc.

Au coin de sa joue, est une fossette :
Abîme effrayant ! tout cœur qui s’y jette,
Y va se briser.
Ils n’aimeraient plus à cueillir les dattes,
Ceux qui cueilleraient, assis sur les nattes,
Son fruit, le baiser.

Et cela soit dit sans aucun blasphême,
Il se raillerait du paradis même,
Celui sur lequel,
Avec ses parfums, ses chansons, sa flamme,
Amoureusement, flotterait son âme,
Sœur de l’arc-en-ciel.



LA RIME ET LA LÈVRE


Savez-vous qui trouva la rime ?
Qui trouva la rime ? cherchez.
Est-ce une beauté qui se grime
Dans les miroirs amourachés ?

Est-ce un Hindou, devant sa hutte,
En cueillant des noix de coco,
Qui siffle des sons sur sa flûte
Et se divertit de l’écho ?

Savez-vous qui trouva la rime ?
Qui trouva la rime ? cherchez.
Serait-ce, en leur sanglant escrime,
Deux soldats qui se sont touchés ?

Sur la mer bleue aux blanches lames,
Serait-ce quelque brun pêcheur
Plongeant à la fois ses deux rames,
Un soir de calme et de fraîcheur ?

Ceux-là qui trouvèrent la rime,
Instruisez-vous, vous qui cherchez,
Accomplissaient non pas un crime,
Mais le plus divin des péchés.

Ils étaient deux. Quand une bouche
Sur l’autre venait se poser,
L’autre aussitôt, très-peu farouche,
Avait soin de rendre un baiser.

Lorsque l’une faisait entendre
Quelque doux mot sur leurs amours,
L’autre répondait un mot tendre,
Mot charmant qui rimait toujours.

Vous sans qui mon ciel se supprime,
Belle aux cheveux sur moi penchés,
Sans fin je veux trouver la rime,
Vos lèvres me disant : cherchez !



CAVALCADE


Hop ! nos chevaux rongent le mors ;
L’un hennit, l’autre se cabre.
Partons avec tous nos trésors,
Toi tes yeux, et moi mon sabre.

Nos chevaux sont très-blancs, très-beaux,
Avec des narines roses ;
Laissant retentir leurs sabots,
Nous nous dirons bien des choses.

Avant que ton amour me prît,
Vivre n’était qu’un vain rêve.
Il faisait nuit dans mon esprit,
Avec toi le jour se lève.

Le jour se lève. Oh ! je dis bien ;
Du passé je n’ai plus mémoire.
Tout ce qui n’est pas toi, n’est rien
Et tombe dans la mer Noire.

Fuyons, allons où tu voudras.
Pour nos coeurs point de barrières !
Je te porterai dans mes bras,
S’il faut passer des rivières.

Ne crains ni les bois ni les monts ;
Crois-en l’espoir dont je vibre.
Nous sommes deux, nous nous aimons,
Et devant nous est l’air libre.

Hop ! nos chevaux rongent le mors ;
L’un hennit, l’autre se cabre.
Partons avec tous nos trésors,
Toi tes yeux, et moi mon sabre.



AU CIMETIÈRE


Assis sur cette blanche tombe,
Ouvrons notre cœur !
Du marbre, sous la nuit qui tombe,
Le charme est vainqueur.

Au murmure de nos paroles,
Le mort vibrera ;
Nous effeuillerons des corolles
Sur son Sahara.

S’il eut, avant sa dernière heure,
L’amour de quelqu’un,
Il croira du passé qu’il pleure
Sentir le parfum.

S’il vécut, sans avoir envie
D’un cœur pour le sien,
Il dira : j’ai perdu ma vie,
N’ayant aimé rien.

Toi, tu feras sonner, ma belle,
Tes ornements d’or,
Pour que mon désir ouvre l’aile
Quand l’oiseau s’endort.

Et sans nous tourmenter des chose
Pour mourir après,
Nous dirons : aujourd’hui les roses !
Demain les cyprès !



LE BAZAR


Ce matin, j’ai porté mes pas
Au bazar où criait la foule.
Mais moi je ne l’entendais pas,
Songeant à ta voix qui roucoule,

Les juifs me pressaient les poignets,
Pour me vendre une chose, une autre.
De vivre ainsi je les plaignais,
Sachant quel bonheur est le nôtre.

Tous ces marchands n’ont au cerveau
Que trafic et supercheries.
Je déroule ton écheveau
À l’ombre des palmes fleuries.

Le soir, sur leur argent malsain,
Ils se couchent dans une cave.
Je m’endors, le front sur ton sein,
Au bercement du vent suave.

Par caravanes ils s’en vont
Découvrir parfums et denrées.
Oh ! que ton regard est profond !
Oh ! que tes boucles sont lustrées !

En tous les pays, sans besoin,
On les voit rapaces au lucre.
Tes lèvres ne sont pas si loin,
Tes lèvres d’opium et de sucre.



CONTRASTES


Quand tu viens à moi, je sens
Le frisson du vent nocturne.
Le désir, comme un encens,
Brûle en mon cœur qui sert d’urne.

Les cils flottant sur tes yeux,
Me charment tant que j’en souffre ;
Je vais si loin dans les cieux
Que je me figure un gouffre.

Plus l’incarnat est puissant
De ta bouche si petite,
Plus elle est rouge de sang,
Ma blessure sans limite.

Tu me perces de poignards,
Et de baumes tu m’inondes ;
Aveuglés sont mes regards,
Tant tes clartés sont profondes !

Oh ! verse-moi tes cheveux.
Que ce vin musqué m’enivre !
Ne m’épargne pas. Je veux
Mourir à force de vivre.

Vers le ciel, comme la mer,
Hausse-moi par la tempête.
Sois le sabre ayant l’éclair,
Quand il décolle une tête.



LES DEUX COURONNES


Qu’on laisse Timour gouverner la terre,
Qu’il soit le grand roi !
Moi, je mets ma gloire, au sein du mystère,
À vivre pour toi.

Qu’il fasse plier l’Asie à ses armes,
Et l’Europe avec !
Je me crois plus riche, ayant les seuls charmes
De ton profil grec.

Qu’il compte dans l’air l’acier qui flamboie,
Quand il dit : je veux !
J’aime mieux compter les longs fils de soie
Qui sont tes cheveux.

Qu’il soit enivré du son des trompettes,
Des cris du vautour !
J’aime mieux, tout bas, que tu me répètes
Quelque mot d’amour.

Il est seul, ce Dieu, seul sur la poussière
Des hommes broyés.
Plus que son palais, ma hutte est princière ;
J’y vis à tes pieds.

Pour se rafraîchir, après le ravage,
Il n’a que du vin.
Quand ma lèvre a soif, elle a pour breuvage
Ton baiser divin.

Si Timour savait combien ta caresse
Fait de bien au cœur,
Captif, il voudrait t’avoir pour maîtresse,
Timour le vainqueur.

Mais il n’en sait rien, il est trop superbe,
Il fait trop de bruit.
Oh ! cachons-nous bien, cachons-nous dans l’herbe !
L’amour veut la nuit.



LES CYGNES


Ton âme est un lac d’amour
Dont mes désirs sont les cygnes.
Vois comme ils en font le tour,
Comme ils y creusent des lignes !

Voyageurs aventureux,
Ils vont, les ailes ouvertes.
Rien n’est ignoré par eux,
Des flots bleus aux îles vertes.

Bruyants et pompeux, les uns
Sont d’un blanc que rien n’égale,
Désirs nés dans les parfums,
Par un soleil de Bengale.

D’autres sont muets et noirs,
Avec un air de mystère,
Désirs nés pendant les soirs,
Quand tout s’endort sur la terre.

Sans nombre sont ces oiseaux
Que ton âme voit éclore.
Combien déjà sur les eaux,
Et combien à naître encore !

Point de halte ! à tout moment,
D’arrivants le bord se charge.
Ceux d’hier pensivement
S’en vont alors vers le large.

Bientôt l’oeil doit les laisser
Pour le présent qui réclame.
Eux ne cessent de glisser
Vers les profondeurs de l’âme.

Et dans un accord béni,
Sur ce cristal d’eau sans brumes,
On entend à l’infini
Frissonner au vent des plumes.



LE SOMMEIL DE LA MORTE


Pourquoi ces vieilles femmes
Qui, de leurs doigts infâmes,
Vont souillant ce beau corps ?
Pourquoi ces longues plaintes,
Pourquoi ces larmes feintes,
Ces funèbres décors ?
Loin d’ici l’amertume !
Dans son plus beau costume,
Allons ! qu’on la parfume,
Au son des doux accords !

Tant que dura sa vie,
Elle n’avait envie
De rien qui ne fût beau.
Elle cherchait la joie,
Et l’éclat de la soie,
Et l’éclat du flambeau.
Aussi, sans douleur sombre,
Il faut charmer son ombre
Par des gaîtés sans nombre
Autour de son tombeau.

Pendant qu’elle sommeille,
Gracieuse et vermeille,
Qu’on envoie un crieur
Annoncer à la foule
Dont, par les pleurs, s'écoule
Le deuil extérieur,
Que j’ouvre la poitrine
Au premier dont la mine
Contredira, chagrine,
Mon visage rieur !