Les Nouvelles drolatiques/Par Procuration

(Volume VIIp. 45-63).


PAR PROCURATION



Voyons, voulez-vous avoir des enfants, oui ou non ?

— Mais je ne demande que cela. Est-ce ma faute si…

— C’est précisément parce que ce n’est pas votre faute que je vous réitère la proposition de tout à l’heure. Vous ne pouvez y remédier. Autorisez-moi alors à suppléer à ce qui vous manque.

— Mais, docteur, ma femme…

— Eh bien, quoi ! votre femme ?

— Ne consentira jamais…

— Consentez, seulement.

— Eh ! je vous avoue que si elle acceptait sans trop d’hésitation…

— Vous seriez furieux ?

— Écoutez donc…

— Alors, mon cher de Vignis, arrangez-vous pour procréer le petit bonhomme qui doit avoir l’heureuse destinée de se dire votre fils.

— Ainsi vous êtes sûr que Mme de Vignis ne sera jamais mère ?

— Tant que vous resterez seul chargé de réaliser en elle cette… maternité, je vous en réponds.

— Vous êtes terrible, docteur.

— Hélas !

— Et vous avez sous la main ?…

— Tout ce qu’il faut.

— Ce monsieur est bel homme ?…

— Qu’est-ce que cela vous fait ?

— Comment, ce que cela me fait ! si Mme de Vignis doit rester en tête-à-tête avec lui ?

— C’est elle que cela doit préoccuper, et non pas vous.

— Je vous trouve immense, mon cher Sagace, oui, je vous trouve immense. Si vous étiez à ma place…

— Permettez. C’est le monsieur en question qui se met à la vôtre, et pour une demi-minute seulement, le temps de souffler… de tracer le signe de la croix… d’éternuer sept ou huit fois, et encore… Vous conviendrez même qu’il faut une rude complaisance pour consentir à se prêter à un acte… que l’on sait d’avance ne pouvoir être réitéré, à moins que vous ne désiriez une suite de bambins. En pareil cas, il serait toujours nécessaire de revenir au même moyen pratique ; mais si un vous suffit… ?

— Oh ! mon Dieu, je pense… je crois… Allons, je ne sais plus ce que je dis… À propos, est-ce qu’il n’y aurait pas moyen que je sois dans une pièce à côté… pendant que la chose se passera ?

— Mais vous êtes fou !

— Je connais ma femme ; elle ne consentira à rien, si je ne l’encourage pas par ma présence.

— Ah çà, plaisantez-vous, oui ou non ?

— Je ne plaisante nullement. Alice est d’une timidité… Dernièrement, chez le dentiste, elle a exigé que je restasse tout près pour pouvoir me pincer si elle souffrait trop.

— Nom d’un petit bonhomme ! il ne s’agit pas d’un dentiste, ou de l’extirpation d’une racine malade, il s’agit, au contraire…

— De faire pousser un rejeton sur une branche stérile. Je vous entends de reste, parbleu ! Mais vous comprenez quelle mission pour un mari… d’offrir à ce qu’il a de plus cher…

— Puisque je vous en épargnerai la peine !

— N’importe, je voudrais voir la figure d’Alice quand vous lui… proposerez d’aller s’enfermer avec celui qui doit tenir ma place pour un… instant… car vous me jurez que cela ne durera pas trois quarts d’heure ?

— Pas une demi-heure. Seulement, vous admettrez bien qu’il faut le temps de les présenter l’un à l’autre… de les aider à engager la conversation. Mon client ne va pas arriver comme cela, ôter son chapeau, saluer, s’asseoir et… à mon tour vous me forceriez à dire des bêtises. Tenez, réglons les choses comme elles doivent l’être. Confiez-moi Mme de Vignis pour une soirée. Vous avez confiance en moi, j’espère ?

— Ah ! docteur, ce que vous allez essayer pour nous être agréable vous a conquis mon dévouement à jamais.

— Alors cessez donc de résister, et demain je viens chercher Madame. C’est convenu ?

— Convenu. Pauvre bichette ! allez-vous l’avertir ?… l’encourager ?

— Prenez votre chapeau et sortez faire un tour. Quand vous reviendrez, tout sera terminé.

— Tout ? non. Alice sera seulement prévenue. Et si elle ne voulait pas ?…

— Si elle ne voulait pas ? alors…

Et le docteur se mordit la lèvre.

— Allons, allons, partez.

— Je m’en vais… je descends. Dieu ! quel sacrifice !

Cette conversation se tenait dans le cabinet d’un des jeunes médecins de la gentlemanie parisienne, entre le docteur Sagace et M. Léopold de Vignis, marié depuis deux ans. La stérilité de son union avec Mme Alice Beldevèze emplissait d’amertume des jours, voire même des nuits, qu’ils avaient espéré l’un et l’autre les conduire doucement vers la naissance d’un fils. Cette légitimité de désirs ne s’était pas vue couronnée de succès ; et M. de Vignis, désespéré, s’entendait répéter chaque semaine, par le docteur Sagace, qu’il devrait renoncer à son futur héritier. Un matin, pourtant, après une affectation de timidité qui lui compta longuement dans l’estime de la famille, le docteur aborda carrément la question et proposa à M. de Vignis d’amener à sa jeune femme un de ses clients qui se chargerait de rendre féconde la jolie Mme de Vignis.

— C’est un moyen extrême, avait-il conclu. Mais si vous voulez un enfant, un héritier du nom, ne vous y attendez jamais en refusant ma proposition. Selon moi, c’est toisé. Vous ne pouvez être père, mon cher de Vignis… qu’à la condition d’un sacrifice de votre part, et d’un acte de courage de celle de votre femme. Consentez-vous à ce que mon ami passe une heure avec Madame ? Si oui, ce sera fait et bien fait. Si non… ?

De Vignis gémit pendant dix jours, s’arracha une poignée de cheveux pendant quinze, et se transporta chez le docteur au bout de dix-sept. C’est là qu’eut lieu la conversation citée plus haut. C’est là qu’après une discussion, un débat qui tantôt concluait à un acquiescement et tantôt à un refus, c’est là que le docteur Sagace arracha enfin à M. de Vignis la permission de parler à sa femme du projet en question.

— Quelle situation, bon Dieu ! quelle situation ! répétait pour la centième fois Alice, assise sur sa causeuse en face du docteur qui venait de l’initier à la chose.

— Sans doute, chère Madame. Mais, au bout du compte, vous ne reverrez jamais… si vous le voulez, la personne en question.

— Assurément… Mais j’y penserai.

Le docteur s’inclina.

— Et puis, songez un peu… moi qui… à côté de mon mari étais déjà… effarouchée la première nuit… que sera-ce au contact d’un étranger… ?

— Bah ! qui sait ? c’est justement parce que c’est un étranger.

— Faudra-t-il faire beaucoup de frais ?

— Soyez simplement ce que vous êtes ; causez trois quarts d’heure, une heure… le reste vous regarde.

Alice se voila la figure.

— Non, vrai, jamais je ne pourrai.

— Songez que votre mari le permet.

— Il ne manquerait plus que cela que je le fasse sans son autorisation !

Le docteur faillit éclater de rire, en présence de cette toute-puissante naïveté, mais il se retint.

— Vous voyez par là combien M. de Vignis vous sera reconnaissant de vous prêter à un acte qui n’a rien que d’ordinaire, sanctionné par lui ?

— Docteur, je tremble. Ce Monsieur est-il brun ?

— Je… n’en sais rien. Je… ne l’ai pas suffisamment remarqué.

— Comment ! vous me donnez à un homme dont vous ne soupçonnez même pas le physique ?

— C’est qu’il vaut mieux que vous ne soyez avertie de rien. De cette façon sa figure disparaîtra de votre mémoire.

— Ah oui ! car ce ne serait pas amusant si l’enfant ressemblait à… son père… Voyez-vous, je tâcherai de songer à mon mari pendant ce temps-là.

— Diable ! mais si vous songez à votre mari ?… Enfin, ce sont vos affaires. Pensez à qui vous voudrez ; mon rôle consiste à vous installer l’un près de l’autre ; quant au reste…

— C’est ce reste qui… est terrible.

— Que vous êtes enfant, chère Madame ! On vous conduit doucement au seuil du bonheur… on vous trouve un galant homme qui oubliera la faveur dont vous l’aurez comblé…

— Comment, il l’oubliera ! Mais ce serait affreux de sa part. Oublier que j’ai consenti… que j’ai accepté…

— Ah çà, voyons, vous ne vous contentez pas qu’il vous rende mère, vous voulez encore qu’il vous pleure ? franchement ce n’est pas juste.

— Si nous allions nous retrouver… plus tard, dans le monde ?

— Après ?

— Et que mon mari vînt à en être jaloux ?

— Allons donc ! je suis témoin qu’il est incapable d’ingratitude.

— Vous levez mes derniers scrupules. Ainsi il faudra, demain soir, me rendre chez vous, seule ?

— Absolument seule… c’est moi qui vous ouvrirai, et j’aurai renvoyé mes gens.

— J’y serai. J’aime mieux que ce soit demain que dans huit jours.

— À demain, alors.

Et le docteur Sagace baisa les doigts de sa cliente et se retira.

Lorsque Mme de Vignis revit son mari, elle évita toute allusion à sa conversation avec le docteur. Seulement il la baisa au front en murmurant :

— Enfin, nous allons donc avoir un bébé ? Mais pourvu que cette fois-ci le docteur ne se trompe pas ? Il y a plusieurs jours qu’il cherche, je le sais ; c’est seulement quand il a eu trouvé qu’il est venu à moi triomphant, en me disant : — Enfin nous en tenons un, et vous avez de la chance, mon cher de Vignis, car jamais sujet pareille s’était présenté à mes yeux. Moyen infaillible. Mon honneur médical y est engagé. Je vous garantis un fils dans neuf mois.

Le front de Mme de Vignis s’éclaircit.

— Puisse-t-il prophétiser juste ! fit-elle simplement. À te parler franc, je me méfiais un peu du docteur Sagace.

— Tu avais tort, ma chère enfant. C’est un ami, un vrai ; et puis que veux-tu ? ces médecins sont des philosophes qui n’envisagent pas certains préjugés et ne s’arrêtent point à des considérations sociales qui nous épouvantent. D’ailleurs il a souci que les choses se passent convenablement, puisqu’il nous prête son appartement et qu’il ne sera pas loin… je l’espère. Je lui ai insinué que je désirerais y être, mais il m’a juré que cela ne se pouvait pas.

Ainsi chapitrée, Alice en vint à considérer la proposition qui lui était faite comme une chose très ordinaire. Un silence bien gardé et l’autorisation de son mari étaient une garantie pour sa conscience.

Ils en arrivèrent même à plaisanter doucement le personnage mystérieux, qui se prêtait à un acte dont il ne bénéficiait pas.

— Va, nous lui faisons jouer le rôle d’un étalon, s’exclamait à la fin de Vignis en se frottant les mains. C’est encore nous qui sommes les favorisés.

Le lendemain soir, à huit heures et demie, une jeune femme, très voilée, vêtue de satin noir, sonnait à la porte du docteur Sagace, qui vint lui-même, ainsi qu’il l’avait promis, introduire sa cliente dans une salle à manger artistement meublée.

Deux couverts étaient mis à chaque bout d’une table chargée de bouteilles et de cristaux.

— Ne vous émotionnez donc pas comme cela, murmura le docteur, en se permettant d’attirer entre ses bras la tremblante visiteuse.

— Quel bonheur qu’il ne soit pas encore arrivé ! Je frissonne.

— Asseyez-vous ici. Là, très bien ! Ôtez ce voile. Bon ! Donnez-moi vos gants. Parfaitement ! Ouvrez votre paletot… comme ceci. Posez donc vos pieds sur ce coussin. Enfin !… À présent, buvez un doigt de malaga.

Et M. Sagace porta aux lèvres d’Alice un petit verre de vin d’Espagne qui amena une chaude expansion de vitalité dans l’estomac de Mme de Vignis.

— Serons-nous seuls encore un quart d’heure ? demanda-t-elle.

— Aussi longtemps que vous voudrez. Il n’entrera que quand vous le lui ordonnerez.

— Ah ! Seigneur ! il est donc chez vous ?

— Eh oui ! je ne voulais pas vous l’avouer. N’était-ce pas naturel qu’il s’empressât ?

— Vous avez raison, balbutia Mme de Vignis qui reperdit ses couleurs.

— Encore ce petit verre, ça ira mieux.

Elle but de nouveau, elle but désespérément, elle but trois ou quatre fois, ne sachant ce qu’elle faisait.

— J’ai oublié de vous interroger sur un point délicat, docteur.

— Voyons ?

— Vous m’avez assuré qu’il ne me connaissait pas. Je n’en crois rien.

— Vous avez raison… sans cela…

— Alors, qui donc peut être ce bizarre personnage ?

— Vous ne devinez pas ?

— Je cherche… M. de Rémor ? Oh ! non, il est chauve ; M. d’Ermon ? Il est assez fat pour… Non, ce n’est pas M. d’Ermon. M. de Frémicourt ? Non plus, il connaît mon mari, il n’oserait jamais.

— Vous en oubliez un, fit le docteur se rapprochant d’Alice. Je vous en prie, dégrafez ce corsage-là ! Quelle manie ont les femmes de se serrer ainsi !

— Mais, docteur, vous allez me déshabiller.

— Ce sera autant de fait, ma chère enfant. Je vous servirai de femme de chambre… Oui, je vous le répète, vous oubliez un ami, dans les nombreuses citations que vous énumériez.

— Je vous assure que je ne trouve pas.

— En ce cas, vous préférez que je vous nomme le personnage qui est l’objet de votre inquiétude ?

— Mais, sans doute. Je suis sur le gril.

— Alors, ne cherchez pas. C’est moi.

Et le docteur se caressa le menton.

— Vous ? s’écria Mme de Vignis… vous ! Est-il possible ! Mais je n’ai pas demandé à mon mari s’il consentirait avec vous ? C’est à recommencer.

— Puisqu’il consent avec un autre ? D’ailleurs vous comprenez qu’il y va de ma délicatesse de ne me fier qu’à moi pour une chose de cette importance. Si je vous avais offerte à un inconnu et que l’enfant qui résultera de cet aparté silencieux fût un idiot ? Vous devez sentir que, pour avoir répondu de votre personne à M. de Vignis comme j’en ai répondu, il fallait connaître celui auquel je vous confiais. Or, qui connaît-on mieux que soi-même ? Moi seul je savais pouvoir m’acquitter d’une mission aussi délicate ; moi seul je pouvais affirmer que ma participation devenait nécessaire pour que l’aiguillon mordît, et étais susceptible d’apprécier la valeur de celui dont je me constituais le répondant. Sans cela je n’aurais pas juré solennellement que vous seriez mère… en sortant de chez moi.

Il n’y avait pas moyen de se sauver d’un tel dilemme. Une heure après, Mme de Vignis voyait transformer ses espérances en certitude, car le docteur avait dévoré à belles dents plusieurs tranches du quartier de la lune de miel de son ami.


Au bout de neuf mois, M. de Vignis saluait, par des transports qui touchaient au délire, la venue d’un vigoureux garçon.

— Je vous avais bien dit qu’il serait râblé celui-là ! appuyait le célèbre praticien que toute la famille accablait de félicitations et de témoignages de reconnaissance.

— Je vous ai de grandes obligations, répétait le brave de Vignis. Oui, je ne sais en vérité comment m’acquitter envers vous.

— Que ne fait-on pas pour son meilleur ami ! répliquait celui auquel s’adressait cet hymne de reconnaissance.

— Ah ! tout le monde ne pratique pas l’amitié comme vous, docteur ! Non, tout le monde ne pratique pas l’amitié comme vous… je sais…

Le docteur recula.

— Quoi ? balbutia-t-il, vous êtes instruit de.. ?

— Eh oui ! ma femme m’a avoué la chose, et votre dévouement, et votre délicatesse, et votre soin de ne me rien dévoiler d’avance pour m’obliger, et la façon discrète dont vous en avez usé envers moi, et le soin que vous avez pris de détourner un étranger de s’initier à mes fonctions paternelles : car, vous le comprenez, un étranger c’était dur ; tandis que vous, qui êtes de la maison… Ah ! tenez, je suis… cui, je suis…

Et M. de Vignis n’acheva pas la phrase et broya la main de son coopérateur entre les siennes.

— Et dire, songeait flegmatiquement le docteur en prenant congé, et dire qu’il y en a encore pas mal comme cela !