Les Nouveaux romanciers américains
Revue des Deux Mondes3e période, tome 57 (p. 120-164).
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LES
NOUVEAUX ROMANCIERS
AMERICAINS

II.[1]
HENRY JAMES.


Au moment même où nous constations ici le grand et légitime succès obtenu en Angleterre par les nouveaux romanciers américains, la Quarterly Review, attaquant ce succès avec une certaine âpreté, le qualifiait d’engouement et allait jusqu’à prétendre qu’il suffisait désormais, pour qu’un roman réussît auprès des lecteurs anglais, que son auteur fût de Boston ou de New-York. Ce critique sévère qui évoque les noms de Cooper, d’Irving et de Hawthorne pour diminuer le mérité de leurs successeurs, MM. William Howells et Henry James, s’indigne assez justement des comparaisons oiseuses établies entre ces jeunes réalistes et un maître tel que Dickens, il déclare très haut sa préférence pour Balzac, et sans doute il n’a pas tort, mais est-il bien fondé, d’ailleurs, à leur reprocher le goût invétéré de l’analyse psychologique, le dédain des péripéties saisissantes et de la catastrophe imprévue ? On pourrait lui répondre que, dans de plus hautes sphères, George Eliot avait ce goût et ce dédain en commun avec eux. Il paraît s’étonner aussi de l’incroyable liberté avec laquelle certains Américains dénoncent les travers de leurs compatriotes. Est-ce vraiment à la critique étrangère de s’en scandaliser ? Peut-être, après tout, se montrerait-elle moins susceptible si M. James, pour ne parler que de lui, était seulement coupable d’avoir pris quelquefois l’Amérique à partie. Ce que sans doute on lui pardonne avec plus de peine, c’est de n’avoir pas ménagé davantage les Anglais, ni du reste aucun des types européens qui lui sont, grâce à la vie errante qu’il mène, aussi familiers que ceux de son propre pays. Nous en convenons, cette plume élégante et acérée ne pèche ni par l’excès d’indulgence ni par l’optimisme, mais il est difficile de lui refuser d’avoir poussé très loin l’observation de la nature humaine modifiée selon les différens milieux, l’art des portraits, l’horreur de la banalité, une distinction de forme enfin qui semblerait de voir appartenir à quelque artiste consommé du vieux monde plutôt qu’à un pionnier dans le champ si nouvellement défriché de la littérature américaine ? Les lecteurs de la Revue ont déjà pu juger par deux échantillons bien choisis, Eugène Pickering et la Madone de l’avenir, des qualités profondes et subtiles à la fois qui, chez M. James, sont le résultat de l’éducation autant que de l’hérédité.

Né à New-York, fils d’un écrivain bien connu, il eut, contrairement à la tradition qui veut que les débuts littéraires soient durs dans le Nouveau-Monde, toutes les facilités possibles pour se développer dans une atmosphère d’étude et d’intelligens loisirs ; la destinée maligne ne le condamna pas, comme Howells et tant d’autres, à imprimer la prose d’autrui pour vivre avant de pouvoir produire lui-même. Il voyagea dès son enfance en Angleterre, en France et en Suisse, revint étudier le droit à Harvard, habita enfin New-Cambridge, cette Athènes des États-Unis, où presque tous les talens de l’époque ont fait leur nid. Là il publia ses premiers ouvrages, mais les meilleurs ont été écrits en Europe ; Henry James y réside le plus souvent, passant d’Angleterre en Italie, avec quelques haltes à Genève ou à Paris. Sa patrie, qui le voit si peu, lui a longtemps gardé rancune de cet exil volontaire et aussi d’un ouvrage charmant qui a établi, en revanche, sa réputation à l’étranger. Les jeunes filles américaines se sont révoltées contre Daisy Miller, l’audacieuse évaporée qui transporte une flirtation à outrance sur les bords du Léman et sous les ombrages du Pincio, toujours suivie d’une nuée d’adorateurs quand elle ne va pas avec un seul admirer le Colisée au clair de la lune. La porte des maisons respectables finit par se fermer devant elle et ses excès d’indépendance la séparent, pour son châtiment, du seul homme qu’elle se souciât d’aimer. La pauvre folle s’était flattée pourtant de l’amener au contraire, à la jalousie et à la passion en se montrant provocante avec d’autres ; elle ne survit pas à sa méprise. Winterbourne, celui qu’elle aimait en secret, celui qui n’a pas su la comprendre, tout Américain qu’il soit lui-même, est forcé bien tard de lui rendre justice : — Je me suis trompé, dit-il ; j’ai vécu trop longtemps à l’étranger.

Qui ne se tromperait comme lui ? On ne s’étonne que d’une chose, c’est que Daisy Miller, au milieu de ses extravagances, n’ait pas rencontré un brutal ou un libertin qui l’ait forcée à se repentir d’avoir joué ainsi avec le feu. Par bonheur pour elle, la pauvre enfant n’est pas venue en France abuser de sa liberté, mais les excentricités relatives de plus d’une Américaine à Paris nous permettent de juger que le portrait de cette brillante et superficielle créature, innocente sans délicatesse, n’est nullement chargé. Il n’y a que la vérité qui fâche ; nous ne pouvons donc nous étonner des récriminations qui ont éclaté contre M. James. En vain l’auteur avait-il donné à l’enfant gâtée plutôt que coupable beaucoup d’excuses : un père uniquement occupé à gagner de l’argent dans l’Ouest, une mère aveugle et stupide, des origines vulgaires, malgré son énorme fortune, et une petite tête aussi vide qu’elle est ravissante. Il avait commis le crime irrémissible, il avait frappé, fût-ce avec une rose, la jeune fille américaine, ce despote auquel tout est permis et dont les privilèges sans nombre faisaient dire à l’une de leurs compatriotes : — Je ne comprends que deux rôles au monde, celui-là ou celui de l’empereur de Russie.

Nous supposons que Bessie Alden, l’aimable héroïne d’un Épisode international, obtint auprès de ces dames la grâce de M. James. Dans une seconde nouvelle, il montra l’Américaine sur son propre terrain, respectée, quoi qu’elle fasse, et ne faisant rien, en somme, quand elle est bien élevée, qui puisse donner de doute sérieux sur son honnêteté parfaite.

Le jeune lord Lambeth voyage pour son plaisir d’Angleterre à New-York ; il porte une lettre d’introduction à M. Westgate, qui est naturellement dans les affaires et invisible tout en exerçant une large hospitalité par l’entremise de sa femme, que le monde possède tandis qu’il travaille. Cette jolie personne a une sœur accomplie sous tous les rapports ; rien n’est gracieux comme l’accueil fait au voyageur sur une piazza de Newport par Mrs Westgate et miss Bessie.

En vue de la mer et communiquant au plus coquet des salons, la piazza nous apparaît garnie de coussins moelleux, de chaises de fantaisie dorées à nœuds de rubans, où sont groupées plusieurs jeunes filles en compagnie de leurs admirateurs. L’un de ces derniers fait la lecture à haute voix. Le nouveau-venu le prie de ne pas s’interrompre.

— Oh ! non, répond très librement l’une des dames, personne ne ferait plus attention à lui maintenant. Toutes les attentions, en effet, se concentrent sur l’étranger ; on l’interroge, on le met au courant du pays avec un mélange délicieux d’obligeance et de familiarité. Bien qu’une mère vigilante l’ait prémuni contre ces sirènes, peut-être même à cause de cela, le jeune lord Lambeth est captivé dès le premier instant ; miss Bessie le conduit partout dans son petit panier, ils s’égarent ensemble parmi les rochers en tête-à-tête et les questions de miss Bessie sur la vie anglaise sont sans fin. Ce que lui en dit lord Lambeth l’enchante au point qu’elle promet d’aller faire connaissance avec tout cela au printemps suivant. Si lord Lambeth n’était pas le plus modeste des hommes, il pourrait se figurer, étant noble et riche et fils unique, que cette petite Yankee court après lui. Il ne fait point cette injure à Bessie ; cependant un ami qui l’accompagne est moins crédule et avertit par télégramme la duchesse, mère de Lambeth, que son fils lui paraît bien près de perdre la tête ; sur quoi le jeune lord, par télégramme aussi, est rappelé en Angleterre.

Comme elle l’a promis, Bessie y vient à son tour, mais, arrivée à Londres, sa vive intelligence ne peut se refuser à concevoir plusieurs vérités cruelles. Ici les mœurs sont différentes de celles de l’Amérique ; on l’accusera d’avoir suivi lord Lambeth avec le honteux projet de donner la chasse à un titre. Si belle, si bien élevée qu’elle soit, elle n’est pas son égale, selon les inexplicables préjugés de cette société aristocratique, et cependant est-il vraiment supérieur sous le rapport de la culture, de la valeur intellectuelle, du sentiment bien entendu de la responsabilité ? Elle le compare à d’autres, moins brillamment placés sur l’échelle sociale, mais plus instruits, plus réellement distingués que lui, qui devrait avoir des talens à la hauteur de sa naissance ; elle commence à mépriser un peu le rang qui l’avait intéressée en Amérique. La duchesse, d’autre part, s’efforce de la blesser par cette condescendante politesse mêlée d’impertinences voilées que certaines grandes dames prodiguent si facilement aux bourgeois. Bessie déconcerte à force de présence d’esprit et de simplicité cette mère alarmée qui comptait essayer de tous les moyens pour lui faire lâcher prise. Ces moyens se trouveront inutiles. Le départ imprévu des deux voyageuses met fin au roman ébauché, le bon sens de la jeune fille triomphe d’une inclination naissante ; si Bessie a souffert, sa sœur elle-même n’en saura rien.

N’est-ce pas là une contre-partie suffisante de Daisy Miller ? Dans ce récit, néanmoins, comme dans l’autre, l’appréciation est toujours juste, trop quintessenciée peut-être, avec une certaine tendance au dénigrement. Les héros de M. James nous sont montrés tout entiers sous leurs bons et sous leurs mauvais aspects, selon le procédé de George Eliot ; l’impartialité de l’auteur est telle que nous devons étudier attentivement chacun de ses caractères, comme nous ferions d’un personnage réel, pour surprendre peu à peu ses secrets, pour savoir si nous devons finalement l’aimer ou le haïr ; bien souvent nous restons incertains, comme il arrive dans la vie, trouvant des excuses à ceci, une sorte de justification à cela. C’est dire que M. James n’écrit pas pour le gros public, qui veut qu’on lui serve des émotions toutes prêtes et qu’à la fin du volume tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes possible, grâce au mariage de M. X. et de Mlle ***. Il dédie ses œuvres aux amateurs de psychologie, il détaille sous leurs yeux les drames secrets de la conscience, des cas douteux, des personnalités complexes. Cet abus essentiellement moderne du microscope et de l’alambic rend ses plus longs romans d’une lecture difficile et noie l’intérêt de l’action dans des considérations à perte de vue, mais toujours exactes jusqu’à la cruauté, sur les sentimens, les motifs, les circonstances infiniment petites qui peuvent décider d’une conduite humaine. Nous ne nous en plaignons pas pour notre part, trouvant grand intérêt aux digressions et aux hors-d’œuvre que pare le style exquis de M. James, un style coulant et facile sans être jamais négligé. Ces longueurs qu’on lui reproche n’ont rien de commun avec le remplissage ; elles fourmillent de pensées ingénieuses et neuves, de mots heureux, de traits d’esprit qui ne font que de discrets emprunts à l’humour tel qu’on l’entend, en Amérique. De tous les écrivains de son pays, Henry James est celui qui tient le moins à provoquer le rire ; ses plaisanteries sont rares, il y perce une pointe de sarcasme quelque peu attristé ; il évite de pousser ses personnages comiques à la charge et reste toujours, en somme, dans les limites de la vérité profondément creusée qui nous conduit par une pente fatale à la misanthropie. Hâtons-nous de dire que Henry James, malgré cette tendance habituelle, s’entend à créer çà et là des figures sympathiques, témoin, dans the Portrait of a lady, ce charmant Ralph Touchett, l’Américain fixé en Angleterre, forcément paresseux, trop malade pour demander des plaisirs à l’activité physique, pour qui « la vie est comme un bon livre lu à travers une traduction misérable » et qui se résigne si noblement à placer son bonheur dans le bonheur d’autrui. Faute de mieux, il vivra par l’observation, par la curiosité, par la faculté d’admirer, par l’exercice de l’esprit ; un grain d’ironie sans malice se mêle à sa philosophie généreuse et l’aide à cacher avec pudeur l’excès de sa bonté. Tous les lecteurs de Henry James garderont dans leur cœur le souvenir de ce jeune homme si séduisant, malgré sa laideur et ses infirmités ; tous penseront à lui, non pas comme à une figure de fiction, mais comme à un ami. Il faut reconnaître que l’art de tracer les caractères demeure la qualité maîtresse de l’auteur de Daisy Miller, des Européens et de Quatre Rencontres ; celui d’enchaîner les événemens avec adresse, l’art de la composition, n’est pas ce qui le distingue. Créateur du roman international proprement dit, il nous montre presque toujours un Américain égaré en Europe et aux prises avec les difficultés qu’il y rencontre, avec les conflits inextricables qui peuvent résulter des différences de races et d’éducation. La plupart de ses livres roulent sur le même sujet. Parcourons the American, comme type du genre.

Le digne Christophe Newman est parti de l’Ouest avec une effrayante provision de dollars qu’il compte dépenser à Paris pour son instruction et son plaisir. Jusque-là, sauf les quatre années qu’il a consacrées au métier de soldat pendant la guerre de sécession, sa vie s’est passée à gagner de l’argent, son pain d’abord, dès l’âge de quatorze ans, puis des millions. L’action, l’effort et l’entreprise lui sont aussi naturels que de respirer ; il a fait de ses bras et de son cerveau tout ce qu’un homme peut en faire ; il a été aventureux, il a connu de rudes échecs aussi bien que de grands succès, mais la plus âpre jouissance est toujours sortie pour lui de la lutte elle-même. Nous ne savons vraiment pourquoi Henry James est accusé par ses compatriotes de maltraiter l’Américain. Celui-ci, avec sa volonté inébranlable servie par des muscles d’acier, son ingénuité qui n’est jamais niaise, l’empire qu’il a sur ses passions toutes neuves à trente-six ans, nous apparaît bien puissant au milieu de la vétusté du vieux monde qu’arpentent ses longues jambes infatigables, tandis que toutes les autres figures empruntées à notre civilisation s’agitent au-dessous de lui comme autant de pygmées. Sans doute, il commet de nombreuses fautes sous le rapport de la tenue et des manières ; il n’a aucune notion d’art et prend de méchantes copies pour des originaux ; il s’obstine à respecter des demoiselles qui ne demandent qu’à se perdre ; mais en revanche rien n’entame la cuirasse de principes et de convictions robustes qui le rend invulnérable, et il sort intact des périls de son voyage. N’anticipons pas. Le voici à Paris, dévoré de curiosité, ne sachant point au juste comment les satisfaire, se demandant, après les jours de labeur, ce qu’il fera de son gain, avec un sentiment délicieux de loisir qu’il exprime ainsi : — Je voudrais m’asseoir six mois sous un arbre à entendre de la musique, les bras croisés. — Cette fraîcheur, cette mélodie, cette sensation exquise de repos, il trouve tout cela dans un vieil hôtel du faubourg Saint-Germain, auprès de Mme de Cintré. L’angélique résignation de cette aimable femme, qui, veuve d’un vieillard qu’elle n’a épousé qu’à regret, reste en proie à l’autorité impérieuse d’une mère dominatrice, le pénètre de respect et d’attendrissement. Elle n’a jamais voyagé hors des terres de sa famille, ses idées ne se sont jamais ouvertes à rien de grand et qui vaille la peine de vivre, son cœur n’a jamais battu. Cette existence murée ressemble beaucoup, pour un Yankee, au sommeil de la Belle au bois dormant ; il rêve de délivrer l’opprimée, il demande sa main : pourquoi ne la demanderait-il pas ? Il est riche, — qu’il le soit devenu à fabriquer des cuviers de blanchissage ou quelque autre engin prosaïque, peu importe, — il peut lui assurer une existence brillante, il sera le meilleur des maris. Les préjugés de vieille race lui échappent absolument. Il vaut un autre homme ; Mme de Cintré serait même disposée à reconnaître qu’il vaut infiniment mieux que tous les hommes qu’elle a connus, mais l’obstacle est dans l’orgueil intraitable de la famille de Bellegarde. La marquise douairière se croit outragée par les seules prétentions de Newman ; un instant toutefois la cupidité la fait hésiter, mais, près de consentir, elle reprend sa parole, le respect humain est le plus fort. Que penserait son monde ? Et Newman croirait en vain pouvoir compter sur l’amour de Mme de Cintré. En France, les femmes d’une certaine éducation ne s’affranchissent jamais de l’inflexible tutelle qui s’impose au nom des convenances et du devoir filial. Les vertus mêmes qui ont rendu Mlle de Cintré l’objet d’un culte pour Newman la décident à se sacrifier ; ne pouvant être à lui, elle ne sera du moins à personne : un couvent de carmélites reçoit cet ange qui ne sait ici bas que baisser le front et replier ses ailes.

La fin du récit est remplie d’invraisemblances, non pas dans les sentimens, mais dans les situations ; on l’attribuerait volontiers à miss Braddon, aux romanciers à sensation, plutôt qu’à un raffiné tel que Henry James. Pour mieux souligner la générosité de Newman, l’auteur lui fait découvrir quelque terrible secret qui met entre ses mains l’honneur des Bellegarde. Un meurtre a été commis par la douairière, il en a la preuve ; après avoir tenté en vain d’intimider ce démon d’orgueil, il pourrait se venger, divulguer le passé criminel, mais Claire est au couvent pour toujours, ce scandale ne la lui rendrait pas, il renonce à d’inutiles représailles et brûle un papier révélateur qui laisserait la marquise à sa merci.

Nous ne nous étonnons pas de trouver Newman si vivant, si réel ; ce qui nous émerveille, c’est la vérité du caractère de Valentin de Bellegarde, l’un des derniers types du gentilhomme français galant, expansif, spirituel, dont toutes les vertus se bornent au sentiment un peu vague, mais exalté néanmoins, de l’honneur, qui, à la grande surprise de Newman, parle sans cesse des femmes, convient de ses bonnes fortunes et n’a rien trouvé la faire en ce siècle, où les gens de sa sorte n’ont plus de place, que de se battre pour le saint-père, quitte à se faire tuer ensuite, tout sceptique qu’il soit, pour les beaux yeux d’une fille perdue. — C’est encore la jeune marquise de Bellegarde qui, forcée au décorum dans sa vie extérieure, se rabat sur les perversités d’imagination, rêvant çà et là quelque escapade secrète dans un théâtre de bas étage ou un café concert, du reste tout à ses chiffons, réalisant le type accompli de la cocodette, cette descendante dégénérée de la lionne ; — c’est surtout Mlle Nioche, ce joli monstre intéressant par son ambition et sa rouerie natives, qui fait de la peinture au Louvre en attendant l’occasion favorable et immanquable de se lancer dans les hautes régions du demi-monde, tandis que son père, un émule encore avili du père Goriot, veille sur sa vertu, tout prêt à lui donner, lorsqu’elle chancelle, les conseils de son expérience et à tirer ensuite, tout en larmoyant, quelques menus profits de sa chute. — On voit que Henry James n’écrit pas spécialement à l’intention des jeunes filles, comme la plupart des romanciers de son pays ; le scalpel qu’il manie d’une main assurée va chercher hardiment certaines plaies qu’il met à nu sans hésiter ; mais toujours l’expression reste délicate, et nous ne connaissons personne qui puisse se vanter à plus juste titre de savoir tout dire honnêtement. Cette qualité rare se manifeste surtout dans la dernière partie de the Portrait of a lady. C’est seulement dommage que l’originalité du sujet y soit gâtée par trop de diffusion.

Tandis que the American et Roderick Hudson, traitent des expériences d’un Américain en France et en Italie, the Portrait of a lady nous fait assistera celles d’une Américaine en Angleterre. Isabel Archer, jeune orpheline d’Albany, est amenée en Europe par une tante excentrique qui, après avoir été longtemps brouillée avec tous les siens, se prend d’amitié pour elle et le lui prouve en la faisant voyager :

— Comptez-vous la marier ? demande quelqu’un à la tante, Mme Touchett.

— La marier ! répond la vieille dame, je serais bien fâchée de lui jouer un pareil tour. Elle est parfaitement capable de se marier elle-même. Elle a pour cela toute facilité.

En effet, Isabel, comme presque toutes les Américaines qui viennent en Europe, a laissé derrière elle, sinon un engagement, du moins une demi-promesse. A peine arrivée en Angleterre, elle inspire une vive passion à lord Warburton, un grand seigneur libéral, dont les idées prétendues avancées lui font hausser les épaules. S’il rêve de progrès, s’il a des aspirations radicales, pourquoi ne commence-t-il pas par sacrifier quelques-uns des privilèges qui le condamnent à mourir aristocrate en dépit du déguisement auquel se laisse prendre le parlement dont il fait partie, mais qui ne saurait tromper une fille née en pleine république ? Lord Warburton est, quoi qu’il en dise, conservateur, puisqu’il veut tout garder. L’inconséquence d’une pareille conduite divertit miss Archer ; elle s’en tient à admirer sa seigneurie comme un beau vieux tableau et elle refuse la main patricienne qui tient pourtant un revenu de cent mille livres sterling avec une demi-douzaine de châteaux. Se marier avant d’avoir vu le monde ? Elle ne s’en consolerait pas ! Une femme de son âge a autre chose à faire : elle veut jouir de la vie, étudier les choses par elle-même et n’aliénera sa liberté qu’après une promenade bien complète en Europe. Son cousin Ralph, qui serait amoureux d’elle, si une maladie de poitrine assez avancée ne lui défendait de s’abandonner à tout autre sentiment que l’amitié, s’amuse comme un bon génie à favoriser les désirs d’Isabel. Par ses soins, l’ardente jeune fille aura le nerf nécessaire à ses entreprises ; il décide son père, le banquier Touchett, à inscrire pour une grosse part sur son testament Isabel Archer. Celle-ci, bien entendu, ignore qu’elle est redevable au généreux Ralph de ce bienfait, qui, du jour au lendemain, transforme la pauvre orpheline en riche héritière. Peut-être, hélas ! ce changement lui sera-t-il funeste. Il attire les intrigans autour d’elle. Isabel, qui ne s’est pas laissé éblouir par le titre et la valeur personnelle de lord Warburton, qui a ignoré l’amour désintéressé de Ralph, qui résiste enfin à la passion tenace, indestructible du Bostonien Goodwood, ne saura pas se défendre contre les pièges que lui tend une femme astucieuse. On la marie, alors qu’elle croit se marier elle-même. À force de ruses longuement et savamment menées, une certaine Mme Merle, intrigante de la plus perfide séduction, qui a pris sur elle peu à peu tout l’empire que peuvent exercer la souplesse d’un esprit infernal et la connaissance approfondie du monde, la donne à son ancien amant, Gilbert Osmond, qu’il s’agit d’enrichir dans l’intérêt de la fille adultérine que, seize années auparavant, elle a eue de lui. Personne n’a jamais soupçonné ce noir mystère : la jeune Pansy est née selon toute apparence d’un premier mariage d’Osmond, contracté au loin.

Mme Merle et Osmond, d’origine américaine, sont venus tous deux, dès leur jeunesse, emprunter au vieux monde ses vices, ses travers, ses corruptions, et la semence empoisonnée acquiert un développement merveilleux dans ce terrain exotique. Par parenthèse, les plus curieux personnages de Henry James sont les Américains qui prennent en Europe leurs lettres de naturalisation : il a peint de main de maître les natures hybrides, les monstres complexes, d’un pernicieux attrait, que nous rencontrons parfois en voyage, et sur lesquels nous avons le tort de juger leurs compatriotes, très disposés à les renier. Miss Leigh, l’énigmatique beauté que sa mère, dans Roderick Hudson, cherche à vendre au plus offrant et qui devient princesse, appartient essentiellement à certaine catégorie où il faut ranger, mais à un rang supérieur, la remarquable figure de Gilbert Osmond. Ce dédaigneux, qui n’a jamais consulté que ses goûts, qui professe l’horreur des choses vulgaires et affiche sans bruit une haute culture, cet esprit, critique et blasé de dilettante qui a fait « de sa vie une œuvre d’art, » qui, trop indolent et trop hautain pour courir lui-même les aventures, ne lutte ni ne cherche, et laisse sa vieille maîtresse lui rabattre le gibier, est un des personnages les plus soigneusement étudiés que l’on puisse rencontrer dans le roman contemporain.

Son incomparable distinction charme Isabel comme la pudique réserve, la ravissante timidité de Mme de Cintré ont captivé Newman ; mais c’est d’abord un sentiment de générosité qui la décide à l’épouser : il tiendra tout de sa main, et elle en est heureuse. Faisant grand cas de l’argent, elle veut que Gilbert Osmond, qu’elle croit aimer, en possède, et elle se donne avec sa fortune sans hésiter. Hélas ! son erreur est de courte durée ; bientôt elle sait à quoi s’en tenir. Chez Gilbert tout est affectation ; il a vécu exclusivement pour en imposer au monde ; ses goûts, ses études, ses talens, ses collections, tout avait un but ; sa vie solitaire à Florence, pendant des années, a été une pose ; son ennui, sa tendresse paternelle, ses manières exquises, sa mélancolie, une pose ; elle a beau chercher, elle ne rencontre rien de naturel en lui, et, tandis qu’elle s’étonne, qu’elle s’afflige, cet odieux mari se prend graduellement à la haïr ; elle a trop d’idées, cela le gêne ; il voudrait qu’elle s’en débarrassât, qu’il ne restât rien d’elle que sa jolie apparence. Caractère, sincérité, convictions, vertus, tout cela est de trop ; il n’aime que le convenu, il s’efforce de l’y emprisonner. Pauvre Isabel qui errait naguère à travers le monde comme s’il lui appartenait tout entier, heureuse, triomphante, en tirant de la vie tout ce qu’elle peut donner, elle étouffe dans les ténèbres où, systématiquement, on la plonge ! Plus d’air, plus de lumière ; il faudrait qu’elle n’eût d’autres ambitions, d’autres préférences que celles de son mari ; elle s’aperçoit qu’Osmond n’a aucuns principes ; toutes les femmes, à l’en croire, sont capables de prendre des amans, toutes mentent, toutes trahissent, toutes ont leur prix. Décidément, Isabel s’est trompée, elle paie cher cette lamentable erreur, mais sans se plaindre, en n’accusant qu’elle-même. La seule consolation lui vient de sa belle-fille, un type idéal d’ingénue, élevée au couvent, la feuille de papier blanc bien nette, immaculée, sur laquelle tout est à écrire ; mais elle ne peut même diriger cette enfant à sa guise ; on redoute son influence, on s’est servi d’elle pour assurer à la petite Pansy un beau mariage, selon les idées de Mme Merle, voilà tout. Enfin, un jour néfaste survient où l’affreuse vérité luit pour Isabel : les raisons secrètes de son mariage lui sont révélées par une folle, la comtesse Gemini, la sœur même d’Osmond… Restera-t-elle sous le joug qu’elle a imprudemment choisi de porter ? profitera-t-elle du divorce qui lui permettrait de récompenser la longue constance de Goodwood ? L’auteur nous le laisse ignorer ; si the American pèche par un dénoûment trop mélodramatique, the Portrait of a lady n’en a pas du tout. Chacun des lecteurs reste libre de terminer à sa guise les aventures d’Isabel et nous n’y voyons pas d’inconvénient, l’essentiel ayant été dit, tous les caractères ayant donné ce que l’on pouvait attendre d’eux. Il y en a de bien remarquables au second plan : celui de Ralph Touchett, que nous avons esquissé plus haut, celui de lord Warburton, le grand seigneur censé radical, qui représente une partie de la noblesse anglaise platoniquement réconciliée avec les révolutions ; le vaporeux pastel de Pansy, la jeune fille élevée dans les plus strictes traditions latines, sans volonté, sans talens supérieurs, sans velléité de résistance, sans aucun sentiment de sa propre valeur, victime touchante de la destinée, facile à mystifier, à écraser, puisant toute sa force dans l’unique pouvoir qu’elle a de s’attacher sans réserve ; puis Mrs Touchett, la vieille Américaine excentrique, voyageuse infatigable, qui habite Florence, tandis que son mari est à Londres, et qui rend visite à M. Touchett quand son caprice l’y pousse. Dès les premiers temps de leur mariage, elle s’est aperçue, dit-elle pour toute excuse, qu’elle et lui n’avaient jamais envie de faire la même chose en même temps, et ils se sont arrangés de façon à vivre d’accord. Les affaires de M. Touchett le fixent en Angleterre ; Mrs Touchett déteste la cuisine anglaise et le brouillard ; n’est-ce pas assez pour justifier son séjour en Italie ? Du reste, elle se réserve de filer de temps à autre sur New-York pour y placer ses fonds, desquels son mari, bien qu’il occupe une haute situation financière, ne se mêle pas. Mais la plus amusante silhouette de ce long roman est celle d’Henriette Stackpole, le reporter femelle, qui fait de la correspondance en Europe pour les journaux américains, sans hésiter jamais à utiliser les gens qui la reçoivent aussi bien que les choses qui l’entourent. Le blâme qui, chez nous, s’attache à une indiscrétion lui échappe. Elle est intelligente pourtant et profondément honnête ; ses coups de boutoir sont distribués avec une loyauté brutale ; elle n’exagère, ni ne calomnie. Le seul fait de vivre de sa plume suffit pour qu’on l’estime dans son pays, mais partout ailleurs cette brave fille fureteuse et tranchante, avec son franc parler et sa plume aux aguets, serait rangée dans la catégorie des pestes. La satire très piquante et très mesurée à la fois dont elle est le prétexte a choqué plus d’un Américain.

Encore une fois, M. James nous paraît médiocrement ambitieux de plaire à tout le monde ; les esprits critiques de la trempe du sien n’en pas cette fortune, si c’en est une ; ils suivent leur penchant avec l’indépendance un peu dédaigneuse qui révèle le penseur et l’artiste, consignent leurs observations, marquent d’un trait net ce qu’ils croient être la vérité, quitte à laisser dire ensuite. Devenir populaires, rester surtout prophètes chez eux, est leur moindre souci. Dans la série qui commence à la Pension Beaurepas et qui, passant par le Paquet de lettres et le Point de vue, n’est pas près, nous l’espérons, d’être terminée, l’auteur de the American a plus vaillamment que jamais dit leur fait à ses compatriotes, tout en portant avec une égale impartialité sur les Européens en général ses jugemens de cosmopolite bien renseigné. Il suppose un certain nombre de personnages appartenant à différens pays, réunis dans une pension de Suisse, il nous fait faire connaissance avec eux, divulgue leurs antécédens, surprend leurs secrets, décachete leurs lettres et trouve moyen de nous intéresser à ce foyer de menus commérages internationaux, de telle sorte que nous ne regrettons plus ni ses nouvelles, où il était souvent trop à l’étroit pour les développemens psychologiques, ni ses romans en trois volumes qui manquent de chaleur, de mouvement et où l’action est toujours délayée outre mesure.

Analyser ce genre d’ouvrage si merveilleusement conforme au génie de M. James serait bien difficile, tout le charme, subtil comme la brillante poussière sur l’aile d’un papillon, étant dans le ton original et familier des lettres, la vivacité des conversations, l’amusante opposition des jugemens portés sur une même chose ou une même personne par un pédant de Gœttingue, un Parisien entreprenant, des Américaines avides de tout acheter et de tout apprendre, des Anglaises scandalisées, etc.. L’auteur s’incarne dans chacun de ses personnages, prend tour à tour leurs préjugés, leurs passions, leurs ridicules, avec une souplesse et une habileté prodigieuses. Évidemment il a réalisé le désir de Stendhal, qui rêvait, pour bien connaître la nature humaine, de « vivre dans une pension bourgeoise où les gens ne peuvent cacher leurs véritables caractères. » Une pension de Genève est à ce titre l’idéal du genre : c’est l’Europe, c’est le monde qui défile chez Mme Beaurepas. Pour donner l’idée de la troisième manière de M. Henry James, qui est, à notre avis, la meilleure, nous transcrirons ici son dernier ouvrage, the Point of the view. Les pages suivantes traitent, sous forme épistolaire, du retour dans leur patrie des deux habituées principales de la pension Beaurepas, Mrs Church, une mère américaine, prétentieuse et sans le sou, éprise des « pays historiques, » et sa fille, miss Aurora, qui, sous prétexte d’apprendre les langues européennes et de recevoir une teinture des vieilles philosophies, a erré, depuis son enfance, à l’étranger, toujours de pension en pension. Leurs étonnemens lorsqu’elles rentrent chez elles, étonnemens pleins de mépris de la part de la mère, et mêlés de curiosités passablement enthousiastes du côté de la fille, s’entre-croisent avec les impressions des autres voyageurs de différentes nationalités, partis sur le même paquebot : une vieille demoiselle de New-York, à demi européanisée, un membre radical du parlement d’Angleterre, un Américain passionnément converti à l’ancien monde, un autre Américain, champion ardent du nouveau, et un membre de l’Académie française, dissertant sur l’Amérique, chacun à son point de vue.


I. Miss Aurora Church, en mer, à miss Whiteside, à Paris.

Chérie, le bromure de sodium a été tout à fait inutile. Je ne prétends pas dire qu’il soit inefficace, mais seulement que je n’ai jamais eu l’occasion de le tirer de mon sac. Croirez-vous que j’ai passé tout le temps du voyage sur le pont à me promener et à causer ? Faire douze fois le tour du pont équivaut, dit-on, à un mille. D’après ce compte, j’ai fait mes vingt milles par jour. Et à chaque repas, un appétit de matelot, s’il vous plaît ! Naturellement, le temps était délicieux ; je n’ai donc pas eu grand mérite. Le perfide Océan est resté bleu comme le saphir de mon unique bague et un comme le parquet de notre salle à manger genevoise. Depuis trois heures nous sommes en vue de la terre, bientôt nous entrerons dans la baie de New-York, qui passe pour admirable. Sans doute, vous vous la rappelez, quoiqu’on dise que tout change si vite en ce pays ! Moi, je ne reconnais rien, mes souvenirs de notre voyage en Europe étant très affaiblis par le temps ; il ne m’en reste que l’impression désagréable d’avoir été enfermée tous les jours une heure dans le salon pour y apprendre par cœur des poésies religieuses. Je n’avais que cinq ans, et je crois qu’à cet âge j’étais extraordinairement timide ; maman, d’autre part, était si sévère ! Elle l’est encore, seulement cela m’est devenu égal. J’ai été fustigée de telle sorte, moralement, cela va sans dire, que ce régime m’a endurcie. Il est vrai que les enfans de cinq ans que nous avons à bord sont insupportables ; on les a toujours sous ses pieds ; ce sont naturellement de petits compatriotes, autrement dit de petits barbares. Non que je veuille poser ici que tous nos compatriotes soient des barbares ; ils font quelques progrès, paraît-il, après la première communion. Je ne sais si c’est à cette cérémonie qu’ils sont redevables de l’amélioration, d’autant qu’un grand nombre s’en passent ; mais les femmes valent mieux assurément que les petites filles. Bon ! j’oublie déjà votre recommandation. Avant même d’être arrivée, je m’égare dans les généralités… Il n’y a pas de mal à cela, je suppose, tant que ce n’est pas pour me plaindre. En vérité, la moindre plainte serait de l’ingratitude. Jamais je n’ai passé un temps aussi agréable, jamais je n’ai eu autant de liberté dans ma vie ; de fait je suis sortie seule tous les jours ! Si c’est un avant-goût de ce qui m’attend là-bas, l’avenir me sourit, car vous pensez bien qu’en disant que je suis sortie seule, j’entends que nous étions toujours deux ! Et la seconde personne n’était pas maman. Elle a été assez souffrante, pauvre maman ! A l’en croire, toutefois, ce n’est pas l’effet de la mer, c’est plutôt l’approche de la terre… Oh ! elle n’a aucune hâte d’arriver. De grosses désillusions nous attendent, prétend-elle. Qui aurait supposé que maman eût des illusions à perdre ? .. Elle a l’esprit si philosophique ! Quoi qu’il en soit, elle reste des heures assise en silence, l’air grave, les yeux fixés sur l’horizon. Hier, je l’ai entendue dire à un Anglais fort original, M. Antrobus, le seul des passagers avec qui elle cause, qu’elle avait grand’peur de ne pouvoir aimer son pays natal et qu’elle serait désolée de ne point l’aimer. Elle se trompe ; elle en sera ravie… J’entends qu’elle sera ravie d’avoir à désapprouver, car, si tout allait bien en Amérique, cela serait contraire à son système. Vous le connaissez, le système de maman ! Il était opposé à notre retour, mais le mien, — j’ai dû inventer de mon côté un système, — était favorable à ce retour, et, bref, mes raisonnemens l’ont emporté. Elle a compris que, n’ayant pas de dot, je ne me marierais jamais en Europe, et j’ai fait semblant d’être fort préoccupée de cette idée pour la décider à partir. Au fond, cela m’est parfaitement égal. Je n’ai qu’une crainte, c’est de mordre trop vivement aux mœurs de mon pays. Déjà j’ai signifié à maman que je serais toujours en course. Quand je parle ainsi, elle me regarde ; ses yeux se dilatent, puis, lentement, elle les referme. On dirait que le mal de mer la prend. Je l’engage à essayer du bromure qui est dans mon sac, mais elle m’éloigne d’un geste découragé… De nouveau, me voilà partie, faisant sonner mes petites bottines sur le pont, si bien balayé. Cette allusion à mes bottines n’est pas un effet de la vanité. En mer, les pieds et les souliers des gens acquièrent une haute importance, de sorte qu’il faut absolument en avoir de jolis. On ne regarde que cela pendant la promenade sur le pont ; vous en venez à les connaître intimement et à en détester quelques-uns.

J’ai peur que vous ne m’accusiez d’avoir déjà pris le mors aux dents et je m’aperçois moi-même que je n’écris pas comme doit écrire une demoiselle bien élevée ; serait-ce par hasard l’air de l’Amérique ? Cet air me plaît, il me met du vif-argent dans les veines ; si je reste à griffonner, c’est que j’ai une hâte fiévreuse d’arriver et que, lorsqu’on s’occupe, le temps passe vite. Je suis dans le salon ; en face de moi, une lucarne de sabord grande ouverte laisse entrer les bonnes odeurs de la terre. De temps à autre, je me lève et je vais regarder si nous nous en approchons… Je parle de la baie, car, pour la ville, nous ne l’atteindrons pas avant la nuit. Je ne veux pas manquer cette baie tant vantée, avec ses îles adorables. Il est aisé de voir que ces heures-ci sont les dernières, car tout le monde s’empresse d’écrire les lettres qui doivent être mises à la poste dès le débarquement. Nous aurons bien de l’ennui, je crois, avec la douane. Songez donc à tout ce qu’il a fallu acheter en prévision de ce fameux mariage. Nous nous sommes ruinées à Paris, — ce qui explique en partie les airs solennels de maman, — mais au moins je serai belle ! Maman me semble prête à dire ou à faire n’importe quoi pour esquiver les droits odieux qu’on va réclamer ; comme elle le fait très justement observer, elle ne peut se ruiner deux fois ! Moi, je ne sais comment on aborde ces terribles douaniers, mais je compte leur dire : « Voyons, messieurs, une jeune fille comme moi, élevée dans les traditions les plus sévères du vieux monde, reléguée constamment au second plan par une mère vraiment supérieure,.. la voilà,.. jugez-en vous-même ; — voyons, une ingénue ne saurait être soupçonnée de contrebande ! que peut-elle rapporter, sinon quelques petites reliques de son couvent ? » Je n’ajouterai pas que mon couvent s’appelait le magasin du Bon Marché ! Maman me gronde depuis trois jours, lui avoir imposé autant de malles : sept entre nous deux ! .. Il faut avouer que les reliques tiennent de la place.

Les passagers continuent de vaquer à leur interminable correspondance. Toujours point de nouvelles de la baie ! M. Antrobus, l’ami de ma mère, un honorable membre du parlement, ferme sa neuvième missive. Il a écrit durant la traversée une centaine de lettres et semble inquiet du nombre de timbres-poste (qu’il lui faudra se procurer en arrivant. C’est un homme très bien informé ; il n’en sait pas encore assez long toutefois, car il ne cesse de faire des questions aux gens. Il se propose d’examiner de près et profondément certaines choses ; on dirait qu’il a d’avance découvert le petit trou révélateur qui permet cet examen. Il marche presque autant que moi, mais quels souliers énormes ! Il interroge jusqu’à moi-même… J’ai beau lui dire que je ne sais absolument rien de l’Amérique, cela ne l’arrête pas, il recommence… — Comment cela se passerait-il dans un de vos états du Sud-Ouest ? — Voilà une de ses phrases. Me voyez-vous lui rendre compte des états du Sud-Ouest ? Je le renvoie à maman, un peu pour taquiner celle-ci.

« M. Antrobus a une femme et dix enfans. Rien de romantique… Mais il est muni de lettres innombrables pour une foule de gens de là-bas, — j’oublie que nous arrivons ! — et, en dépit de ses opinions singulièrement avancées, très différentes des nôtres, maman a promis de lui assurer l’entrée de la meilleure société. Je me demande ce qu’elle peut savoir de la meilleure société de ce temps-ci, car durant nos voyages nous n’avons pas gardé de relations avec l’Amérique, et personne, j’en ai peur, ne nous reconnaîtra ni ne se souciera de nous. N’importe ! maman croit que nous serons reçus à bras ouverts, comme si, les pauvres Rucks exceptés, qui ont fait banqueroute et ne sont plus d’aucun monde probablement, nous pouvions compter sur qui que ce fût ! Mais maman a l’idée que, même sans apprécier l’Amérique, nous y serons pour notre compte universellement appréciées. Il est vrai que nous commençons quelque peu à l’être. Vous le verriez tout de suite à la façon dont MM. Cockerel et Leverett m’invitent sans cesse à un tour de promenade. Ces deux jeunes gens, qui sont Américains, ont demandé la permission de me rendre leurs devoirs à New-York, à quoi j’ai répondu : — Mon Dieu, oui, si c’est l’usage du pays ! — Bien entendu, je n’ai pas osé répéter ceci à maman, qui se flatte que nous avons rapporté dans nos malles un assortiment complet d’usages à nous et qu’il suffira de les secouer un peu avant de les endosser eu arrivant. Pourvu que ces deux messieurs ne se présentent point à la fois, il me semble que je ne serai pas trop effarouchée. Ils sont prêts à se prendre aux cheveux aussitôt qu’il s’agit de votre pauvre petite servante, mais je ne suis que le prétexte ; ce qui les divise en réalité, c’est, comme le dit M. Leverett, l’opposition du tempérament. J’espère qu’ils ne se porteront pas en somme, à de trop violentes extrémités, car je ne suis folle d’aucun des deux. S’ils suffisent pour le pont d’un navire, on ne s’en soucierait guère dans un salon ; ils ne sont pas du tout distingués, quoi qu’ils en puissent penser,.. du moins M. Leverett a des prétentions sur ce chapitre qui paraît être beaucoup plus indifférent à M. Cockerel. Chacun d’eux m’amuse en passant, mais je me lasserais vite de l’un ou de l’autre s’il s’agissait d’une intimité de la vie entière. Ni l’un ni l’autre du reste n’a encore demandé ma main ; toutefois il est clair qu’ils tournent autour. Ce doit être beaucoup pour se jouer pièce réciproquement, car au fond ils ne semblent pas bien sûrs de moi. S’ils le sont par hasard, c’est le seul point sur lequel ils s’entendent. M. Cockerel abhorre M. Leverett, il l’appelle un petit âne malingre ; il dit que ses idées sont moitié affectation, moitié dyspepsie. M. Leverett en revanche parle de M. Cockerel comme d’un sauvage, mais d’un sauvage divertissant. Il dit que toutes choses en ce monde pourraient nous amuser si nous regardions du bon côté, qu’il s’agit non pas d’aimer ou de haïr, mais de comprendre, que comprendre, c’est pardonner. Fort bien, mais je n’aime guère cette suppression des affections, quoique je n’aie nulle envie de fixer les miennes sur M. Leverett. Il est d’ailleurs très versé dans les arts et parle comme un article de revue. Il a longtemps habité Paris ; c’est le gros grief de M. Cockerel contre lui. M. Cockerel ne tarit pas sur les mauvais effets du séjour de Paris et de l’Europe en général. Si maman le connaissait, elle le mépriserait fort, mais elle ne le connaît pas, puisqu’elle ferme toujours les yeux quand il passe en me donnant le bras. M. Leverett cependant me dit que nous verrons bien pis que M. Cockerel. Celui-ci est de Philadelphie et il insiste pour que nous allions visiter cette ville. Maman déclare qu’elle l’a vue en 1855 et l’a trouvée affreuse. A cela M. Cockerel répond qu’il faut ignorer la marche du progrès en Amérique pour parler de ce qu’était une ville en 1855 ! Il y a de cela un siècle. A quoi maman réplique vertement qu’elle sait trop que les Américains vont vite, si vite qu’ils ne prennent le temps de rien faire de bon, et M. Cockerel, qui, — rendons-lui cette justice, — a un excellent caractère, termine la discussion en faisant observer que maman devrait attendre qu’elle eût touché terre avant de porter un jugement. — Je les vois d’ici leurs progrès, riposte ma chère mère, et ils me soulèvent le cœur. (Naturellement cet échange d’idées a lieu par mon intermédiaire, car ils ne se sont jamais adressé la parole.)

M. Cockerel réalise ce que j’ai entendu dire de la considération qu’en Amérique les hommes témoignent aux femmes. Évidemment ils se plaisent à les écouter et ne les contredisent jamais, politesse assez négative par parenthèse. On peut mettre beaucoup de galanterie dans la contradiction. Je remarque qu’il y a plusieurs choses que les hommes d’ici ne savent pas exprimer, et mon observation porte sur tous ceux que nous avons à bord ; ils ont avec les femmes une attitude quasi fraternelle. Mais je vous ai promis de ne pas poser de règle générale ; peut-être trouverai-je des manières plus expressives sur le prochain rivage. M. Cockerel retourne en Amérique après un aperçu sommaire du vieux monde, avec la conviction renforcée que son pays est le seul pays possible. Je l’ai laissé sur le pont il y a une heure, contemplant la ligne des côtes à l’aide d’une lorgnette d’opéra et disant qu’il n’avait rien vu d’aussi joli dans tout son voyage. Quand j’ai fait observer que la côte me semblait un peu basse, il a répondu que cela ne serait que plus facile d’aborder. Aborder… M. Leverett n’en a aucune hâte. Je le vois assis dans un coin du salon d’où il peut m’observer ; lui aussi, je suppose, écrit des lettres, mais, à la façon dont il mord sa plume et roule les yeux de côté et d’autre, on dirait que la lettre est un sonnet et qu’il cherche une rime. Peut-être le sonnet m’est-il dédié ? J’oublie qu’il supprime les affections !

La seule personne qui intéresse maman est le grand critique français, M. Lejaune, que nous avons l’honneur de posséder parmi nous. J’ai lu quelques-uns de ses ouvrages, bien que maman blâme leurs tendances et le trouve, lui, un effrayant matérialiste. Je les ai lus avec sa permission à cause du style. Vous savez que M. Lejaune est un des nouveaux académiciens. Figurez-vous un Français comme tous les autres, seulement moins agité peut-être ; il porte une moustache grise et le ruban de la Légion d’honneur. C’est le premier écrivain français de distinction qui soit venu en Amérique depuis M. de Tocqueville ; les Français, quand il s’agit de changer de place, ne sont pas très entreprenans. Aussi a-t-il toujours l’air de se demander avec étonnement ce qu’il fait dans cette galère. Son beau-frère l’accompagne, un ingénieur, attiré par des mines quelconques, et il cause avec lui seul, car, ne parlant pas anglais, il suppose apparemment que personne ne parle français. Maman serait ravie de l’assurer du contraire. Elle lui adresse un petit salut vague et un sourire quand il passe, mais il ne répond qu’en s’inclinant avec le plus profond respect, au grand désespoir de maman. Le beau-frère ne le quitte pas plus que son ombre. Celui-là est négligé dans ses habits, gros et barbu, décoré, lui aussi. Son unique occupation est de fumer et de regarder les pieds des dames. Maman, quoiqu’elle en ait d’irréprochables, n’ose pas s’aventurer à rompre la glace. Je crois que M. Lejaune compte écrire un livre sur l’Amérique, et M. Leverett m’avertit que ce livre sera terrible. M. Leverett a lié connaissance avec M. Lejaune, il prétend que M. Lejaune le mettra dans son livre ; il dit que le mouvement intellectuel en France est superbe. En général, il ne fait pas grand cas des académiciens, mais celui-ci est, à ses yeux, une exception, — si vivant, si personnel !

J’ai demandé à M. Cockerel ce qu’il pensait du projet de M. Lejaune d’écrire sur l’Amérique ; il a haussé les épaules. Je me suis étonnée qu’il n’eût pas écrit lui-même sur l’Europe. A l’en croire, l’Europe ne vaut pas la peine qu’on écrive à son sujet ; d’ailleurs, s’il disait ce qu’il en pense, les gens crieraient au paradoxe. Il trouve qu’on est superstitieux en Amérique touchant cette vieille Europe ; il voudrait que notre pays se comportât comme si l’Europe n’existait pas. J’ai répété ceci à M. Leverett, qui m’a répondu : « Si l’Europe n’existait pas, l’Amérique n’existerait pas non plus, car c’est l’Europe qui nous fait vivre en achetant notre blé. » — Son opinion est qu’un cruel embarras attend l’Amérique dans l’avenir ; elle produira les choses en quantité si prodigieuse qu’il ne se trouvera pas assez de gens dans le reste du monde pour les acheter et que nous demeurerons avec nos productions, hideuses pour la plupart, sur les bras. À ma demande : — Trouvez-vous donc le blé une production hideuse ?.. — Il a répondu qu’il n’y avait rien de moins beau que trop de nourriture. Moi, je trouve qu’à nourrir le monde trop bien, nous aurons cependant le beau rôle. Mais je ne comprends rien à ces questions, cela va sans dire, M. Leverett non plus, il me semble, tandis que M. Cockerel paraît savoir ce qu’il dit. Il affirme que l’Amérique est complète en elle-même. Ce qu’il entend par là au juste, je ne sais trop… je conçois seulement que les grands intérêts de l’humanité ont, pour une raison ou pour une autre, passé de ce côté du globe. Puissent-ils s’y trouver bien et moi aussi ! Dieu sait que je suis lasse de l’Europe, maman m’ayant toujours forcée de l’admirer ; mais si j’aime faire moi-même son procès, je ne suis pas contente quand d’autres l’insultent. Nous avons eu de bons momens dans ce vieux monde, quoi qu’on en dise, et à Plaisance nous vivions fort bien, moyennant quatre francs par jour ! Maman est déjà épouvantée des dépenses qui nous attendent ici. Ce qui me rassure, moi, c’est que nous avons gaspillé tant d’argent pour revenir qu’il ne nous en restera plus pour nous en aller de nouveau. Vous voyez que je continue à bavarder en attendant que les îles soient en vue… Bon ! M. Cockerel vient m’appeler. — Elles sont en vue et plus charmantes que jamais, me dit-il. — Voyons un peu la baie. J’appelle à mon tour M. Leverett :

— Les îles, monsieur ! les îles ! ..

— Les îles ? .. Ah ! mademoiselle, j’ai vu Capri, j’ai vu Ischia !

— Moi aussi, mais cela n’empêche pas…………

P.-S. J’ai vu leurs îles. Elles sont assez drôles.


II. Mrs Church (New-York) à Mme Galopin (Genève) .

Nous sommes arrivées, chère madame, et je ne sais si je m’en félicite. Certes, le choix m’eût-il été donné d’atteindre la terre sans accident ou de couler à fond, j’aurais choisi la première alternative, tenant, en opposition contre les tendances générales de la pensée moderne, pour ce principe que notre vie est un dépôt sacré dont nous restons responsables devant la puissance d’en haut ; néanmoins, si j’avais pu prévoir quelques-unes des épreuves qui m’attendaient, j’eusse été tentée, je l’avoue, d’en finir sur-le-champ, et cela peut-être dans l’intérêt de ma fille. Mais à quoi bon supposer ? .. le fait est là… Nous sommes saines et sauves, au physique s’entend. Une pension de famille, qui m’avait été recommandée, nous a reçues ; j’y ai trouvé le genre de magnificence barbare qu’il faut accepter dans ce pays-ci, à moins que l’on ne préfère la rudesse primitive : point de milieu… Le prix, payable chaque semaine, est aussi magnifique que le reste. Notre hôtesse porte des diamans aux oreilles, les salons sont ornés de marbres et de statues ; mais il n’y a pas de vin à table et le menu est court. Ah ! quelle différence avec la vie facile que l’on trouve au bord de votre beau lac ! Pourquoi ai-je écouté ma fille ? C’est afin de lui complaire, et sans autre motif, que je suis venue ici. Tous les Américains qui passaient lui répétaient les uns après les autres qu’elle perdait sa jeunesse sur ce sol historique où je l’avais transplantée de bonne heure ; elle a fini par les croire. — Laissez-moi faire une expérience, me disait-elle sans cesse, si elle échoue comme vous le prévoyez, si je me déplais là-bas, tant mieux pour vous ! Il est convenu que nous reviendrons. — L’expérience était coûteuse, mais vous savez que mon dévoûment maternel n’a jamais rien marchandé. Ce qui me navre, c’est qu’ici l’éducation soignée qu’a reçue mon Aurora n’aidera guère à un mariage. Les hommes ne tiennent pas à épouser des femmes plus instruites qu’eux-mêmes et ne savent aucun gré à une jeune personne d’être au courant des dernières théories du pessimisme allemand. Ce pays est le pays des masses : les individus n’y ont pas de place. L’individu est un électeur, voilà tout. Or, ma fille et moi nous appartenons à cette élite méconnue, retranchée de plus en plus. Ailleurs j’avais beau n’être qu’une veuve sans fortune, logeant au quatrième, j’étais une personne, avec des droits personnels. Ici, au contraire, le peuple a des droits, mais la personne n’en a aucun. Vous vous en apercevriez vite dans la pension où nous sommes descendues. Cette belle dame qui la dirige m’a fait attendre vingt minutes sans s’excuser ensuite. J’étais restée silencieuse, les yeux fixés sur la pendule. Aurora procédait à l’inventaire du salon avec ses rideaux couleur magenta, ses murs peints à fresque et les nombreuses photographies qui représentent la famille et les amis de la maîtresse du lieu… comme si elle avait le droit de les imposer à ses pensionnaires ! Ce personnage fit enfin son entrée ; j’appris que madame était en train, lorsqu’on m’avait annoncée, d’essayer une robe ! Ensuite elle donna l’ordre à un grand nègre dégingandé de nous montrer nos chambres, tandis qu’elle s’asseyait au piano. Je commençai à me demander dans quelle sorte de maison nous nous étions fourvoyées ; la vue d’une Bible dans chaque chambre me rassura. Quand nous redescendîmes, notre musicienne interrompit la série de roulades qu’elle envoyait à tous les échos, mais sans nous demander comment nous avions trouvé notre appartement, sans exprimer le moindre désir de nous voir le prendre. Ce dernier point semblait lui être fort indifférent. Elle ne voulut entendre parler d’aucune diminution…

La familiarité de la part de ceux que nous considérons comme des inférieurs est ici prodigieuse. J’ai déjà été contrainte à me lier avec une douzaine de personnes dont je ne sais rien et ne veux rien savoir. Aurora se console en prétendant qu’elle est posée en « beauté de la pension bourgeoise. » Jolie distinction ! Ceci me ramène aux projets d’avenir de ma pauvre fille. Elle-même doute fort de les voir se réaliser ; c’est ma faute, bien entendu, l’ingrate s’en prend à l’éducation que je lui ai donnée, éducation fausse, dit-elle. Aucun Américain ne l’épousera parce qu’elle ressemble trop à une étrangère, et aucun étranger ne voudra d’elle parce qu’elle est trop Américaine. Je lui fais observer qu’il ne se passe pas de jour sans qu’un Européen de distinction épouse une Américaine : — Peut-être, me répond-elle, mais ce n’est pas pour les beaux yeux de la demoiselle. — D’ailleurs elle ne consentirait à accepter que la fleur des pois parmi les étrangers. J’ai cessé de discuter avec elle, je la laisserai agir pour son propre compte ; elle vivra trois mois à l’américaine, je ne serai que spectatrice ; mais vous conviendrez avec moi que c’est une pénible épreuve pour un cœur de mère. Je compte les jours jusqu’à l’expiration des trois mois. Joignez vos prières aux miennes, chère amie. Aurora sort seule, monte seule dans le tramway (une voiture de place coûte cinq francs pour la moindre petite course.) Quelquefois ma fille est accompagnée par un monsieur ou par une douzaine de messieurs. Elle reste absente des heures de suite, personne ne s’en étonne. N’ébruitez pas cette conduite extraordinaire à Genève ! L’habitude des hommes en ce pays est « d’être attentifs, » comme ils disent, et les jeunes filles sont l’objet de cette attention. Elle ne conduit pas nécessairement au mariage, tout en étant le privilège exclusif des célibataires et quoique en même temps, par bonheur, — ceci vous semblera peut-être incroyable, — elle ne serve jamais de masque à d’autres projets. C’est simplement une ingénieuse invention qui permet aux jeunes gens des deux sexes de passer le temps ensemble. Bien qu’elle n’implique pas le mariage, elle ne l’exclut pas non plus et l’a parfois pour conséquence ; mais si la demoiselle n’est autorisée à prendre qu’un mari à la fois, il lui est permis d’avoir un nombre illimité d’admirateurs. Il me serait impossible de dire, — vous croirez encore que je plaisante, — combien ma fille en compte autour d’elle pour le moment. Deux de ces messieurs sont relativement de vieux amis, ayant fait avec nous la traversée. L’un d’eux est le type même de l’Américain, fort honorable d’ailleurs, homme d’affaires bien posé. Tout le monde ici a une profession, et la profession est rémunérée beaucoup mieux que chez vous. M. Cockerel, tandis que je vous écris, promène ma fille. Il est venu la prendre, il y a une heure, en boghey. Le boghey est une étrange et périlleuse petite voiture, juchée sur d’énormes roues, qui ne tient que deux personnes très serrées l’une contre l’autre. Je les ai vus partir de ma fenêtre. Il la menait à fond de train. Tout cela était de bien mauvais goût. Mais je sais du moins qu’elle reviendra sans plus d’avaries qu’au départ. Il en est de même quand elle sort avec M. Leverett qui, lui, ne possède pas de voiture, et l’attend modestement dans le salon. Je n’ai aucun moyen de m’assurer de la situation pécuniaire de celui-là. Il flotte sur ces questions un vague qui est bien fait pour alarmer les mères. A Genève, je ne serais pas embarrassée, j’irais vous trouver, chère madame, et vous m’auriez vite appris tout ce qu’il importe de savoir, mais New-York est grand et personne ne parait se douter de l’état de fortune de M. Louis Leverett. Il est vrai qu’il est de Boston, où demeurent tous les siens. Je ne peux pourtant pas faire le voyage pour découvrir peut-être que ce jeune Louis, — fort cultivé du reste, — a quelque cinq mille francs de rente. Je me rassure en constatant qu’il n’est pas ce qu’on peut appeler dangereux. Quand Aurora revient d’une promenade avec lui, elle me dit qu’ils ont parlé de l’Italie et de la renaissance, — M. Leverett connaît son Europe sur le bout du doigt, sans l’apprécier précisément à ma manière. — Vous blâmerez la tolérance des mères américaines, et je ne puis m’en étonner, chère amie, mais, du moins, ne me trahissez pas !


III.
Miss Sturdy (Newport) à Mrs Draper (Florence) .


30 septembre.

J’ai promis de vous dire si je m’y plaisais ; mais, en vérité, je suis allée et venue tant de fois que j’ai presque cessé de me plaire ou de me déplaire. Rien ne me frappe à l’improviste ; je m’attends à tout ce que je vois. Et puis je n’ai pas l’esprit critique, vous savez, aucun talent pour l’investigation. perçante et approfondie. Ayant vécu plus longtemps que de coutume du mauvais côté de l’eau, je me sens un peu dépaysée ; au milieu des usages américains. Nos compatriotes sauront bien m’y rompre de nouveau, mais pour le moment, je ne me laisse pas contraindre. Je leur dis ce que je pense, parce que je crois avoir, en somme, l’avantage de savoir ce que je pense… quand je pense quelque chose, bien entendu ; souvent je ne pense rien du tout, et cela les mécontente. Ils exigent que vous ayez des impressions, et ils tiennent à ce que ces impressions soient favorables,.. rien de plus naturel, je ne leur ferai pas un crime de ce qui me paraît, au contraire, une fort aimable qualité. Cette qualité rend sympathiques les individus qui la possèdent ; pourquoi n’en serait-il pas de même des peuples ? Il y a néanmoins certaines choses sur lesquelles je ne veux pas avoir d’opinion. Le privilège de l’indifférence m’est cher entre tous, ? je reconnais les personnes intelligentes à la manière dont elles l’exercent. J’ai passé l’âge où il est nécessaire d’être un peu hypocrite… Quand une femme a cinquante ans, sa complète indépendance et un embonpoint respectable, elle survit à bien des nécessites. Chacun constate, chez missi Sturdy une sensible augmentation de poids, et, quoiqu’on n’aille pas jusqu’à m’accuser tout haut d’être grosse, je sais ce qu’on en pense. Ici la grossièreté, dans le sens contraire de finesse, existe fort peu, n’existe pas assez, peut-être, quoique la vulgarité surabonde… en revanche.

En somme, le pays devient beaucoup plus attrayant, les choses ont acquis l’art de plaire. Nos maisons, toujours très bien organisées, se recommandent par un air de fraîcheur et de propreté ; les intérieurs européens sembleraient comparativement, poudreux et moisis. Nous avons beaucoup de goût. Je ne m’étonnerais, pas de nous voir inventer n’importe quoi de joli ; il ne nous faut qu’un peu de temps. Naturellement nous en sommes encore aux imitations. Seules les piazzas sont originales. Je suis assise sur une piazza en ce moment ; j’écris, mon portefeuille sur les genoux. Cette large loggia, légèrement construite, entoure la maison d’une allure aussi libre que l’aile éployée d’un oiseau ; les brises errantes montent de la mer, qui lèche les rochers au bout de la pelouse. Newport est plus délicieux que vous ne pouvez vous le rappeler. Comme tout le reste, il s’est perfectionné. Je n’ai pas rencontré dans le monde entier de ville d’eaux qui lui fût comparable. La foule l’a quitté en cette saison, ce qui l’embellit encore, quoiqu’il reste beaucoup de monde dans ces grandes maisons élégantes, plantées avec une sorte de régularité hollandaise sur le tapis vert de la falaise, tapis bien lisse et merveilleusement balayé. Çà et là une jolie femme effleure d’un pas coquet une des pelouses qui se touchent sans séparation de haie ni de barrière ; sa vaste ombrelle brilla au soleil comme un dôme d’argent. Les lignes du rivage lointain sont harmonieuses et pures, bien que l’on n’éprouve aucun désir de leur rendue visite. L’effet général en est très délicat, et, tout ce qui est délicat a en Amérique le plus grand prix, la délicatesse y étant aussi rare que la grossièreté.

Mais je ne vous ai pas dit un mot de mon voyage. Il a été amusant et facile. Je recommencerais volontiers le mois prochain. En mer je suis insolemment solide, je brave la tempête ; d’ailleurs nous n’eûmes pas de tempête à braver : j’avais emporté avec moi un approvisionnement de littérature légère et je passai neuf jours sur le pont dans mon fauteuil de voyage, les pieds en l’air, à feuilleter des romans Tauchnitz. Les passagers étaient nombreux ; personne d’intéressant toutefois, sauf une cinquantaine de jeunes filles américaines. Vous savez tout ce qui concerne cette espèce, en ayant fait partie vous-même. Elles sont très agréables, mais cinquante c’est vraiment trop ; il y en a toujours trop. Je me suis rabattue sur un Anglais interrogant et radical du nom d’Antrobus, qui ne m’a pas trop ennuyée. C’est un excellent homme ; je l’ai prié de avenir passer deux jours ici, chez moi. Il a pris l’air épouvanté ; j’ai dû lui expliquer alors que nous ne serions pas seuls en tête-à-tête, que ma maison était celle de mon frère et que c’était au nom de mon frère que je l’invitais. Il est donc venu la semaine dernière ; il va partout ; nous avons entendu parler de lui dans une douzaine de lieux différens. Les Anglais sont très simples ou, du moins, paraissent l’être ici ; jamais ils ne savent si tout est plaisanterie ou si l’on est trop sérieux de moitié. Nous avons autrement de vivacité, quoique nous parlions beaucoup plus lentement. Oui, nous pensons vite, tout en comptant nos paroles, comme si nous nous exprimions dans une langue étrangère. Ils débitent leurs phrases, au contraire, avec une extrême volubilité, et ne comprennent pas les deux tiers de ce que nous leur disons. Mais peut-être ne pensent-ils péniblement que nos pensées, les leurs vont un meilleur train.

Cet Antrobus ne tarit pas en questions ; il est aisé, du reste, de lui répondre, car sa crédulité est touchante. Il m’a rendue honteuse ; je le trouve meilleur Américain que nombre d’entre nous ; il nous prend, après tout, au sérieux plus que nous ne le faisons nous-mêmes. Il semble persuadé qu’une oligarchie de richesse est en train de croître ici et m’a conseillé de me tenir en garde contre elle. Je ne sais pas exactement comment je m’y prendrai, mais j’ai promis de me rappeler ses conseils. Il est d’une énergie effrayante. Si nous consacrions à fonder nos institutions la moitié de l’énergie que les Anglais mettent à s’informer d’elles, nous aurions une patrie bien florissante. M. Antrobus paraît avoir, en somme, très bonne opinion de nous, ce qui m’a surpris, l’Amérique n’étant pas, quoi qu’on en puisse dire, aussi agréable que l’Angleterre. Je déplore qu’il en soit ainsi ; je me console en songeant qu’il y a du moins en Angleterre certaines choses insupportables. M. Antrobus, toutefois, semble fort préoccupé des dangers que nous courons. Je ne comprends pas bien lesquels. On court si peu de dangers sur une piazza de Newport par cette belle journée, mais, hélas ! ce que je vois d’une piazza de Newport n’est pas l’Amérique, c’est l’envers de l’Europe. Pour être sincère, je ne prétends pas dire que je n’aie enregistré aucuns périls depuis mon retour ; deux ou trois même m’ont paru fort graves, mais ils n’ont rien de commun avec ceux que signale M, Antrobus. L’un d’eux, par exemple, est que nous cesserons bientôt de parler la langue anglaise. Le pur anglais a cours de moins en moins ; l’américain le chasse. Les enfans parlent l’américain, qui, dans une bouche d’enfant, est terriblement rude ; l’américain règne exclusivement dans les écoles ; les revues et les journaux en sont infestés. Naturellement un peuple de cinquante millions d’âmes qui a inventé une civilisation nouvelle a droit à un langage qui lui appartienne, mais je souhaiterais qu’il fût digne de la langue mère dont, après tout, il dérive plus ou moins ; on m’affirme que c’est plus expressif, et cependant que de choses admirables ont été dites dans le royal anglais ! Vous me répondrez qu’il ne peut être question ici de royauté. L’américain sera donc la musique de l’avenir. Pauvre cher avenir, comme vous serez expressif ! Mes petits-neveux, lors de mon arrivée, m’ont effrayée par leurs inflexions vocales pareilles à celles de crieurs des rues. Ma nièce a seize ans, d’excellentes manières ; elle est parfaitement élevée, mise à peindre ; elle babille du matin au soir,.. et ce n’est pas un joli bruit. Quel dommage ! Nos jeunes filles sont tout le contraire des Anglaises du même âge qui savent parler et ne savent pas causer ; ma nièce cause à ravir, mais parle fort mal. A propos de ces petites personnes, voilà un autre danger. La jeunesse nous dévore ; il n’y a place que pour elle en Amérique. Tout est fait en vue de la génération qui s’élève ; la vie est arrangée à son intention ; c’est la ruine de toute société. On admire nos enfans, on les considère, on s’incline devant eux ; ils sont toujours là et, en leur présence, tout le reste s’éclipse. Ils sont prodigieusement soignés au physique, nettoyés, brossés, condamnés à porter des vêtemens hygiéniques, à se présenter chaque semaine chez le dentiste, mais les petits garçons vous distribuent des coups de pied et les petites filles vous font la grimace. Un flot immense de productions littéraires à leur usage encourage ces procédés. En ma qualité de quinquagénaire, je proteste. Il est trop tard malheureusement, car plusieurs millions de petits pieds sont en train de trépigner sur la conversation et de la réduire à néant. L’âge mûr aura de plus en plus un rôle ingrat chez nous. Longfellow a écrit un petit poème délicieux, l’Heure des enfans ; il aurait dû l’intituler le Siècle des enfans. Et par enfans je n’entends pas seulement ceux qui sont à la mamelle, j’entends tout ce qui est au-dessous de vingt ans. L’importance sociale du jeune Américain grandit jusqu’à cet âge, puis elle s’arrête. Bien entendu, celle des jeunes filles est plus marquée que celle des garçons, mais celle des garçons n’en existe pas moins. On connaît ces petits messieurs, on les cite, ils ont une réputation et des prétentions. Quant aux demoiselles, je l’ai déjà dit, elles sont trop nombreuses. Vous supposerez peut-être que j’en suis jalouse, à mon âge et avec ma figure ? Je ne crois pas, parce que ma figure n’a jamais effrayé les gens et que, malgré mon âge, je trouve à qui parler. Les jeunes filles elles-mêmes ont du goût pour moi, et moi je les adore. Elles sont souvent charmantes, moins cependant que ne le disent les romans ; je n’ai pas vu de grandes beautés, mais le joli abonde. Règle générale, on appelle jolie personne une jolie figure ; la taille est rarement citée, quoique j’en connaisse de remarquables. Si le niveau de l’agrément physique est élevé, le niveau de la conversation l’est beaucoup moins ; ce malheur est inévitable dans un pays de jeunes filles. Il y a tant de choses dont elles ne peuvent parler ! Elles peuvent, en revanche, parler de beaucoup d’autres quand elles sont aussi instruites que la plupart le sont ici, et l’on devrait peut-être se contenter de cette mesure, mais c’est difficile quand on a été longtemps à un régime différent. Les pensées et leur expression sont infiniment plus châtiées qu’en Europe ; cela me frappe partout où je vais. Il y a certaines allusions qu’on ne fait jamais ; pas d’histoires légères, pas de propos risqués. Je ne sais au juste sur quoi roule l’entretien, car la provision de médisance est mince et d’une qualité médiocre. Cependant on ne paraît pas manquer de sujets. Les jeunes filles sont toujours là, elles gardent les portes de la conversation et ne laissent rien passer qui ne soit innocent. Vous vous rappelez ce que je pensais naguère du ton de vos dîners florentins et combien je vous étonnai en demandant pourquoi vous permettiez de pareilles licences. Vous me dites qu’elles étaient comme le cours même des saisons, qu’on ne pouvait les empêcher, que, pour changer le ton de votre table, il faudrait changer aussi les mœurs. En Amérique, les mœurs sont honnêtes aussi bien que les paroles, et la meilleure preuve que l’on en puisse donner, c’est la liberté dont jouissent les jeunes filles. Elles sont lâchées à travers le monde, et le monde en tire plus de bien qu’il n’en résulte de mat pour ces demoiselles. Dans votre monde à vous, cela ne réussirait pas : les pauvrettes y affronteraient toutes sortes d’horreurs. De ce côté de l’Océan, au contraire, elles restent merveilleusement naïves, si l’on tient compte de tout ce qu’elles osent, et la raison de ce miracle, c’est que la société les protège au lieu de leur tendre des nasses. Il n’y a pour ainsi dire point de galanterie, comme vous l’entendez ; les flirtations sont jeux d’enfans. Les hommes, très occupés, n’ont pas le temps de faire la cour. Si la classe oisive devient plus nombreuse, un changement surviendra peut-être, mais j’en doute, car nos Américaines me paraissent extrêmement réservées sur tous les points essentiels. Une grande franchise apparente les caractérise, mais elles redoutent comme la peste les complications. Nos hommes sont d’excellens garçons, meilleurs au fond que les femmes, que je soupçonne d’être un peu dures avec toutes leurs subtilités ; elles agissent moins bien envers les hommes que les hommes n’agissent envers elles. L’Américain, en général, est tout à sa profession, à ses affaires, à son commerce ; il y a très peu de gentlemen purs et simples. Ce rôle de gentleman doit être parfaitement tenu pour avoir du mérite, et je ne suppose pas que vous prétendiez que ce soit toujours le cas dans vos pays. Quand il est mauvais, moins on le rencontre, mieux cela vaut. C’est un peu le cas ici avec les jeunes filles. Vous voyez, je reviens à elles fatalement ! Quand le système d’éducation qu’on leur applique réussit, elles sont les plus aimables du monde ; s’il échoue, au contraire, le désastre est complet : cette méthode qui fait fleurir toutes les grâces des meilleures, empire fatalement les moins bonnes, achève de les pervertir. Il est rare, en un mot, que la jeune Américaine ait des qualités négatives. Quand elle n’est pas accomplie, son exemple est un terrible avertissement ; mais sur vingt cas, il y en a dix-neuf, — parmi les gens qui savent vivre s’entend, et je n’indique pas la proportion de ceux-ci, — où le résultat est heureux.

Nos filles ne sont pas timides ; pourquoi le seraient-elles ? Rien n’est de nature à les effrayer. Le système démocratique prive les gens de ces armes que chacun n’est pas admis à posséder également. Je ne connais personne de formidable ; on n’est ni mauvais, ni cruel. Nul n’est tenté de remettre son voisin à sa place, nul n’a de revanche à prendre ; chacun peut s’asseoir à son aise, sans en laisser un autre debout. La bonhomie naturelle et l’égalité sociale suppriment les triomphes insolens d’un côté et les griefs amers de l’autre. L’impertinence n’existe presque pas.

Vous direz que je décris une société bien monotone, où il n’y a ni grandes figures ni grands succès. Vous y êtes, ma chère, il n’y a pas de grandes figures. L’occasion d’en être une ferait faute à tout Européen et vous seriez bien attrapée, vous qui vous complaisez dans le spectacle des grandeurs. Si vous voulez m’en croire, ne revenez jamais ici, car les petites gens en somme vous manqueraient plus encore que les grands. Tout le monde est de taille moyenne. Les plus importans personnages semblent manquer de dignité. Ils sont très bourgeois ; ils font des plaisanteries inoffensives, des calembours à l’occasion ; ils sont trop bons enfans ; ils manquent de style ; les hommes du moins, car les femmes, agitées d’ailleurs et bavardes, en apportent une bonne dose dans leur coiffure ; mais elles n’en ont que là. Moi, je me console avec la bonhomie. On est ici plus démonstratif qu’en Angleterre, c’est un plaisir pour qui n’est personne, à proprement parler, de sentir monter sa valeur en rentrant dans ce pays. On vous accorde plus d’attention et on pense à vous davantage, on vous parle, on vous écoute… les hommes, dis-je, vous écoutent, car les femmes ont le défaut d’interrompre à chaque instant ; elles ont la repartie trop vive, j’imagine, trop de verve et d’idées… mais ce ne sont pas toujours des idées, il y a force exclamations vagues, force phrases sans suite… En somme, elles sont naturelles. J’ai rencontré bien peu d’affectation. Cela viendra probablement avec le progrès. Vous allez conclure de ce tableau, je le répète, que la société est insipide ! Pardon, laissez-moi bien vite ajouter que tout n’est pas également plat. Je ne vous ai parlé que des rapports mondains. Les boutiquiers, les employés du chemin de fer, les domestiques, les cochers de fiacre, tous ceux à qui vous achetez ou demandez quelque chose, mettent vos nerfs à rude épreuve. Avec ceux-là vous avez besoin d’appeler à votre aide les meilleures manières et d’en avoir pour deux. Si vous nous trouvez trop démocrates, goûtez un peu de ce côté de la vie américaine et vous saurez au juste à quoi vous en tenir ! Vous vous sentirez vivre dans la région même de l’inégalité ; le poids de cette inégalité pèsera lourdement sur vos épaules.

Et le prix de tout ? .. Ne m’en parlez pas… C’est à faire frémir !


IV.
De l’honorable Edward Antrobus, membre du parlement, à l’honorable Mrs Antrobus.


Boston, 17 octobre.

Ma chère Suzanne, je vous ai adressé une carte-poste, le 13, et un journal du cru hier matin ; en vérité, je n’ai pas le temps d’écrire. Je vous ai envoyé le journal, en partie, parce qu’il renfermait un compte-rendu, absolument incorrect d’ailleurs, de quelques observations que j’avais faites, concernant l’association des professeurs dans la Nouvelle-Angleterre, et en partie, parce que j’ai pensé que cela vous amuserait, vous et les enfans, de constater l’orthographe particulière qui finira peut-être par faire son chemin jusqu’en Angleterre et certaines bizarreries d’expression qui révèlent l’humour américain ; quelques-unes sont cherchées avec intention, d’autres sont involontaires et d’autant plus drôles par cela même.

Excusez-moi si ces quelques lignes sont presque illisibles ; je vous écris à la clarté d’une lampe de chemin de fer que le mouvement du train secoue avec un cliquetis incessant au-dessus de mon oreille gauche. Ayant tant de choses à voir, je dérobe avec peine un moment à ce spectacle vertigineux pour faire ce que je désire. Vous direz que ce moment-ci est étrangement choisi, par exemple, quand je vous aurai appris que je suis couché dans un sleeping-car. J’occupe le cadre supérieur (l’arrangement de ces wagons vous sera expliqué à mon retour), tandis qu’au-dessous de moi, — les cahots sont abominables, — repose une dame inconnue. Vous vous récriez… Que voulez-vous ? C’est l’usage du pays. On m’assure qu’une dame peut voyager de cette manière à travers tous les États-Unis sans se compromettre. Que cela tienne au voisinage si proche, derrière les mêmes rideaux, de cet être mystérieux d’un sexe différent du mien, ou aux secousses du train qui s’élance en avant avec des zigzags semblables à ceux de la queue d’un cerf-volant, il m’est impossible de dormir… Considérez ma situation : un ventilateur est ouvert au-dessus de ma tête, de sorte que le courant d’air très vif, mêlé à une pluie de cendres, pénètre par cet ingénieux orifice. Si la dame était à ma place… non, elle ne s’y serait pas mise ; je suis disposé à conclure de tout ce que j’ai déjà vu, qu’au cas où j’eusse été déjà installé à l’étage inférieur, elle m’aurait invité, sans cérémonie, à lui livrer mon lit et à monter plus haut ; les dames de ce pays-ci sont autorisées à tout exiger. Mais enfin, en supposant que mon incommode voisine fût à ma place et moi à la sienne, je distinguerais, grâce à un brillant clair de lune, un peu mieux ce que j’écris d’abord, et aussi la campagne, — une vaste étendue de pays assez inculte, autant que j’ai pu en juger avant de me coucher, tandis que la dame en question se mettait elle-même au lit, — la campagne. semée de petites maisons de bois blanc qui, sous les rayons de la lune, avaient l’air de boîtes en carton. Il m’a été impossible de découvrir précisément par qui étaient occupées ces modestes demeures ; elles sont trop petites pour appartenir à de riches propriétaires, et il n’y a pas de paysans ici. Tout le blé venant du Far-West, la Nouvelle-Angleterre ne possède guère de fermiers. Les renseignemens que l’on recueille en ce pays sont souvent contradictoires, mais je suis résolu à aller quand même au fond des choses. J’ai déjà pris note d’une quantité de faits qui portent sur les points les plus curieux pour moi : les écoles, l’éducation mutuelle des deux sexes, l’élévation des classes inférieures, leur participation à la vie politique. La vie politique, en réalité, se borne presque tout entière aux rangs inférieurs de la classe moyenne et aux rangs supérieurs de la basse classe. Dans quelques-unes des grandes villes, les gens du dernier ordre y prennent une part considérable, — phase intéressante à laquelle je donnerai plus d’attention. Il y a plaisir à voir le goût des affaires publiques pénétrer ainsi toutes les couches sociales. Seuls, les gens comme il faut sont indifférens ; ceci, en revanche, est un fait grave. On peut objecter qu’il n’existe ici ni aristocratie, ni haute bourgeoisie ; comment nommer cependant la catégorie de ces oisifs élégans qui méritent plus qu’en Angleterre le reproche de préférer leurs aises à la propagation des idées libérales ? Le nombre de ceux-ci augmente, et je ne suis pas sûr que l’accroissement du dilettantisme, joint à de grandes richesses magnifiquement prodiguées, soit un bien sans mélange de mal, même dans une société où la liberté de développement a produit de si beaux résultats. Le fait que ce corps ne soit pas représenté dans la classe gouvernante tient peut-être autant à la jalousie que lui vouent les travailleurs plus actifs qu’à sa propre légèreté. Telle est du moins l’impression que j’ai recueillie dans les états du Centre et dans la Nouvelle-Angleterre ; dans l’Ouest j’aurai sans doute lieu de la modifier.

La fatigue de franchir, comme je le fais habituellement, depuis mon arrivée, trois ou quatre cents milles d’un bond est naturellement assez pénible, mais tout le long du chemin je m’informe et j’apprends. Les conducteurs de trains avec lesquels je cause sont souvent des hommes d’un esprit original et même d’une certaine importance. L’un d’eux, il y a quelques jours, m’a donné une lettre d’introduction pour son beau-frère, qui est président d’une université de l’Ouest. N’ayez donc aucune crainte que je ne sois pas dans la meilleure société. Les arrangemens pour le voyage sont, comme vous l’aurez vu par ce que j’ai dit plus haut, extrêmement ingénieux, mais il faut avouer que quelques-uns sont plus ingénieux que commodes. Ceux par exemple qui concernent les bagages, la transmission des paquets, etc., ont besoin d’être expliqués ; je n’ai pas encore bien compris. D’autre part, on ne trouve ni véhicules, ni commissionnaires, et j’ai calculé que j’avais porté moi-même tous les nombreux accessoires dont je ne puis souffrir d’être séparé, sur un espace de soixante-dix à quatre-vingts milles. Parfois je me reproche de n’avoir pas emmené Plummeridge ; il m’aurait été utile en ces circonstances ; il aurait brossé mes habits, fait mes malles, préparé mon bain… il n’y a pas de tubs à cet effet dans les auberges, et le transport de cet ustensile présente souvent des difficultés presque insolubles… Je ne suis pas du tout certain par parenthèse que mon tub soit à cette heure dans le train avec moi, à bord ! c’est ici l’expression consacrée. Vous ne pouvez vous faire une idée de l’entassement et de la bousculade de toutes choses à bord d’un train de chemin de fer américain : figurez-vous un vaisseau pendant la tempête. Mais, allais-je dire, qui donc aurait servi à son tour mon fidèle serviteur ? Il lui faut à lui aussi son tub et tous ses petits engins de confort. Puis il y a des circonstances où on lui aurait mis son couvert à la même table que moi. Quel cruel embarras pour ce pauvre Plummeridge ! Non ! j’ai mieux fait décidément de le laisser chez nous sur le quai de l’embarcadère la main à son chapeau. Personne ici ne porte la main à son chapeau, et, quoique ce soit sans doute le signe d’un état social plus avancé, j’avoue que je reverrai avec plaisir mon vieux Plummeridge faire ce geste familier, — familier en ce sens que j’en ai la grande habitude. Vous jugez, d’après ce que je vous écris, que la démocratie n’est pas un vain mot en ce pays, et je pourrais vous donner beaucoup d’autres exemples de son règne universel. C’est, du reste, ce que nous venons ici examiner, et même, très souvent, admirer, quoique je ne réponde pas que nous puissions espérer l’établir en Angleterre dans un laps de temps déterminable ; il faudra que l’essence même des mœurs anglaises ait considérablement changée. — Excusez ce pâté désastreux ! Le mouvement du train et la situation précaire de la lampe tout près de mon nez auraient depuis longtemps découragé un épistolier moins résolu. — Ce qui m’étonne, c’est le sentiment aristocratique très marqué qui se dérobe sous cette simplicité républicaine. On prétend tout bas que la ville impériale, — tel est le nom donné à New-York, — serait mûre pour une monarchie, mais il ne faut pas prendre au sérieux des paroles en l’air. Le prétendant qui viendrait recueillir cette couronne chimérique s’exposerait, je gage, à une défaite pire que Culloden.

Revenons au système d’éducation, qui a, comme je vous le disais, absorbé une bonne partie de mon temps, car je n’ai pas visité moins de cent quarante-trois écoles et collèges. Le nombre des gens instruits est extraordinaire ; cependant la mauvaise habitude d’un certain argot permettrait d’en douter. Hier, j’ai entendu à la haute école de Pognanuc cinquante-sept filles et garçons réciter en chœur une ode au drapeau américain, après quoi, j’ai assisté à un lunch de dames où figuraient plus de quatre-vingts convives du sexe. Il y avait un seul individu en pantalon ; ses pantalons, par parenthèse, quoiqu’il en ait apporté une douzaine, commencent à montrer la corde. Les hommes ne participent jamais aux repas où sont discutées entre femmes des questions religieuses, politiques et sociales. Ces agapes immenses de femmes me paraissent être un des traits frappans de la vie américaine et indiquent vraiment que les hommes ne sont pas aussi indispensables qu’ils veulent bien le prétendre. On a fait exception pour moi, en ma qualité d’Anglais et de voyageur, pour me montrer quelques femmes supérieures, m’a-t-on dit. J’ai vu en effet bien des fronts intelligens. Ces étranges collations s’organisent selon les âges. Mon zèle d’étranger curieux m’a aussi valu d’assister à des repas de jeunes filles, d’où sont exclues rigoureusement les femmes mariées et où les invitées m’ont paru être non moins intelligentes. — Pardon, si je ne vous en dis pas davantage, mais j’écris dans une fausse position ; ces crampes deviennent insupportables. — Les enfans, pourvus en Amérique de privilèges démesurés, ont aussi l’esprit très vif et très ouvert. J’ai causé avec beaucoup de professeurs, principalement des dames, qui ont souvent une classe nombreuse de jeunes gens sous leur direction. L’une d’elles entre autres, âgée de vingt-trois ans, qui occupe la chaire de philosophie morale et de belles-lettres dans un collège de l’Ouest, m’a avoué avec une franchise parfaite qu’elle était adorée des étudians attentifs à son cours. Cette aimable personne, modeste et jolie, est la fille de quelque petit marchand des états du Sud-Ouest, et a fait ses études à Amanda-College (dans le Missouri), où les écoliers des deux sexes sont élevés ensemble. Comme elle désire connaître la vie à la campagne en Angleterre, je l’ai engagée, quand elle visiterait l’Europe, à venir passer quelques jours chez nous. Elle ne ressemble guère à nos filles, mais les garçons s’entendront très bien avec elle et de toutes façons elle vous intéressera.

Je suis ravi de ma visite à Philadelphie, où j’ai vu des milliers de maisonnettes rouges occupées par des artisans aussi aisés qu’instruits, et alignées, — les maisons, — selon le système rectangulaire. Ces petites gens-là ont des fourneaux perfectionnés, des pianos de bois de rose, le gaz, l’eau chaude, un mobilier de bon goût et les essayists anglais dans leur bibliothèque. Un tramway parcourt chaque rue. Tout est scientifiquement marqué de lettres et de numéros. On ne perd le temps à rien chercher. L’esprit va droit au but sans l’ombre d’une distraction ; c’est idéal.

V.
Louis Leverett (Boston) à Harvard Tremont (Paris).


Novembre.

Tout est changé pour nous deux, mon ami ; tandis que vous arrivez là-bas, je retombe ici, moi, consumé par l’amour du lointain rivage. Cela ne va pas du tout, Harvard ! J’ai vécu si longtemps à l’étranger que ma place s’est effacée de ce petit monde bostonien ; les flots monotones de l’existence locale se sont refermés sur elle ; je ne la retrouve plus ; je suis un étranger dans ce pays, où il m’est difficile d’admettre que je sois né,… un pays, dur et froid, et sans expression pour ainsi dire. Je pense à votre Paris, si expressif, lui, aux soirs de printemps sur le boulevard Saint-Michel, à l’éclat de la grande ville, au murmure puissant de cette civilisation si mûre, à laquelle rien ne manque plus, au peuple de Paris, le plus intéressant qui existe. J’ai dans ma poche un petit volume, édition exquise, véritable elzévir moderne, d’où jaillit, sous une forme lyrique achevée, un cri du cœur de la jeune France. Ici la forme manque partout. Je ne sais ce que je vais devenir. Il me semble n’avoir plus ni coussins douillets ni rideaux moelleux autour de moi pour m’accoter et adoucir le jour ; je me sens nu sous un réflecteur immense. La lumière la plus impitoyable se répand de tous côtés sur toutes choses et mes yeux en sont blessés. Je n’ai pu reprendre mon appartement ; il est occupé par un médecin magnétiseur. Je dois me contenter de l’hôtel ; c’est affreux, rien de personnel, rien qui satisfasse vos préférences, vos habitudes. Personne pour vous recevoir à l’arrivée ; il faut jouer des coudes à travers la foule : un comptoir se présente, portant un livre où vous inscrivez votre nom et que tout le monde vient feuilleter à sa guise. Derrière le comptoir, un homme vous regarde dans le blanc des yeux ; il a l’air de dire : « Que diable voulez-vous ? » Puis, après ce regard, il ne vous accorde plus la moindre attention. Il vous jette une clé, appuie sur le timbre. Un sauvage irlandais paraît : « Emmenez-le, » semble-t-il dire à l’Irlandais ; mais tout cela s’accomplit en silence. Vous avez beau demander : « Qu’allez-vous faire de moi, s’il vous plaît ? » — Attendez, vous verrez bien, répond le lugubre silence. Autour de vous la foule est grande, mais grande aussi est la tranquillité. De temps à autre, vous entendez quelqu’un cracher. Des milliers de gens se pressent dans cet horrible édifice ; ils se repaissent ensemble dans une grande salle aux murs blancs, éclairée par des centaines de becs de gaz et chauffée outre mesure. Cette lumière, cette chaleur furieuse semblent donner à toutes choses un relief, une netteté abominables ; pas de mystères dans les coins, pas d’ombre favorable aux visages. Vos voisins ont l’air hagard et sévère ; on dirait que les passions, les goûts, les sens leur font défaut. Ils mangent en silence sous l’impitoyable réflecteur ; de temps à autre, un cri d’enfant éclate impérieux. Les domestiques sont noirs et désagréablement familiers. Ils n’ont aucune politesse ; s’ils vous adressent la parole, en revanche, ils ne vous répondent jamais. Ils se plantent près de votre coude, vous sentez leur présence tout en dînant ; ils vous observent comme si vous étiez une bête curieuse, ils vous inondent d’eau glacée, et ne vous donnent pas autre chose ; si vous lisez le journal, ils se penchent sur votre épaule et le parcourent avec vous. Alors je le plie et le leur présente ; ces misérables feuilles sont vraiment dans le goût africain. Figurez-vous maintenant de longs corridors défendus par des courans d’air brûlant ; au milieu glisse, comme un fantôme, quelque petite fille pâle sur des patins de salon. « Place ! » vous crie-t-elle. Elle a des rubans dans les cheveux, une robe tout en ruches et en falbalas ; elle fait ainsi le tour de cet immense hôtel. Je songe naturellement à Ariel, qui mit en quarante minutes une ceinture à la terre, et je me demande ce qu’il put bien dire en passant.

Un garçon, noir comme de la suie, me pousse un plateau dans les reins. Ce plateau est chargé de grandes carafes ; je reconnais l’inévitable liquide. Nous mourons d’eau glacée, de calorifères et de gaz. Je pense à ces choses, assis dans ma chambre, — une vraie chambre de torture : murs blancs, imitations de bronze, table à écrire recouverte en marbre. La clarté aveuglante du gaz me poursuit partout où je n’en ai que faire ; je voulais lire dans mon lit, impossible ; mon visage, mes draps, le mur sont éclairés de lueurs intermittentes, mais les pages même du livre restent dans l’ombre. Je me lève, j’éteins ; ma chambre n’en est que plus claire. A travers les ouvertures vitrées qui surmontent mes portes, la lumière entre à flots du corridor, des chambres voisines, que sais-je ? elle inonde mon lit, où je me tourne et retourne en désespéré ; elle se glisse sous mes paupières closes. Je m’élance, j’appelle au secours ; il n’y a pas de sonnette, rien qu’un étrange orifice dans le mur qui transmet l’appel du voyageur en détresse. Je confie à ce trou des sons incohérens ; d’autres sons plus incohérens me reviennent sur un ton d’interrogation sévère. Cette voix creuse, impersonnelle veut savoir ce dont j’ai besoin. Cruel embarras ! J’ai besoin de tout et pourtant je n’ai besoin de rien, de rien de ce que cette arrogante impersonnalité peut me donner. Je veux mon petit coin de Paris, le vieux monde et ses trésors, je veux sortir d’ici… Mais comment confier tout cela à un conduit mécanique ? Des rires moqueurs remontent de l’office. Et je me ruine dans cette maison maudite, où je ne suis pas servi ! Que faire ? Je me recouche accablé, tandis que l’orifice dans la muraille émet de longs murmures ; il paraît mécontent, indigné ; il gourmande mes idées vagues,.. vagues sauf sur un point. J’abhorre leurs affreux arrangemens.

Vous voulez savoir si je vois mes amis ? Je n’en ai guère et je ne m’entends plus avec eux. Nous avons cessé d’être en rapport. Ces gens-là sont excellens, sérieux, tout à leur besogne, mais le type n’en est pas varié. Tout le monde est M. Jones ou M. Brown, et tout le monde a bien l’air d’être M. Brown ou M. Jones ; ils sont amaigris, délayés dans le grand bain tiède de la démocratie. Leur identité n’est pas complète, ils manquent de modelé. Non, ils ne sont pas beaux, mon pauvre Harvard, disons-le tout bas, ils ne sont pas beaux. Aussi beaux, répondrez-vous, que les Français. Je ne suis pas de votre avis. Les Français les moins favorisés ont l’originalité de leur agrément, de leur laideur, de leurs ridicules ; ici on n’est même pas laid, on est insignifiant. La plupart des jeunes filles sont jolies, mais n’être que jolie, c’est encore à mon avis être insignifiante. Cependant j’ai causé avec quelqu’un, j’ai rencontré une vraie femme. C’était sur le bateau, puis nous nous sommes revus à New-York ; .. un type particulier, une personnalité réelle, beaucoup de modelé, celle-là, et le charme de l’énigme. Mais elle n’était pas à proprement parler de ce pays, un composé plutôt de qualités étrangères. Enfin elle cherchait ici quelque chose… comme moi. Nous nous trouvâmes, et un instant cela nous suffit. Je l’ai perdue maintenant, je m’en afflige parce qu’elle aimait à m’écouter. Elle a passé… Je ne la reverrai plus… Elle m’écoutait si volontiers… Elle comprenait presque…


VI.
M. Gustave Lejaune, de l’Académie française, à M. A. Bouche, Paris.


Washington, 5 novembre.

Je vous envoie pêle-mêle mes petites notes ; tenez compte, je vous prie, de la précipitation, des plumes d’auberge et de la mauvaise humeur. Partout une même impression : la platitude de cette démocratie sans contrepoids, encore aggravée par la platitude de l’esprit commercial. Tout est sur une immense échelle et illustré par des millions d’exemples. Mon beau-frère est toujours occupé, il a des rendez-vous, des inspections, des entrevues, des discussions. Il paraît que les Américains sont très forts lorsqu’il s’agit d’argumens ; ils vous attendent au coin d’une route, puis, tout à coup, déchargent leur revolver. Si vous tombez, ils vident vos poches. La seule chance que vous ayez est de tirer d’abord. Avec cela nulle aménité, point de manières, aucun soin des préliminaires et de l’apparence. J’erre de côtés et d’autres, tandis que mon beau-frère est à ses affaires ; je flâne dans les rues, je plonge dans les boutiques, je regarde passer les femmes. C’est un pays facile à voir ; la civilisation est à fleur de peau, vous n’avez pas à creuser. La bourgeoisie positive et pratique qui se coudoie autour de vous est toujours affairée ; elle vit dans la rue, à l’hôtel, dans le train, on se sent toujours pris au milieu d’une foule. Soixante-quinze personnes envahissent le tramway, s’asseyent sur vos genoux, vous marchent sur les pieds ; quand ils veulent passer, ils vous poussent simplement. Tout cela se fait en silence ; ils savent que le silence est d’or et ils ont le culte de l’or. Quand le conducteur veut avoir le prix de votre place, il vous pousse, lui aussi, très sérieusement, sans parler. Quant aux types, — il n’y en a qu’un : tous les autres sont une variation de celui-là… le commis voyageur moins la gaîté. Les femmes sont souvent ravissantes ; vous rencontrez les jeunes filles dans les rues, dans les trains, partout en quête d’un mari. Elles vous regardent franchement, froidement, judicieusement pour voir si vous pouvez leur convenir, mais elles n’admettent rien de ce que vous supposeriez,.. du moins on me l’affirme ; elles ne veulent que le mari. Un Français pourrait s’y tromper ; il doit s’assurer du fait, et je m’en assure toujours. Elles commencent à quinze ans ; leur mère les envoie se promener, et la promenade dure toute la journée, sauf l’intervalle du dîner et d’une halte chez le pâtissier. Quelquefois cela continue dix années de suite ; ensuite si elles n’ont pas rencontré le mari, elles y renoncent et font place à leurs cadettes, le nombre des femmes étant énorme. Pas de salons, pas de société, pas de conversations. Les gens ne reçoivent point chez eux ; voilà pourquoi ces demoiselles ont à chercher le mari où elles peuvent. Il n’y a aucune honte à ne pas le trouver ; on va et vient tout de même, poussée par la force de l’habitude, par l’amour du mouvement, sans espoir, sans regrets, sans imagination, sans aucune sensibilité, sans rêverie couvert. Nous avons fait plusieurs voyages, aucun de moins de trois cents milles. D’énormes trains, d’énormes wagons avec lits et lavabos, et des nègres qui vous brossent à coups redoublés comme si vous étiez un cheval. Une activité vertigineuse, un perpétuel fracas, une foule compacte de gens qui ont l’air harassé, parmi eux un gamin qui vous lance des brochures et des bonbons… voilà un voyage américain. Les fenêtres des wagons sont énormes comme tout le reste, mais à quoi servent-elles ? Il n’y a rien à voir ! La campagne est vide, sans caractère, sans détails ; aucun objet ne vous révèle que vous êtes dans un lieu plutôt que dans un autre. De fait, vous êtes partout ; le train fait cent milles à l’heure. Toutes les villes se ressemblent ; de petites maisons qui ont dix pieds de haut ou de grandes qui en sont deux cents, des poteaux télégraphiques, des enseignes gigantesques, des trous dans le pavé, des océans de boue, des commis voyageurs, des demoiselles à la chasse du mari. D’autre part, ni mendians ni cocottes. Une médiocrité colossale, sauf, au dire de mon beau-frère, en ce qui concerne les machines, qui sont admirables. Naturellement aucune architecture : leurs maisons sont faites de bois et de fer ; point d’art, point de littérature, point de théâtre. J’ai ouvert quelques-uns des livres, mais ils ne se laissent pas lire ! Aucune forme, aucun fond, ni style, ni idées générales ; on dirait que tout est écrit à l’intention des enfans et des jeunes personnes. Ceux dont on fait le plus d’éloges sont les livres facétieux ; ceux-là se vendent par milliers d’éditions. J’ai parcouru les plus vantés, mais on fait bien de nous avertir qu’ils sont amusans : figurez-vous des plaisanteries de croquemort !

Ils ont un romancier avec des prétentions à la littérature, qui traite de la chasse aux maris et des aventures de riches Américains dans notre vieille Europe corrompue, où leur candeur toute primitive fait honte aux Européens[2] ; c’est proprement écrit, mais si pâle ! Ce qui n’est point pâle, ce sont les journaux, énormes comme tout le reste (cinquante colonnes d’annonces), et pleins de commérages sur le continent… Quel ton, grand Dieu ! Les personnalités, les récriminations s’y entre-croisent comme autant de coups de revolver. Des en-tête de six pouces de haut, des télégrammes d’Europe sur Sarah Bernhardt, de petits paragraphes sur rien du tout, le menu du dîner du voisin, des articles à pouffer de rire touchant la situation européenne, tout le tripotage de la politique locale. Le reportage est incroyable ; je suis pourchassé par les charlatans qui en font métier. Les malheurs conjugaux de M. et Mme X… (ils donnent le nom tout au long) sont racontés dans leurs moindres détails, non pas en cinq ou six lignes, discrètement gazés et entremêlés d’insinuations, comme chez nous, mais avec les faits vrais ou faux, les lettres, les dates, le lieu et l’heure. J’ouvre un journal à l’aventure et je trouve au beau milieu, à propos de rien, ce renseignement : « Miss Suzanne Green a le plus long nez de New-York. » Miss Green (je me renseigne) est un auteur célèbre. Et les Américains ont la réputation de gâter leurs femmes ! Ils les gâtent donc à coups de poing. Nous avons vu peu d’intérieurs (personne ne parle français), mais si les journaux donnent une juste idée des mœurs domestiques, celles-ci doivent être curieuses.

Comme le passeport est aboli, on a dans ces feuilles étranges imprimé mon signalement,.. peut-être au profit des demoiselles qui cherchent un mari.

Nous sommes allés au théâtre. La pièce était française, il n’y en a pas d’autres, mais le jeu des acteurs n’était que trop américain. Nous sommes partis au milieu de la représentation. Le manque de goût est vraiment inouï. Un Anglais que j’ai rencontré m’a dit que le langage se corrompait tous les jours ; l’Anglais lui-même cesse de comprendre ; cela me console… je ne suis pas le seul. Que dire de Washington, où nous sommes arrivés ce matin ? Mon beau-frère veut voir le bureau des brevets ; au débotté, il a couru retrouver ses machines pendant que je me promenais dans les rues et visitais le Capitole. La machine humaine est ce qui m’intéresse le plus ; je ne me soucie même pas de la politique en fait de machine (c’est ici le nom qu’on lui donne). Et la machine en question fonctionne très rudement,.. un de ces jours elle éclatera. Il est vrai que vous ne soupçonneriez jamais ces gens-là d’avoir un gouvernement ; Washington en figure le siège principal, mais, sauf trois ou quatre monumens, affreux pour la plupart, on dirait un établissement de nègres. La représentation de l’état manque complètement. Les rues énormes, comme toujours, sont bordées de petites maisons rouges qui dépassent à peine le tramway. Il faut voir pour l’apprécier le Capitole, un vaste édifice, du classique le plus faux, en marbre blanc, fer et stuc, qui a, du reste, assez grand air. La déesse de la liberté se prélasse au-dessus, couverte d’une peau d’ours ; leur liberté, en effet, est bien une liberté de bêtes sauvages. Vous entrez dans le Capitole comme dans une gare de chemin de fer. Pas de fonctionnaires, pas de concierges, pas d’officiers de garde, pas d’uniformes, aucun signe d’autorité, rien qu’une foule d’individus mal mis, circulant à travers un labyrinthe de crachoirs. Nous sommes trop gouvernés peut-être en France, mais au moins nous avons une certaine représentation de la conscience et de la dignité nationales. Ici toute dignité est absente et on me dit que la conscience est un gouffre sans fond. L’état, c’est moi ! vaut encore mieux que le crachoir. Cet ustensile est architectural, monumental en Amérique ; que dis-je ? c’est le seul monument ! En somme, le pays est intéressant, maintenant que nous avons, nous aussi, une république. C’est la plus vaste illustration de la chose, c’est aussi le plus formidable avertissement. Voilà donc le dernier mot de la démocratie : platitude ! — L’Amérique est très vaste, très riche et parfaitement laide. Un Français n’y pourrait vivre, car la vie, en la prenant au pire, permet toujours chez nous une sorte d’appréciation. Ici, au contraire, il n’y a rien à apprécier. Quant aux gens, ce sont des Anglais moins les conventions. Jugez de ce qui reste ! Les femmes pourtant sont quelquefois bien tournées. Il y en avait une à Philadelphie. J’ai fait connaissance avec elle, par accident… Elle ne cherchait pas le mari, elle en avait déjà un… C’était à l’hôtel… Je crois que le mari ne compte pas. Mais un Français, je le répète, peut se tromper et doit s’assurer d’abord qu’il a raison. Aussi je m’assure toujours !


VII.
Marcellus Cocherel (Washington) à Mrs Cooler, née Cockerel, (Oakland, Californie).


25 octobre.

J’aurais dû vous écrire depuis longtemps, ma chère sœur, car il y a quatre mois que votre dernière lettre m’est parvenue. J’ai passé la première moitié de ces quatre mois en Europe, l’autre moitié sur le sol natal. Concluez de cela que j’ai été d’abord trop triste, puis trop heureux pour écrire. Vous aurez appris par les journaux que j’étais revenu le 1er septembre. Délicieux pays où l’on voit tout dans les journaux, délicieux journaux si vastes, si familiers, si complaisans qui n’ont d’autre prétention que de donner des nouvelles ! Je crois que la différence dans ce qu’on appelle le ton de la presse n’a pas médiocrement contribué à la satisfaction que j’éprouve de rentrer chez moi. En Europe, c’est lamentable : la science infaillible, la solennité, la fausse honorabilité, la verbosité, les discussions interminables sur des sujets surannés ! .. Ici, au contraire, les journaux sont comme les trains de chemin de fer qui portent tout ce qui arrive droit à la station et ne professent que le culte de la ponctualité. En votre qualité de femme pourtant, vous les détestez sans doute ; vous les trouvez vulgaires, voilà le grand mot lâché ! Apprenez, chère amie, que le mot de vulgarité a cessé d’être pour moi épouvantable. La vulgarité, — oh ! je sais que vous ne serez pas de mon avis, il y a des conceptions auxquelles l’esprit des femmes est incapable de s’élever, — la vulgarité est une accusation superficielle et stupide ; mieux que tout le reste, ce qui est vulgaire vous épargne la peine de penser, immanquable condition de succès. Durant ces trois dernières années passées tout entières en Europe, je suis devenu moi-même terriblement vulgaire. Voilà le service que m’ont rendu les voyages. Quand je dis en Europe, je veux dire à l’étranger, car là-dessus, j’ai consacré plusieurs mois au Japon, à l’Inde et à l’Orient en général. Vous rappelez-vous nos adieux, la veille de mon embarquement pour Yokohama ? Vous me prédisiez que je prendrais goût à la vie étrangère, de telle façon que l’Amérique ne me reverrait plus et que vous seriez forcée, si nous voulions nous rejoindre, de me donner rendez-vous à Paris ou à Rome. Vous m’en aviez même donné un d’avance auquel vous avez manqué. Jamais plus, je n’en accepterai de personne pour aucune de ces deux villes. Votre lettre pourtant m’est parvenue à Paris ; je lui dois la seule bonne journée qu’il m’ait été donné d’y passer. Paris me paraît détestable par-dessus tout. C’est le pays de la blague. La vie qu’on y mène est pleine d’un faux confort pire que l’absence totale de recherche ; les gens petits, grassouillets, irritables m’étaient antipathiques. J’avais fait ces réflexions plus amèrement encore que de coutume quand, après une ennuyeuse soirée passée dehors au commencement de l’été, j’ai reçu votre écriture des mains de mon serpent de portière. Elle arrivait à point. Jamais je ne m’étais senti d’aussi méchante humeur. On m’avait servi le plus alambiqué des dîners dans le plus étouffé des restaurant ; j’étais allé de là dans un théâtre non moins chaud ; en guise d’amusement, j’avais assisté à une pièce où des flots de sang répandus étaient les moindres horreurs. Les théâtres là-bas sont insupportables ; sans parler de l’atmosphère pestilentielle, on a les coudes de ses voisins dans le flanc et toute la salle passe sur votre corps de demi-heure en demi-heure, sous prétexte d’entr’acte. Allez ! j’ai connu de bien mauvais momens en Europe ! Échappant à un dialogue tout artificiel que je croyais avoir entendu cent fois, à la laideur du public, à la fausse politesse doublée de rapacité d’une ignoble ouvreuse, j’étais allé m’asseoir pour attendre dix heures devant un café, où l’on m’avait servi, sous le nom de bière, je ne sais quel breuvage aqueux. Par cette nuit d’été, sur ce boulevard réputé si brillant, la vie était plus dégoûtante encore que le spectacle que je venais de quitter ; le récit de tout ce que je vis n’est pas fait pour vos oreilles. En outre, j’étais las de cette éternelle grimace de plaisir, de la monotonie lamentable de cet article de Paris qui prétend être si varié ; en regardant les passans, les boutiques, il me semblait voir défiler une procession de mannequins devant des amas de saletés. Soudain l’idée me frappa que j’étais censé m’amuser, — mon visage devait être long d’une aune, — et que probablement, au moment même, vous disiez à votre mari : Quel voyage merveilleux il doit faire ! — Cette pensée fut la première qui, après un mois de sombres réflexions, m’égaya ; je me levai et regagnai mon gîte. Chemin faisant, je me disais : — Je visite l’Europe ; après tout, il faut avoir visité L’Europe — C’était convaincu de cette nécessité que j’avais, entrepris une expédition qui est terminée depuis six semaines, et depuis six semaines je suis heureux ! Je me suis acquitté de la corvée, consciencieusement résolu à tout avaler, une bonne fois. Désormais l’Amérique me possédera jusqu’à la fin de mes jours.

Ce long retard que vous excuserez me procure aujourd’hui l’avantage de pouvoir vous communiquer mes impressions, non pas mes impressions sur l’Europe, — vous trouverez des impressions sur l’Europe partout et fort aisément, — mais sur le pays, natal tel qu’il apparaît à l’exilé réinstallé dans ses foyers. Probablement vous les jugerez bizarres, mais gardez ma lettre et dans vingt ans, elles vous feront l’effet de lieux-communs. J’étais, vous le savez, fermement résolu à parcourir le monde, je me disais que chacun devait voir par ses propres yeux, que j’aurais ensuite l’éternité pour me reposer. J’ai donc voyagé avec énergie, j’ai pénétré partout, je me suis procuré force lettres de recommandations, j’ai fait nombre de connaissances. Le résultat de tout cela, c’est que je me suis débarrassé d’une superstition. Nous en avons tant qu’une de moins, surtout quand c’est la plus grosse, est un soulagement réel. Cette superstition, — vous l’avez comme les autres, cela va sans dire, — est que nous ne pouvons être sauvés, que par l’Europe. Eh bien ! notre salut au contraire est ici, et le salut de l’Europe par-dessus le marché, en admettant qu’on puisse la sauver, ce dont je doute. Naturellement vous vous moquerez de ma façon de brandir le drapeau national, vous m’appellerez fanfaron de liberté, vantard, mais je suis dans cette disposition bienheureuse qui fait que nous nous soucions peu des noms qu’on nous donne. Je n’ai pas de mission, je ne tiens pas à prêcher, je suis simplement arrivé à un état d’esprit qui me satisfait ; j’ai secoué la vieille Europe de mes épaules, je respire enfin ! Oh ! si les Américains en masse pouvaient crier en chœur une bonne fois : « Le diable emporte l’Europe ! » comme nos propres affaires s’en trouveraient mieux ! Nous n’avons qu’à vivre notre propre vie sans nous occuper du reste. Vous me demanderez ce que je préfère ici et je vous réponds : — Tout. — Désagrémens pour désagrémens, j’aime mieux les nôtres. Longtemps je me suis laissé taquiner, assommer à l’étranger, avec la volonté de trouver tout charmant ; à la fin pourtant, j’ai réfléchi que ce n’était pas là une obligation et que je pouvais bien convenir avec moi-même que ces choses dont on me rebattait sans cesse les oreilles n’avaient pas la moindre importance : je veux dire les sujets internationaux ennuyeux, la misérable politique, les stupides coutumes sociales, le paysage proportionné à la taille de babies.

L’immensité du monde américain au contraire, nos progrès qui se manifestent sur une si grande échelle, qui marchent à si grands pas, le bon sens et la bonne humeur des gens me consolent sans peine de l’absence de cathédrales et de tableaux du Titien. Je n’entends plus, Dieu merci ! parler de Bismarck et de Gambetta, de l’empereur Guillaume et du tsar, de lord Beaconsfield et du prince de Galles ! Ce Mama-Jumbo[3] de Bismarck surtout avec ses secrets, ses surprises, ses intentions mystérieuses, ses oracles, m’exaspérait. Ils méprisent notre politique de partis, mais qu’est-ce donc que leurs jalousies et leurs rivalités européennes, leurs armemens et leurs guerres, leur rapacité, leurs mensonges réciproques, sinon l’intensité de l’esprit de parti ? L’intérêt du genre humain n’a rien de commun avec cela. Leurs grosses armées pompeuses, sottement alignées, leurs galons d’or, leurs salamalecs, leur hiérarchie sempiternelle, me font l’effet de jeux d’enfans. Ici le sentiment de l’humour et de la réalité nous permet d’en rire. Oui, nous sommes plus près de la réalité, nous sommes plus près de ce qu’il leur faudra tous finir par accepter. Les grandes questions de l’avenir sont des questions sociales que les Bismarck et les Beaconsfield ont peur de voir se régler. Le spectacle d’une rangée de potentats dédaigneux qui considèrent les peuples comme leur propriété personnelle et qui agitent leurs plumets ou leurs sabres pour s’intimider les uns les autres nous paraît grotesque et abominable à la fois. Rentré ici, on voit bien qu’un courant irrésistible pousse le monde vers la démocratie et que notre pays est la plus vaste scène où puisse s’engager le drame. Alors les petits thèmes européens à la mode font l’effet de questions de clocher. En Angleterre, où l’on discute le bill sur les lièvres et sur les lapins, l’extension des franchises locales, le droit d’épouser sa belle-sœur, l’abolition de la chambre des lords, on nous traite de provinciaux ! C’est dur, je vous l’affirme, de les écouter débattre l’utilité d’une religion d’état sans leur crier que les civilisations vermoulues sont seules capables de s’arrêter à pareilles sornettes. La clarté de l’atmosphère sociale a chez nous un charme incomparable. Tout s’y arrange vite et simplement, point d’esprit de routine, point de gens à cocardes et à grands sabres qui règlent vos moindres mouvemens. L’Américain n’est jamais pris au dépourvu ; il aurait honte de ne pas savoir faire tout ce que fait son voisin ; cette capacité générale jointe à une spontanéité générale aussi, le sentiment de la liberté un au goût et à la volonté d’apprendre, n’est-ce pas l’essence même de la plus haute civilisation ?

Si vous saviez comme je me suis senti à l’aise dans un train de chemin de fer où je pouvais circuler, étendre mes jambes, jouir d’un siège et d’une fenêtre à moi tout seul, trouver une table et des chaises, me procurer à boire et à manger ! L’un de mes supplices, dans ces vilaines petites boîtes européennes, était d’être dévisagé des heures de suite par un vis-à-vis inconnu. Parlez-moi de la façon large, libre et facile dont s’accomplissent ici toutes choses ! A Londres, le garçon d’hôtel me priait chaque samedi de commander mon dîner du dimanche, et quand je lui demandais une feuille de papier, il la marquait sur la note. Cette ladrerie, cet appel incessant à la pièce de dix sous m’exaspérait.

Sans doute, j’ai vu dans le nombre beaucoup de gens aimables, mais je trouve l’imagination de mes compatriotes plus vive et plus souple ; d’ailleurs ils ont l’avantage d’un plus vaste horizon, qui n’est pas borné au nord par l’aristocratie britannique, au sud par le scrutin de liste. Pardon si je mêle un peu les pays, mais ils ne méritent pas qu’on les sépare. L’absence de petites misères conventionnelles, de petits jugemens tout faits est rafraîchissante. Nous analysons mieux les choses, nous avons plus de discernement, nous sommes plus familiers avec la réalité. Quant aux manières, il y en a de mauvaises partout, mais les plus mauvaises sont, à mon avis, celles de l’aristocratie qui se pique d’être polie dans son cercle pour avoir le droit d’être insolente en dehors de lui. La vue de ces millionnaires, dont les richesses-augmentent par l’effet du travail, m’impose beaucoup plus que toutes les armoiries et toutes les décorations du vieux monde, et il y a un certain type puissant d’Américain pratique (il existe dans l’Ouest surtout), très tranquillement pénétré de cette vérité que l’avenir est dans ses mains, un type incomparable, plus intéressant que tous ceux que j’ai rencontrés ailleurs.

Sans doute, vous allez encore me jeter à la tête vos cathédrales et vos Titiens, mais ce qui m’aide à m’en passer, c’est que nous n’avons en revanche ni autant de misère ni autant de vice que là-bas. Nous ne connaissons pas cette classe où la femme est régulièrement battue, nous ne connaissons pas le paysan stupide qui travaille comme une bête de somme sur les terres de la noblesse ; ici les gens ont le sentiment de ce qu’ils valent, ils agissent, ils inventent, ils répondent d’eux-mêmes, ils ne sont jamais, dans les affaires sociales, liés par l’autorité, les précédens. Nous aurons tous les Titiens du droit de notre argent un jour ou l’autre et je ne serais pas étonné que nous fissions même passer la mer à quelques cathédrales. Oh ! je vous entends ! Je suis un Yankee rugissant ! Répétez-le cent fois, tandis que je déclare mon goût pour Washington, où l’on ne se sent pas gouverné, quoique ce soit le siège du gouvernement. Le jour de mon arrivée, je suis allé au Capitole, eh bien ! vous ne vous figurez pas combien de temps il m’a fallu pour me persuader, rompu comme je l’étais à la tyrannie, que j’avais le droit d’y entrer, aussi bien qu’un autre, que ce monument magnifique (car il est magnifique, ne vous en déplaise), m’appartenait comme à tout le monde. Les portes étaient grandes ouvertes ; j’entrai partout sans rencontrer seulement un policeman. On cherche en vain les uniformes, la livrée est bannie de notre république. Cela étonne d’abord, cela manque, ne fût-ce qu’au point de vue pittoresque ; on s’imagine que la machine est arrêtée ; point du tout ; seulement elle travaille sans feu ni fumée. Au bout de trois jours, le fait qu’il n’y a ici que de simples habits noirs, sans rien qui révèle le soldat ou l’espion, commence à nous impressionner à la façon d’une chose majestueuse et symbolique. La plus grande revue à laquelle j’aie assisté en Allemagne a produit moins d’effet sur moi. Soit, je suis un Yankee rugissant, mais il faut prendre un pinceau vigoureux pour peindre un modèle de cette taille. L’avenir est ici, cela va sans dire, et ce n’est pas seulement l’avenir que nous possédons, c’est encore le présent. Vous vous plaindrez que je ne vous donne pas de mes nouvelles personnelles, mais je suis plus modeste sur mon propre compte que sur celui de mon pays. J’ai passé un mois à New-York, et tandis que j’y étais, j’ai vu presque tous les jours une jeune fille assez intéressante qui avait fait la traversée avec moi sur le bateau. Un instant, j’ai songé à l’épouser… Non,.. elle avait été gâtée par l’Europe !


VIII.
Miss Aurora Church [New-York) à miss Whiteside [Paris).


9 janvier.

Je vous ai fait part en arrivant de mes conventions avec maman : elle me laissait toute liberté pour trois mois et si, après ce laps de temps, Je n’en avais pas fait bon usage, il était entendu que je la remettais entre ses mains. Eh bien ! les trois mois sont expirés et j’ai grand’peur de n’avoir fait ni bon ni mauvais usage de cette liberté. Bref, je ne suis pas mariée, — c’était là le fin mot de notre petit arrangement. Après avoir tenté pendant des années de m’établir en Europe sans dot, maman s’était flattée que je réussirais peut-être mieux toute seule. Certes je ne pouvais échouer plus complètement qu’elle. Eh bien ! je ne suis arrivée à rien… Je n’ai même pas essayé. Je me figurais que ce genre d’affaire marchait d’elle-même ici, et elle n’a pas marché du tout en ce qui me concerne. Je ne dirai pas que je sois désappointée, car je n’ai en somme rencontré aucun homme qu’il m’aurait plu d’épouser. Quand vous vous mariez de ce côté de l’Atlantique, les gens s’attendent à ce que vous les aimiez ; or je n’ai vu personne qui me donnât l’envie de l’aimer. Je ne sais pour quelle raison, mais aucun de ces messieurs ne ressemble à ce que je me représentais. Peut-être ai-je rêvé l’impossible : pourtant il y avait en Europe des hommes que j’eusse épousés de bon cœur. Il est vrai que presque tous étaient déjà mariés. Ce qui me vexe, c’est d’abdiquer ma liberté. Je ne me soucie pas particulièrement du mariage, mais je tiens à faire ce que je veux. Le genre de vie que j’ai mené durant ces derniers mois était fort de mon goût. Je n’en suis pas moins fâchée pour ma pauvre maman que rien de ce qu’elle souhaitait ne soit arrivé. Primo, personne ne fait cas de nous, pas même les Rucks, qui se sont évanouis sans laisser de traces, comme les gens ont le secret de le faire dans ce pays-ci. Nous n’avons pas produit la moindre sensation ; mes robes neuves ne comptent pas ; on en a de plus belles ; nos connaissances philologiques et historiques sont médiocrement goûtées. Il paraît que nous réussirions mieux à Boston ; mais maman a entendu dire qu’à Boston il n’y avait de mariages qu’entre cousins. Maman est hors d’elle, parce que tout coûte si cher… c’est une ruine ! Enfin je ne me suis pas fait enlever, je n’ai été l’objet de nulle insulte, de nulle calomnie ; cette pauvre maman avait donc tort dans toutes ses prévisions.

Elle m’aurait, je crois, vue avec plaisir recevoir quelque bonne leçon, mais il n’en a rien été,.. ni insultée ni adorée… On ne vous adore pas dans ce pays-ci ; on vous laisse seulement croire qu’on est tout près de le faire. Vous rappelez-vous les deux jeunes gens que j’ai connus sur le bateau et qui, après notre arrivée, me rendaient visite à tour de rôle ? D’abord l’idée ne m’était pas venue qu’ils pussent être amoureux de moi, quoique maman parût en être persuadée ; puis, au bout d’un certain temps, j’ai supposé qu’elle devait avoir raison, et finalement je me suis aperçue qu’il ne s’était jamais agi que de conversation. M. Leverett et M. Cockerel disparurent un beau jour sans se mettre en peine de m’avoir brisé le cœur. Il ne dépendait que de moi pourtant de m’imaginer qu’il en était ainsi. Tous les Américains sont les mêmes ; vous ne savez où ils veulent en venir ; les rapports sociaux consistent en une sorte d’innocente coquetterie des deux côtés. Pour être franche, je crois qu’au fond je suis un peu désappointée, non pas tant sur le chapitre matrimonial que par la vie en général. Elle semble d’abord si différente de l’existence européenne qu’on s’attend à quelque chose d’excitant ; puis vous finissez par découvrir que vous vous êtes promenée huit ou quinze jours au bras d’un monsieur ou dans sa voiture, et que c’est tout. Maman est furieuse de ne pas trouver plus de choses à condamner. Elle déclarait hier que ce pays-ci n’avait même pas le mérite d’être haïssable. Quelle fut ma surprise lorsqu’elle me proposa là-dessus de partir pour l’Ouest ! Une telle idée venant d’elle ! .. Les habitués de la pension, probablement pour se débarrasser de nous, lui ont parlé de l’Ouest, et elle a mordu à cette suggestion avec une sorte de désespoir. Vous comprenez, il est impossible de rester les bras croisés, pour ainsi dire, à manger son dernier sou… Peut-être la fortune nous sera-t-elle plus favorable dans l’Ouest. De toutes façons, ce côté-là aura du moins l’avantage d’être moins cher et franchement haïssable. Maman hésite entre ce parti et le retour en Europe. Je ne dis rien ; je me sens vraiment indifférente. Qui sait si je ne suis pas destinée à devenir la femme d’un pionnier ? Mais, ma liberté, comme je l’ai gaspillée ! Il ne m’en reste plus un atome à remettre entre les mains de maman. La voici qui vient me dire que, tout délibéré, nous pousserons plus loin, qu’elle a opté pour l’Ouest. Ce sera un pionnier décidément. Bah ! ils ont quelquefois des millions… »


Ce dénoûment, qui n’en est pas un, nous autorise à croire que l’auteur de la Pension Beaurepas nous fera suivre bientôt Mrs et miss Church dans l’Ouest, où son coup d’œil lucide, sa verve mordante, son incomparable aptitude à poser nettement, malicieusement le pour et le contre trouveront plus d’une occasion de s’exercer.


TH. BENTZON.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. Henry James lui-même.
  3. Spectre nègre.