Les Nouvelles drolatiques/La Nourrice sèche

(Volume VIIp. 7-42).


LA NOURRICE SÈCHE



Dans la rue Chauveau-Lagarde demeurait, il y a quelques années, Mme de Rutchair. Comme c’était une vieille coquine, une vieille gueuse, une vieille entremetteuse, on épuisait toutes les finales en euse pour dépeindre cette tête de procureuse, et cet embonpoint normand, sentant le lard rance à une lieue à la ronde. Du reste, on n’usait de la donzelle que lorsqu’on ne pouvait s’en dispenser.

Elle exerçait l’ignoble profession depuis la mort de Fiorentino, le critique musical, son amant, qui n’eut jamais tant d’esprit que le jour où il disparut sans lui laisser autre chose que la graisse figée qui boursouflait son ignoble personne et qui menaçait de faire craquer sa peau. Son embonpoint allait en augmentant, car ses appétits ne consistaient pas seulement à se nourrir du pain à cacheter céleste.

Comme l’état de dame de charité auquel elle s’était vouée récemment ne rapportait pas assez, Mme de Rutchair, la vieille jésuitesse, venait de se monter un bureau de nourrices, où il ne manquait qu’une seule marchandise : les nourrices.

Désespérée de voir que la clientèle la fuyait, faute de l’amorce nécessaire, Mme de Rutchair avisa de sa détresse le vicomte Fourchy de la Calle, qui possédait une concubine assez passable, et qui, comme attaché à l’armée territoriale, avait à sa dévotion cinq ou six soldats supérieurement constitués.

— Voilà la huitième fois qu’on me demande une nourrice sèche, gémissait-elle à fendre l’âme, certain matin, en exhalant une odeur, encore plus forte qu’à l’ordinaire, de viande pourrie.

— Il m’est venu une idée, répliqua le vicomte en essayant de se fermer une des soupapes de l’odorat ; s’il ne s’agit que d’une nourrice sèche, j’ai votre affaire, un sujet excellent.

— Parlez vite, mon cher vicomte. Je vous devrai mon pain de cette année.

— Il s’agit de Double-Six, vous savez bien, mon fidèle Double-Six, ainsi nommé à cause de sa rage pour les dominos ? Il a justement obtenu un congé hier au soir.

— Plaisantez-vous ? Ce n’est pas un valet qu’on me demande, c’est une nourrice sèche.

— Laissez-moi donc achever. Ce garçon n’a pas un poil de barbe ; il a même une physionomie assez peu caractérisée, et une voix qui n’est pas d’un volume considérable. Sa taille seule est élevée ; mais à cela près vous pouvez parfaitement le faire passer pour une fille robuste qui rendrait à une accouchée tous les services possibles.

— Votre idée est, je l’avoue, bizarre.

— Bah ! vous ne trompez pas sur la marchandise ; vous offrez un sujet qui tient merveilleusement la place qu’il est appelé à remplir ; qu’importe le sexe ? Double-Six n’est point obligé de donner à téter à l’enfant.

— Mais alors, il faudra l’habiller pour la circonstance ?

— C’est mon affaire, vous ne le verrez d’ailleurs que sous sa transformation en femme, et je veux que le diable m’emporte si vous n’y êtes pas prise toute la première.

Sur ce, le vicomte Fourchy quitta Mme de Rutchair.

Au bout de quatre jours, l’ex-maîtresse de Fiorentino, n’entendant plus parler de M. Fourchy, restait convaincue qu’il l’avait mystifiée et gémissait à qui mieux mieux de s’entendre réclamer, à chaque courrier du matin, la nourrice sèche qu’elle s’était engagée à trouver. À la fin de la semaine, son cœur se prit à battre en entendant un violent coup de sonnette qui la fit sursauter. Elle alla ouvrir et se trouva en présence d’une franche paysanne, sentant les choux à quinze pas, et qui lui dit sans cérémonie :

— J’ai vu en bas, à vot’porte, qu’y vous fallait une fille robuste ; j’suis montée ; si je vous vas, répondez vite combien qu’vous donnez pour l’emploi ?

— C’est quarante-cinq francs, répliqua Mme de Rutchair ; seulement il est entendu que le premier mois m’appartient.

— Topez là, c’est arrangé. Ous’qu’y faut se rendre ?

— À Quimper. Mais, un instant, je réclame un engagement écrit de votre main avant de désigner la maison.

— Écrit ? Est-ce qu’il faudra qu’j’écrive quand je serai nourrice sèche ? J’vous préviens que j’ne sais faire que des bâtons.

— Non, non, ce ne sera pas nécessaire.

— À la bonne heure ! Eh ben, octroyez-moi un bout de papier, j’vas y mettre ma croix.

Mme de Rutchair rédigea elle-même un engagement par lequel la femme Pitanchard devait lui verser la somme de quarante-cinq francs de son premier mois de service échu. La nouvelle arrivée griffonna une croix au bas des quelques lignes et partit, en saluant à reculons, après qu’on lui eût remis l’argent de son voyage, pour Quimper, rue des Réservoirs, 25.

— Quel bonheur ! songea la procureuse ; je n’ai plus besoin du troupier de M. Fourchy.

Comme elle prononçait ce nom mentalement, M. Fourchy arrivait.

— Que dites-vous de Double-Six ? A-t-il assez la physionomie de l’emploi ?

— Comment, c’était un homme, cette grosse commère ? Oui, par exemple, vous pouvez vous vanter de m’avoir attrapée. Puisse-t-il attraper les clients comme moi ! Si cela réussit, lorsque je manquerai de filles, je n’emploierai maintenant que des soldats, comme bonnes d’enfant, cuisinières et femmes de chambre.

Mme de Rutchair en avait trompé bien d’autres, lorsqu’elle donnait à jouer chez elle, rue Chauveau-Lagarde et boulevard des Italiens, dans un des immeubles de Richard Wallace, et qu’elle payait les dépenses de ses soirées avec son gain du baccarat. Aussi ne s’inquiéta-t-elle nullement de l’arrivée de la fausse nourrice, rue des Réservoirs.

On fit à Double-Six un accueil flatteur, et on l’introduisit de suite près de la nouvelle accouchée, femme de notaire, âgée de vingt-huit à trente ans.

— Ainsi, lui demanda la jeune femme, vous pourrez me servir en même temps de garde-malade et de bonne d’enfant ?

— On travaillera de son mieux, répéta Double-Six.

— Il faudrait me poser de la ouate sur les seins, jusqu’à ce que la fièvre de lait soit passée.

— Sont-ils bien enflés, vos seins ?

— Je crois que oui.

— Je réponds de les rendre à leur grosseur primitive. Voyons un peu comme y sont ?

La notairesse ne témoigna aucune répugnance de dévoiler une gorge plantureuse qui fit cligner de l’œil à Double-Six. Il prit dans ses larges mains les deux hémisphères de Mme Sombreval, et les palpa avec tant d’ardeur qu’elle poussa un cri.

— Ah çà, nourrice, vous n’avez pas la main légère.

— Subséquemment, bourgeoise, c’est qu’y faut de l’énergie, voyez-vous, si l’on veut obliger à rentrer ces gros machins-là dans leur casernement habituel.

— Ce qui me désole, c’est que le lait ne vient pas.

— Ah ! y ne vient pas ? j’parie ben que si je suçais, y viendrait ou qu’y dirait pourquoi.

— Si vous croyez cela, essayez, alors.

Double-Six colla ses lèvres aux seins de la dame et pompa avec rage, mais sans résultat.

— Nom de Dieu ! est-ce qu’y ne se décidera pas à opérer sa descente ?

— Nourrice, ne jurez pas comme ça.

— Y’le faut pour faire venir le lait. Sauf vot’respect, bourgeoise, c’est comme les rosses au régiment : si on ne jure pas après elles, elles n’entendent pas.

Et il ressuça de plus belle.

— Cette fois, nous y sommes, hein ! la p’tite mère ? Pouah ! il est un peu salé, vot’lait.

— S’il ne se dessale pas, je donnerai le biberon à mon enfant.

— Ah ! au fait, c’est juste, y a un enfant, puisque j’suis ici pour lui… Maintenant que j’vous ai tétée, vous n’auriez pas quéqu’chose pour m’humecter le tuyau ? On a beau être une nourrice sèche, — ce qui signifie, j’imagine, que les mamelles vous ont séché sur l’estomac, — on n’aime pas à avoir le gosier pareil au reste.

— C’est bon, ma fille, c’est bon. Allez à l’office, on vous donnera à boire tant que vous voudrez.

Double-Six ne se le laissa pas répéter ; il courut à l’endroit désigné et s’abreuva largement. La cuisinière profita de l’occasion pour lui demander de monter l’eau du bain de Madame. Cet exercice échauffa à tel point la nourrice improvisée, qu’elle suait à grosses gouttes quand la besogne fut faite.

— À présent, nourrice, il faudrait me porter dans la baignoire, dit la notairesse.

— En avant, alors ! Attrapez-moi par le cou… Une, deusse !… v’lan !

Et Mme Sombreval, un peu ahurie, se vit plonger dans l’eau, sans cérémonie.

— Pendant que vous reposerez un brin, continua Double-Six, j’vas voir si le p’tit n’a pas b’soin d’un coup d’éponge, en attendant qu’y soye en mesure d’se rendre lui-même dans un quinze centimes.

— Cette fille est décidément très convenable, observait la notairesse ; seulement, il y a une chose que je ne m’explique pas : tantôt elle jure comme un soldat ; tantôt elle a une recherche d’expression, pour ne pas dire le mot propre, qui est étonnante.

— Faut-il vous repiquer dans vos draps ? interrompit la nourrice, au bout de dix minutes ; vous avez p’t-être besoin de roupiller un bon somme ? Allons, houp ! v’là le peignoir qu’est étalé.

Sans aucune difficulté, Mme Sombreval enleva le costume de flanelle collé à ses chastes flancs, qui lui avait servi dans sa baignoire, et se montra aussi dépouillée de vains ornements que les discours de M. Grévy.

En une minute, elle se trouva roulée dans la toile de Hollande de sa sortie de bain, et frictionnée à poigne que veux-tu par le zélé Double-Six.

— Y a-t-il comme ça un endroit ous’que Madame voudrait être frottée plus particulièrement ? demanda-t-il.

— Non, merci. Oui, pourtant… Tenez, ici, je souffre beaucoup.

Et elle lui montra une certaine partie de sa personne où le dos change de nom, et qu’on a l’habitude de désigner, dans le grand monde, avec force métaphores… quand toutefois on se décide à y faire allusion.

— J’y suis, parbleu, s’écria le planton. J’vas vous frictionner au point culminant des… institutions nécessaires.

Et il s’engagea à fond de train dans la délicate mission dont l’honorait la notairesse.

— C’est rouge, remarqua la fausse nourrice ; j’ai grand’peur que la peau ne vienne avec. En v’là assez pour aujourd’hui, pas vrai ? J’vas au jardin promener le moutard.

Et il descendit, laissant sa maîtresse s’endormir.

Comme il portait le nouveau-né, il rencontra le cocher.

— Mais faites donc attention, s’écria celui-ci, vous le tenez à l’envers.

— À l’envers ? ah ! saprelotte ! C’est que c’est la première fois…

— Que vous êtes nourrice sèche ?

— Non, non… j’ai déjà séché…

— Quoi donc ? Qu’est-ce que vous avez déjà séché ?

— Des enfants, parbleu ! quand ils s’oubliaient dans leurs langes !

— Fallait donc le dire ! On ne s’en aperçoit guère, remarqua le cocher qui méditait de quitter depuis quelques semaines la femme de chambre.

— Ah çà, mon garçon, si mes manières vous déplaisent, faut pas vous gêner pour le déclarer, vous savez ?

— Mais non, mais non ; tout au contraire, je ne demande qu’à vous prouver que vous m’êtes très agréable… Vous me mettez sens dessus dessous, nourrice !

— Vertuchou ! alors, j’vas vous demander un service.

— Aimable enfant, demandez, demandez…

— Prêtez-moi vot’pipe l’espace d’une seconde.

— Ah !… fit le cocher, subitement calmé, je n’aurais pas cru ça. Tenez, la voici.

Et il donna sa pipe, très déconcerté.

— Quel rêve, mes amis, quel rêve ! murmurait Double-Six en remettant l’enfant au cocher et en bourrant l’objet avec fureur.

— Nous convenons donc, reprit le cocher en berçant le bébé, que vous viendrez m’attendre ce soir sous la tonnelle ?

— J’ai pas dit ça, j’suis-t-une femme honnête, déclara la fausse Pitanchard.

— Sans doute, sans doute ; mais cela n’empêche pas que vous m’aimiez déjà un peu !

Et le cocher voulut lui prendre la taille, mais il reçut une poussée.

— Et qu’est-ce que vous me donnerez si je viens ? demanda Mariette Pitanchard.

— Diable, songea le galant, ces paysannes c’est toujours pratique.

Et il reprit avec fatuité :

— Nous verrons ça, ma belle, quand vous aurez été aimable pour votre serviteur.

— En ce cas, vous pouvez m’attendre, riposta Double-Six en se levant. Allons, rendez-moi l’enfant.

— Un instant, un instant, jarnidieu ! On n’est pas brutale comme ça !

— Rendez-moi l’enfant, ou je crie.

— Tenez, fit le cocher effrayé, en se levant pour partir.

Et il maugréait en s’en allant :

— Quelles brutes que ces villageoises ! C’est honnête, je ne dis pas le contraire, mais ça sent le terroir d’une lieue.

En ce moment, Mlle Louise, la femme de chambre, arriva droit à Double-Six.

— Mademoiselle, commença la nouvelle arrivée, vous n’êtes ici que depuis ce matin et vous m’avez déjà pris mon fiancé.

— Moi ? quelle abomination !

— La preuve, c’est que vous avez sa pipe entre les mains. Je la reconnais, ne niez pas.

— C’est vrai… c’est sa pipe. Eh ! mon Dieu ! tenez, la v’là, si vous désirez vous en servir.

— Quelle horreur ! est-ce que je fume, moi ? est-ce que j’ai des manières comme celles-là ?

— Alors, si vous ne voulez pas en user, qu’est-ce que ça vous fait que je fume dedans ? Si c’est une querelle que vous me cherchez, j’vas prévenir les patrons et lâcher la place.

— Mais non, mais non, s’écria Mlle Louise tremblante, c’était une plaisanterie ; venez plutôt à l’office manger une tranche de pâté et boire un verre de vin.

— Ça, je ne refuse pas. C’est des honnêtetés qu’vous me faites, d’autant que la route m’a creusée ; et dès l’instant que vous êtes gentille, on peut s’entendre. Sans vous commander, si vous portiez le gosse ? Je me sens fatiguée.

Et Double-Six lui mit l’enfant entre les bras…

— Vous avez pourtant un aspect robuste, remarqua Mlle Louise en s’exécutant d’assez bonne grâce.

— Je ne dis pas non, estimable chambrière, mais les émotions m’indisposent… Y sommes-nous bientôt à vot’usine ?

— Voilà, voilà… Appuyez-vous sur mon épaule.

Et les deux femmes rentrèrent dans la maison.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda le cocher en les voyant ensemble.

— Il y a que Mariette était indisposée et que je l’ai engagée à venir manger une tranche de pâté.

— Indisposée… une fille qui m’a donné une pareille poussée tout à l’heure ! remarqua le cocher en se frottant les reins.

— Ah ! vous voyez bien que vous lui faites la cour, s’écria Louise sortant de sa réserve et posant l’enfant sur le buffet.

Le cocher se mordit les lèvres.

— Si on ne peut plus dire à une femme qu’elle est aimable, sans être accusé de mauvaises intentions… maintenant ?

— Minute, reprit Double-Six en avalant les bouchées doubles ; ne nous querellons pas, mes agneaux, je ne veux point mettre le trouble ici.

— Ah ! Louise, tu ne sais pas que je n’aime que toi, murmura sentimentalement le cocher en lui baisant la main, ainsi qu’il l’avait vu faire dans le monde.

Un coup de sonnette interrompit cet épanchement.

— Où est l’enfant ? s’écria Mariette Pitanchard, d’une voix de tonnerre.

— Parbleu ! c’est à vous qu’on l’a confié, riposta le cocher qui sentait revenir sa rancune contre Double-Six.

— Blaguez pas. Où est le môme ? interjeta le soldat en s’avançant le poing levé vers l’automédon.

— Il doit être resté sur le banc, s’exclama Louise perdant complètement la mémoire.

Un vagissement retentit heureusement, et l’on découvrit le baby au milieu du buffet, derrière une pile d’assiettes.

— Les émotions me sont décidément malsaines, répéta Double-Six en se laissant de nouveau aller contre le mur. Une autre fois, Mademoiselle, dites-moi que vous ne voulez pas me rendre service, en tenant le petit.

— Lampez-moi donc ça, interrompit le cocher en lui versant un verre de sauterne, et en s’en adjugeant un lui-même.

— À la vôtre ! fit Double-Six absolument rasséréné.

Drelin din, din, drelin din din, dine…

— Quelle maison ! grommela Mariette Pitanchard, emportant le bébé… Si les maîtres sont toujours après vous comme ça ?…

Et Double-Six quitta l’office au pas de charge.

— C’est une fille de la force de dix chevaux, répétait le soir même Mme Sombreval à son mari, qui n’avait jamais pu porter sa femme d’un lit à un canapé.

— Il faut lui donner quatre-vingts francs et qu’elle nous reste, répliqua le notaire.

Comme il s’approchait de la fenêtre pour appeler Mariette Pitanchard, il poussa une exclamation.

— Mais elle fume comme un sapeur, ta nourrice ! s’écria-t-il en reculant.

— Elle fume ?… pas possible !

— Et la pipe encore, remarqua M. Sombreval, un vrai brûle-gueule.

— Quelle horreur ! une fille douée de tant de qualités !

— Écoute, ma chère amie, personne n’est parfait, et si elle nous rend de réels services…

— Tout ce que tu voudras, mais une nourrice sèche qui fume !…

— Qu’importe ce détail, pourvu que ce ne soit pas quand tu es là ?

— Mais lorsque je sortirai avec l’enfant ?

Le notaire évita de répondre. Il courut au-devant de la bobonne qui lançait des bouffées pareilles aux jets de fumée d’un bateau à vapeur. Dix minutes après il rentrait.

— Elle prétend que dans son pays toutes les nourrices sèches fument la pipe.

Mme Sombreval se résigna, mais un instant après, quand Double-Six remonta, elle lui parla doucement :

— J’ai l’intention de vous habiller en Cauchoise, pour le jour où vous viendrez m’accompagner dans mes visites. Vous allez essayer le costume ici, dans ma chambre.

— J’peux pas me déshabiller en présence d’la société.

— Que ce motif ne vous retienne point… Monsieur va partir, si vous voulez.

— Sacré nom !… c’est pas le bourgeois qui me gêne. J’veux dire que j’ai fait un vœu de ne pas ôter un seul de mes vêtements jusqu’au jour où j’aurai tenu la parole que j’ai donnée à la Sainte Vierge.

— Ciel ! vous ne vous déshabillerez jamais ?

— Nom d’un tonnerre ! puisqu’on vous dit que c’est un vœu. J’ai peut-être le droit de faire des vœux ? C’est-y parce que j’suis pas riche que j’ai point le droit de faire des vœux ?

— Calmez-vous, interrompit Mme Sombreval effrayée, je verrai Monseigneur qui vous fera dégager de…

— Y a point de Monseigneur ou de tremblement qui tienne. J’ai promis de ne point me déshabiller pendant un an.

— Mais, en conscience, s’écria le notaire à son tour, il n’est pas possible que vous conserviez la même chemise et les mêmes dessous pendant un an ? Vous nous mettriez la vermine chez nous.

— Si on peut insulter une brave femme comme ça, gronda le troupier, prétendre que je suis une vermine !

— Je n’ai pas prétendu ça, répliqua vivement le notaire.

— Cette femme est bornée, fit Mme Sombreval à son mari, et elle ajouta :

— Voyons, nourrice, ne vous fâchez pas. Puisque je vous assure que Monseigneur a le droit de vous relever de vos vœux en écrivant à Rome.

— Sufficit, murmura Double-Six, on verra ça ; en attendant, je ne me déshabille pas.

— Mais, poursuivit doucement Mme Sombreval, il faudrait cependant m’expliquer la nature du vœu que vous avez formulé ?

— C’est indiscret, ça, grommela la nourrice, qui ajouta d’un ton de mauvaise humeur :

— J’ai eu un abcès sous les mamelles, et on me les a coupées toutes les deusses ; à la place qu’elles occupaient, la peau est lisse comme de l’ivoire, sans l’ombre d’une cicatrice, uniquement parce que j’ai invoqué Notre-Dame de Lourdes. On n’oublie pas des services de ce genre, nom de nom ! de nom !

— Et l’on dit qu’il n’y a plus de miracles, remarqua dévotement la notairesse. Je suis heureuse d’être soignée par une pieuse créature comme vous.

Pendant huit jours, l’envoyé de Mme de Rutchair lava et poudra sa maîtresse dans les coins les plus intimes ; on ne lui parla pas d’ôter ses vêtements ; en revanche, Mme Sombreval se montra plus souvent sans chemise qu’autrement, aux yeux de sa garde improvisée. Cette situation finissait même par être assez périlleuse pour Double-Six, qui se retournait comme une carpe sur la chaise qu’il occupait, d’autant mieux que le notaire venait rarement s’asseoir près de sa femme depuis que la nourrice y demeurait la journée révolue. À la première sortie de Mme Sombreval, Double-Six, très ému, se demanda s’il ne lui déclarerait pas sa flamme ; mais, quand elle revint, il demeura atterré.

— Nourrice, lui déclara la notairesse sans préambule, j’ai enfin rencontré Monseigneur ; tout est arrangé ; vous pourrez ôter votre robe et vos jupons d’ici deux jours. En attendant, on m’a demandé à ce que vous vous rendiez, ici près, au couvent des sœurs de la Miséricorde, pour soigner une excellente personne, sœur Sainte-Opportune, dont la vie est menacée. Je vous ai peinte sous un jour si favorable à Monseigneur, qu’il ne doute pas que vous n’ayez raison des scrupules de cette pieuse fille.

— Ah bah ! fit Double-Six, qui manqua de laisser tomber l’enfant.

— Sœur Sainte-Opportune est affectée d’une constipation perpétuelle, et ne veut rien entendre pour changer son état. Or, j’ai assuré Monseigneur que si vous étiez auprès d’elle, vous la décideriez. Il ne s’agit que de passer une demi-journée au couvent.

Mme Sombreval regardait la nourrice avec des yeux si éloquents qu’il faillit se trahir.

— Aurait-elle deviné que j’appartiens au sexe créé pour damner le sien ? réfléchissait le soldat, pris d’une certaine fatuité. Veut-elle m’éloigner ? redoute-t-elle la puissance des aveux que j’aurais à lui adresser ?

— Je vous en supplie, nourrice, faites cela pour moi, insista Mme Sombreval. Je n’aurai rien à vous refuser, si vous me rendez le service que j’ai promis à notre digne évêque. Je vais me déshabiller, me mettre au lit et vous partirez après.

Infortuné Double-Six ! qui donc aurait résisté à sa place ? Il commença par déboutonner les bottines de la dame, dégrafa lentement les jarretières, afin de rester quelque temps les mains posées sur le genou de Mme Sombreval, caressa la peau satinée et finit par s’arrêter en extase.

— Non, on ne peut pas demander plus d’un enfant de la balle, s’écria, enfin, le planton, rendu à son caractère naturel ; puisque vous exigez que je me déshabille en votre présence, autant que je le fasse immédiatement. Je ne suis pas Mariette Pitanchard ; je suis tout bonnement Jurassec, dit Double-Six, fusilier au 47e.

Pour être femme de notaire on n’en aime pas moins l’imprévu.

Mme Sombreval était tellement secouée par l’abrutissement devant une telle révélation, qu’elle se serait laissé découper en morceaux. Il est des femmes qui rêvent les baisers parfumés au gratinage du Jockey-Club ; d’autres, au contraire, qui se laissent volontiers pétrir entre les bras robustes d’un sapeur, et cherchent le plaisir dans la brusquerie d’une tendresse de corps de garde.

Mme Sombreval, qui trouvait son mari coulé dans le moule sentimental des avoués et des notaires d’Augier et de Ponsard, Mme Sombreval fut, sans doute, bien aise de sentir succéder sous ses doigts, à un habit moelleux, quelque chose qui ressemblait à du poil à gratter.

L’occasion, l’herbe tendre, et certain larron la tentant, l’amenèrent à ne se défendre que médiocrement ; et, comme Double-Six recelait un volcan sous une jupe, il envolcanisa le second paquet d’étoffe qu’il tenait étroitement serré contre lui. Il est juste de remarquer aussi que depuis huit jours il avait soulevé un à un tous les pans mystérieux que renfermait le corps de la Diane, dont il se constituait l’Actéon, depuis le poil de chèvre de la tunique moderne, qu’on a jugé à propos d’appeler une robe, jusqu’à la simple batiste de la dernière tunique, qu’on a trouvé également à propos d’appeler une chemise. Il était donc parfaitement au courant du plan topographique de l’endroit qu’il désirait explorer ; au besoin même, il aurait pu s’y promener les yeux fermés, et, s’il exécuta des entailles dans les arbres, à la façon des espions prussiens dans la forêt de Fontainebleau, ce n’était nullement parce qu’il craignait de ne pas reconnaître, à sa prochaine excursion, la région qu’il foulait d’un pied vainqueur.

Le soir de ce jour, la nourrice du petit Sombreval se présentait au couvent des Sœurs de la Miséricorde, sur la recommandation expresse de Mme Sombreval, et se voyait introduite dans la cellule de sœur Sainte-Opportune. Elle portait entre ses bras ce qui sert d’attribut, a la Comédie-Française, aux médecins de Molière.

— Ma sœur, dit la tourière, je vous amène cette pieuse femme dont vous a parlé Mme Sombreval, qui a été si miraculeusement sauvée par Notre-Dame de Lourdes, et que notre brave évêque a relevée du vœu qu’elle a adressé au ciel de ne point ôter ses vêtements avant un an. En vertu des circonstances exceptionnelles et de la situation qu’elle occupe chez le notaire de la rue des Réservoirs, cette mesure d’hygiène était nécessaire.

— Amen ! fit pieusement Double-Six. Et vous souffrez donc de constipation, ma sœur ?

— Oui, murmura la religieuse.

— Fiez-vous à moi, reprit la soi-disant garde-malade, et vous évacuerez vers le Seigneur.

— On n’est pas plus édifiante, remarqua la tourière. Allons, ma chère sœur, décidez-vous.

Sœur Sainte-Opportune consentit à laisser glisser ses couvertures et à se tourner du côté du mur.

— Dites donc, demanda Double-Six à la tourière, vous ne pourriez pas apporter une chandelle ? on n’y voit goutte.

La tourière dirigea sa lanterne, et Double-Six recula de surprise.

En effet, les membres de sœur Sainte-Opportune étaient littéralement couverts de morceaux de drap, sur lesquels se trouvaient collées des images de saints ; tous ces morceaux avaient la forme de scapulaires ; la digne religieuse en possédait bien sept ou huit cents par tout le corps. En vain on lui avait retiré sa chemise de grosse toile, sa nudité restait quand même littéralement tapissée de parcelles d’étoffes découpées.

Ce que voyant, la nourrice sèche, ne sachant où diriger la canule de l’instrument qu’elle tenait, se prit à dire aussi mélodieusement que possible :

— Allons, ma sainte sœur, présentez-moi vos saintes fesses et votre sacré…, le reste se perdit dans un murmure.

Double-Six s’approcha du lit et voulut écarter les saintes rondelles :

— Non, non, interrompit la sœur Sainte-Opportune, vous n’y êtes pas ; par ici, c’est saint Roch ; par là, le bienheureux Denis ; de ce côté, la très sainte Trinité ; à droite, saint Ignace ; à gauche, saint Grégoire. Ah ! ne touchez pas au pieux Bonaventure, ou vous péririez de malemort…

— Alors, où diable faut-il viser ?

— Miséricorde ! elle a invoqué le diable ! quelle abomination !

— Voyons, une fois, deux fois, où faut-il aller ?

Sœur Sainte-Opportune proféra un dernier gémissement et murmura faiblement :

— Levez saint Joseph… et vous trouverez.

Et sous le carré d’étoffe dont l’écartement symbolisait la pudeur expirante de la digne religieuse, l’envoyé de Mme de Rutchair, la nourrice sèche de Mme Sombreval, introduisit le salut de la révérende.

Deux heures après, éclatait un concert d’éloges autour de Double-Six. Les jeunes religieuses étaient conviées à venir admirer la femme sur laquelle Notre-Dame de Lourdes avait opéré ses miracles, en permettant que l’extraction de ses deux seins ne laissât pas plus de traces qu’à la surface d’une assiette blanche.

— De grâce, demandait la supérieure, permettez-nous de voir l’endroit favorisé du concours de la milice céleste.

— Saperlotte, grommelait tout bas le soldat… j’peux pourtant pas…

— Nous vous en supplions, répétait une novice.

— Vous ne pouvez nous refuser, vous

êtes si bonne chrétienne ! reprenait la tourière. — La pensée de Dieu excusera ce déshabillé, poursuivait le chœur des novices.

— Je voudrais glisser mon pouce sur la plaie consacrée, ajoutait sœur Sainte-Opportune.

Double-Six consentit à dégrafer son corsage.

— Figurez-vous, commença-t-il, que je ne fus pas plutôt opérée, que je sentis absolument comme des doigts de chérubin qui pansaient la blessure des instruments de chirurgie ; on aurait dit des mains mignonnes qui me faisaient des chatouilles… Ah ! mais des chatouilles…

— Laissez-nous voir, laissez-nous voir ! criaient les sœurs.

— Laissez-nous toucher ! insistaient les professes.

Force advint à Double-Six d’exhiber une vigoureuse poitrine, bombée, que la trace d’aucun instrument n’avait sillonnée depuis sa naissance.

— Quelle merveille ! quel miracle ! C’est à croire qu’on ne l’a jamais opérée ! Il faudrait vous montrer aux incrédules.

— Eh bien, vous ne venez pas y promener vos petits doigts ? demanda la fausse nourrice à la jolie novice qui avait réclamé de se convaincre.

La jeune fille passa sa main blanchette le long du torse un peu velu du troupier, qui en tressaillit d’aise ; après, ce fut le tour de la supérieure, celui de la tourière ; les autres arrivèrent à leur tour par rang d’âge et de dignité. Aux unes, Double-Six souriait paternellement ; aux autres, il faisait une légère grimace.

Deux jours après, Double-Six possédait dans la ville de Quimper une popularité qui faillit l’enlever à ses modestes fonctions de nourrice sèche chez la complaisante Mme Sombreval. Volage comme un soldat, il consentit, hélas ! à garder plusieurs femmes malades, et à leur faire… de pieuses lectures ; mais il choisissait ses clientes ; la complicité de la notairesse ne pouvait lui manquer, puisqu’elle était principale intéressée. Toutes exigeaient de toucher ses plaies, et quand elles les avaient touchées, une véritable onction céleste inondait leurs veines.

Avant qu’il ne partît, l’évêque lui demanda la photographie de ses seins cicatrisés, et les dévotes de la ville vinrent se prosterner devant les pieuses plaies fermées si miraculeusement à la gangrène, grâce au chatouillement des doigts séraphiques.

Quant à Mme de Rutchair, elle profita de la réputation que lui valut ce placement chez des gens bien pensants d’une nourrice sèche, aussi considérée en cour cléricale, pour monter une agence matrimoniale.