Les Nouveaux romanciers américains
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 634-670).
02  ►
LES
NOUVEAUX ROMANCIERS
AMERICAINS

I.
W.-D. HOWELLS

Si nous avions eu naguère à désigner la véritable patrie du roman, le sol où ce genre de littérature, a poussé les plus profondes racines et donné quelques-unes de ses plus belles fleurs, nous aurions volontiers nommé l’Angleterre, le pays de Fielding et de Walter Scott, de Dickens et de Thackeray. Et, auprès de ces talens de premier ordre, combien de conteurs charmans que, découragés par leur nombre, nous renonçons à citer ! Aussi bien tous ceux qui demandent à la fiction un amusement délicat les connaissent et les aiment. Depuis quelques années cependant, leurs rangs se sont éclaircis, du moins les premiers rangs où figurait une élite qui ne se renouvelle plus ; le sceptre tombé des mains de George Eliot n’a été relevé par personne. On en est réduit à attendre impatiemment l’éternelle histoire d’amour, presque toujours la même, que Ouida, rachetant l’absence d’invention par la grâce, par le sentiment passionné des beautés de l’art et de la nature, encadre dans de délicieux paysages italiens, ou quelqu’une des boutades éminemment modernes que Rhoda Broughton dirige, avec la pétulance inoffensive et charmante d’une enfant gâtée, contre les gens vertueux et formalistes de son pays, pour la plus grande gloire de l’héroïne coquette et du héros mauvais sujet, joliment peints, du reste, dans ce style facile et familier que des critiques moroses nomment non sans raison slipshod (en pantoufles).

Cette année, Rhoda Broughton elle-même manque à l’appel, et la dégénérescence du roman s’accuse en Angleterre comme elle ne l’avait pas encore fait. L’événement littéraire continue d’être, faute de mieux, depuis la dernière saison, ce John Inglesant de M. Shorthouse, roman philosophico-historique, un peu lourd, un peu diffus, et qui a le défaut particulier à de tels ouvrages hybrides, quel que soit d’autre part leur mérite, de ne satisfaire entièrement ni ceux qui cherchent l’histoire ni ceux qui sont avides de fiction. L’auteur avait pris soin de nous avertir d’ailleurs que, dans ces Mémoires d’un serviteur du roi Charles Ier, élevé par les jésuites, qui vient nous renseigner sur la rébellion irlandaise, sur le rôle des molinistes en Italie et sur d’autres sujets de son temps, il se croyait obligé de subordonner le roman à l’histoire, son but étant de démêler, au milieu des fils entrelacés d’une vie d’homme, le conflit engagé entre la civilisation et le fanatisme, le caractère du péché, l’influence subjective du mythe chrétien, et de nous prouver aussi que les cavaliers n’étaient pas sans exception des débauchés ou des brutes, de même que la grandeur spirituelle n’était point exclusivement le partage des puritains.

On assure que M. Gladstone et, avec ce juge éminent, toute la société anglaise, fait le plus grand cas de John Inglesant, et nous sommes loin de vouloir déprécier ce premier ouvrage d’un homme de quarante-cinq ans qui a profondément étudié son sujet ; nous tenons seulement à n’être point forcés de considérer les Mémoires en question comme un roman. Walter Scott a tiré meilleur parti de l’histoire et Nathaniel Hawthorne de la philosophie. Pour qu’un romancier appelle à son aide ces deux auxiliaires redoutables, il ne lui faut rien moins que du génie ; aussi le tour de force de M. Shorthouse, qui n’a que de la science, nous laisse-t-il froids. De son propre aveu, il sacrifie autant que possible le dialogue, l’effet pittoresque, l’imprévu de l’intrigue, bref les vulgaires moyens d’intérêt que goûtent, sans préjudice de qualités plus sérieuses, ceux des lecteurs de tous pays à qui les œuvres d’imagination sont spécialement dédiées. Que deviendront les véritables amateurs de roman, tandis qu’un petit groupe d’érudits fera ses délices des expériences politiques et religieuses de John Inglesant ? Il n’y aurait guère à leur usage que les badinages d’Anstey, dont la Revue donnait tout récemment un agréable échantillon[1], si l’Amérique n’envoyait ses productions abondantes et pleines de saveur pour remédier à cette pénurie.

On peut dire, en présence des nombreux petits volumes qui, partis de Boston, ce séjour favorisé des Longfellow et des Emerson, des Wendell Holmes et des Whittier, des Agassiz et des Lowell, paraissent presque en même temps à Londres et à Edimbourg, que le roman qui languissait en Angleterre a émigré aux États-Unis pour y renaître avec des qualités nouvelles, puisées dans l’observation de mœurs et de caractères différens, dans le tempérament même d’une race qui possède encore les fraîches et robustes qualités de la jeunesse. C’est à l’Amérique, sans contredit, que nous devons aujourd’hui les meilleurs romans écrits en anglais ; l’Angleterre elle-même l’atteste. Aucun ouvrage n’a eu, durant l’année qui vient de s’écouler, la vogue de Democracy, cette brillante et curieuse satire des mœurs américaines, que pouvait seul accepter de bonne grâce un peuple assez sûr de sa force pour savoir entendre la vérité. Traduite aussitôt dans toutes les langues, Démocracy a intéressé l’ancien plus encore que le Nouveau-Monde. Puis nous devons citer la Flip de Bret Harte, où un grand talent qui commence à faiblir et à s’éclipser jette encore çà et là de vives lueurs ; certaines études de Gable, le peintre de l’ancienne vie créole à la Nouvelle-Orléans, esquisses chaudement colorées auxquelles nous rendrions pleine justice si l’on n’avait eu le tort d’établir une comparaison impossible entre elles et les inimitables Récits californiens ; enfin les études profondément intéressantes de la vie contemporaine en Amérique, signées Howells, Henry James, Fawcett, etc., ces émules d’Aldrich, qui, avant tous les autres, fit connaître ici, avec Marjorie Daw, Prudence Palfrey, et la Reine de Saba[2], la nouvelle école américaine d’un si délicat réalisme.


I

Le premier des romans de Howells que nous ayons lu, le premier peut-être qu’il ait composé, à en juger par certaines longueurs et certaines digressions qui trahissent l’inexpérience, est intitulé the Undiscovered Country. Ce pays inconnu, ce pays non découvert encore, qui probablement ne le sera jamais et dont jusqu’ici nul voyageur n’est revenu, ce pays mystérieux, Hamlet en a déjà parlé, il a préoccupé plus ou moins l’imagination de chacun de nous :

The undiscovored country, from whose bourn
No traveller returns…


L’auteur nous reporte à un temps bien rapproché du nôtre, où la croyance aux effets les plus prodigieux du magnétisme troublait singulièrement certains cerveaux, dans le monde entier, mais surtout en Amérique, le théâtre des premières manifestations dues aux tables tournantes et aux esprits frappeurs. On sait avec quelle rapidité le nombre des médiums, des prophétesses, des meetings, des journaux traitant de phénomènes réels ou fabuleux, se multiplia dans ce pays où l’utopie et le sentiment des choses pratiques sont mêlés d’une façon si bizarre, où germent ensemble dans un terrain vierge, favorable à toutes les éclosions, le bon grain et les herbes folles. Tandis que certaines sectes prenaient le spiritisme pour point de départ d’une vie de sacrifices, tendant à la plus pure perfection, tandis que des enthousiastes plus convaincus qu’éclairés lui attribuaient le don des langues et le talent de guérir, une nuée de charlatans surgissait sous ses auspices : ceux-ci, médiums électriques, magnétiques et progressifs, se chargeaient d’absorber les maladies d’autrui par philanthropie et moyennant finance, ceux-là, professeurs de miracles, offraient d’enseigner leur art occulte ; d’autres, qualifiés de translucides, faisaient voir non-seulement les morts, mais les absens, et donnaient des conseils pour affaires. D’après le rapport quelque peu exagéré, sans doute, d’un des chefs du mouvement, trois millions d’Américains étaient entrés, il y a quinze ou seize ans, dans cette armée qui se flattait de pouvoir remplacer les vieilles croyances incomplètes à la vie future par des révélations nouvelles directement communiquées d’en haut. Discerner les dupes des imposteurs, devait être assez difficile, et nous comprenons la méprise dans laquelle tomba Edward Ford, le héros de M. Howells, en traitant d’abord un honnête songe-creux de coquin effronté.

Les premiers chapitres sont piquans. L’auteur nous introduit dans une de ces assemblées qui se sont tenues, — on peut s’en souvenir, — à Paris comme à Boston. La maison a fort mauvais air, le mobilier, tout ensemble prétentieux et misérable, annonce que le spiritisme n’enrichit pas ses promoteurs, et cependant, derrière ces murs couverts de tentures graisseuses, des coups redoublés retentissent, annonçant la présence turbulente des esprits de bonne volonté. A la clarté douteuse d’un seul bec de gaz baissé avec art, des mains apparaissent, répondant à l’appel d’une mère qui pleure son enfant, d’une veuve qui évoque son mari, main d’homme, de femme ou de baby, main blanche ou main de nègre, selon la circonstance. Il est permis de les serrer, de les retenir un instant ; puis ce sont des bruits déconcertans de voix qui s’entre-croisent sous vos pieds ; un éventail se met tout seul en mouvement, des parfums subtils remplissent l’air, des bagues sont retirées violemment de tel doigt et se retrouvent à tel autre. Celle-ci a ressenti l’impression d’un baiser, celui-là, une tape sur l’épaule. Toutes ces choses se produisent pour l’édification de badauds, qui exécutent docilement toutes les momeries prescrites par une pythonisse peu recommandable à qui le local appartient, et sous la griffe de laquelle sont tombés pour leur malheur deux précieux auxiliaires, le docteur Boynton et sa fille.

Avec toutes les apparences d’un charlatan, Boynton n’est qu’un rêveur sincère et désintéressé qui s’est mis corps et âme à la recherche de l’impossible. Ce médecin de campagne, séduit par le mesmérisme, s’y est consacré si follement que sa clientèle alarmée lui a tourné le dos. Il est venu alors dans une grande ville où les novateurs ont plus de chances d’être compris, et là il se livre aux superstitions scientifiques qui pour lui ont remplacé la vraie science, afin de faire profiter l’humanité de ses recherches et de ses efforts. Non-seulement il a sacrifié aux aberrations qui le hantent la sécurité d’une carrière honorable, mais encore sa fille unique, que dévorerait le monstre de l’utopie si un sauveur ne surgissait pour délivrer à temps l’innocence, la faiblesse et la beauté vouées à un métier indigne. Égérie, — c’est le nom de miss Boynton, — est la principale attraction des séances avec sa pâleur quasi surnaturelle, ses yeux bleus inquiets et noyés par l’extase, sa sveltesse que l’on dirait diaphane. Victime des fausses théories qui règnent autour d’elle, cette malheureuse enfant subit depuis le bas âge l’influence magnétique à laquelle la délicatesse croissante de sa constitution la prédispose. Son père prend pour un don divin certains symptômes morbides favorisés par la confiance absolue qu’elle a en lui, une soumission passive à ses moindres volontés et l’enseignement des prodiges du mesmérisme dont on l’a toujours bercée. Au fond, elle souhaiterait de se dérober à cette malsaine célébrité de somnambule. Souvent, à l’heure des expériences qui la tuent, elle demande grâce ; mais Boynton, qui l’adore pourtant, est sans pitié, car il s’agit de ce qu’il considère comme le dernier mot de la vérité. Il en est venu à préférer encore mille fois sa chimère à sa fille, qu’il domine d’ailleurs de plus en plus, qui n’est désormais entre ses mains qu’un instrument passif et douloureux. L’ignoble Mme Le Roy exploite donc la science égarée de l’un, l’état cataleptique de l’autre au profit de ses intérêts, sans croire bien fermement à leur bonne foi, persuadée qu’elle est que la question d’argent prime tout en ce monde.

Howells a posé avec esprit ces trois figures de médiums d’espèces différentes et celles de leurs satellites : visionnaires, imbéciles ou simples curieux. Parmi ces derniers se trouve un homme de science, incrédule et railleur, Edward Ford. Avec une brutalité que justifie l’ensemble de son caractère dont l’usage du monde n’a jamais poli les aspérités, il démasque des mystifications qui le révoltent, et, sans y avoir songé, arrache Égérie au misérable esclavage où sa vie se consume, car Boynton une fois édifié, non pas sur la vanité de ses recherches, mais sur les artifices employés sans scrupule par Mme Le Roy, — rompt son association avec cette intrigante. En même temps, il est forcé de s’apercevoir que sa malheureuse fille a usé toutes ses forces physiques et morales en lui prêtant le secours d’une impressionnabilité nerveuse qu’il continue à considérer comme la plus haute et la plus précieuse des facultés, mais qu’à cause même de cela il faut ménager. La tendresse paternelle l’emporte une fois sur l’impitoyable obstination du magnétiseur. Il permet à Égérie un intervalle de repos après cette crise violente et quitte Boston avec elle. Où iront ces innocens imposteurs ? Ils sont originaires de l’état du Maine, le pays mystique où se réfugia plus d’une sorcière chassée de Salem au temps où s’allumaient contre elles les bûchers des vieux puritains ; mais les extravagances du docteur l’ont brouillé avec les siens. Une série de hasards et de mésaventures le conduit au sein de cette communauté si étrange et si respectable où la croyance dans l’intervention sensible des esprits est gardée avec les traditions d’une hospitalité toute biblique, chez les shakers (trembleurs).

Nous avons eu l’occasion de parler ici des pieux célibataires de Mount-Lebanon trop longuement[3] pour revenir avec M. Howells sur leurs mœurs et leurs pratiques. On se rappelle sans doute que les membres de cette « société unie des croyans dans la seconde venue du Christ » se proclament déjà ressuscites, tant ils ont réussi en effet à échapper au joug du péché ou même des prétendus besoins de la vie. Ces saints, vraiment dignes de leur nom, sont des agronomes émérites et des économistes avisés. Le repos du ciel règne dans leurs villages, sans que les tribunaux, la force armée, ni aucune autorité humaine aient jamais eu besoin d’intervenir, et l’intolérance ne se mêle pas à tant de vertu. Les vagabonds eux-mêmes trouvent un asile chez les trembleurs ; tout étranger, riche ou pauvre, est le bienvenu, à la condition de ne pas troubler l’ordre rigoureusement établi. Sans doute, Boynton inspire quelque méfiance aux anciens, qui considèrent le spiritisme comme un moyen d’arriver à des vertus surnaturelles, non pas comme un but, et qui tiennent en mépris la curiosité oiseuse que provoquent certains phénomènes, mais l’état de misère et de souffrance dans lequel est tombée la jeune fille inspire aux sœurs une tendre sympathie. Elles la soignent pendant une longue maladie dont Égérie sort renouvelée pour ainsi dire, prise du besoin irrésistible de vivre d’une vie naturelle et simplement terrestre. Le soleil du printemps la réchauffe et l’enivre ; elle se promène au bras de son père à travers les vergers ; une sérénité inexprimable règne autour d’elle et se communique à ses sens ; il lui semble que la petite ville ascétique fasse partie de cette grande paix. Le feuillage naissant des érables projette sur les chemins son ombre légère ; elle aperçoit au loin la rivière bordée d’ormeaux et de sycomores, des fermes proprettes éparses dans les champs où le travail même est calme et silencieux. A la porte des grandes maisons de famille, construites en briques, une sœur, coiffée du chapeau profond qui dissimule ses traits, va et vient, occupée à quelque besogne ; cette bonne âme jouit du plaisir qu’éprouve la convalescente à cueillir des fleurs, à écouter le chant des oiseaux, tout en trouvant ce plaisir quelque peu profane, mais que ne pardonnerait-on pas à une pauvre enfant qui revient des portes du tombeau et ressuscite avec la nature, pour ainsi dire ? En la regardant, l’un des anciens est lui-même frappé de l’harmonie qui existe entre l’épanouissement de cette jeune existence et le renouveau de toute la campagne ; il cueille quelques branches fleuries et les lui donne.

— Je suis aise, dit-il, de voir une créature humaine paraître aussi heureuse. Il est bon de se reprendre à la vie printanière avec tout ce que le Seigneur a fait.

Boynton se met à discourir sur les influences sympathiques qu’exerce sur nous la nature.

— Notre pays est agréable, n’est-ce pas ? reprend le trembleur. Il y a cinquante printemps que j’assiste à ce spectacle, et j’en suis satisfait autant que la première fois qu’il me fut révélé.

— Révélé ?

— Oui, ce lieu m’est apparu pour la première fois en rêve. J’étais jeune et plusieurs années se sont écoulées avant que, venant ici, j’eusse pu me rappeler l’endroit et tous les gens que j’y avais vus. J’ai compris alors et je suis resté.

— Voici un fait extraordinaire ! s’écrie Boynton. Avez-vous souvenir d’autres expériences du même genre ?

— Non.

— Elles sont pourtant communes parmi vous ?

— Oh ! tous nous avons reçu quelque avis surnaturel, mais nous n’en recherchons pas de nouveaux. Nous nous efforçons de mener la vie angélique, voilà tout…

— Et là-dessus, vous vous trompez, dit le docteur. Ces avis vous sont donnés pour vous engager à poursuivre vos investigations. Les miracles sont faits pour cela.

— Il faut craindre, au contraire, réplique gravement le shaker, de diminuer le miracle en le rendant banal. Aucun des disciples ne sut au juste qui était le Christ avant qu’il quittât ce monde et il n’a voulu se manifester qu’à un seul incrédule parmi tous les millions d’âmes qui aspiraient à toucher du doigt la vérité. C’est une leçon.

— Alors vous désapprouvez les recherches du spiritisme ? Vous condamnez le désir de transformer en certitude absolue la notion confuse que nous pouvons avoir de l’immortalité ?

— Je ne condamnerai jamais la recherche sérieuse de la vérité, dans les conditions voulues.

— Et ce sont ces conditions que j’ai cru trouver chez vous, hasarde Boynton.

Il est faiblement encouragé. Le spiritisme a surgi d’abord parmi les shakers, leur foi se fonde sur une révélation ininterrompue ; à les en croire, ces chants mêmes qui éclatent dans leurs meetings leur sont communiqués, paroles et musique, des sphères célestes, mais le spiritisme du monde extérieur est suspect à ces consciences scrupuleuses. Le docteur s’en aperçoit et s’en afflige ; avant tout il déplore de ne plus pouvoir s’appuyer avec la même sûreté qu’autrefois sur Égérie. Celle-ci a décidément ce qu’il appelle des tendances matérialistes depuis cette maladie qui l’a conduite aux confins de l’autre monde. Le ciel pour elle est descendu sur la terre : une vie utile et active, au milieu de dignes gens qui l’aiment et la respectent, suffirait à le lui donner. Quand son père veut la ramener aux expériences du magnétisme, elle frémit d’une sorte d’horreur :

— Ah ! s’écrie-t-elle, laissons les morts où ils sont. J’adore la vie et je suis si heureuse d’être rentrée en possession de ce trésor !

— Mais, fait observer le docteur, la mort est une condition d’avancement…

Égérie ne se soucie pas d’avancer ; elle discute les idées qu’autrefois elle acceptait sans conteste ; elle ne croit plus à sa propre puissance, et si elle croit encore à celle de son père, c’est pour en avoir peur. Bientôt elle perdra même cette dernière illusion. Le docteur a obtenu des anciens l’autorisation d’organiser une séance de spiritisme à titre d’épreuve et, non sans peine, il a décidé sa fille à y jouer le rôle qu’elle a rempli si souvent avec succès, mais, quelque effort que fasse Egérie pour abandonner sa volonté, elle n’est plus le sujet magnétique qui, chez Mme Le Roy, étonnait les incrédules eux-mêmes ; il semble qu’elle ait dépouillé le passé comme un vêtement, une vitalité antispirite lui est venue qui défie toutes les conjurations. L’échec du docteur est complet. Il repousse les excuses de sa fille, les consolations charitables des bons trembleurs, il s’égare dans la campagne, hors de lui, le cerveau en feu, et soudain sur sa route passe, tel qu’un fantôme abhorré, Ford, le persécuteur, celui qui l’a chassé de Boston ! Voilà donc la cause des revers persistans qui s’attachent à lui, la mauvaise volonté de ce démon le poursuivait ; c’est elle, c’est la détestable influence, c’est le voisinage maudit d’un pareil antagonisme qui a fait manquer l’expérience suprême sur laquelle il comptait pour convaincre les trembleurs. Dans un élan de rage impuissante, il bondit sur le jeune homme, mais, presque aussitôt, on le voit rouler à ses pieds sans connaissance, frappé d’une attaque d’apoplexie.

En réalité, Edward Ford avait entrepris sans aucun calcul une expédition de plaisir dans les montagnes. Lorsqu’il a profité, la veille, de l’hospitalité des trembleurs, il ne se doutait guère que le malheureux qu’il se reproche d’avoir involontairement calomnié en qualifiant d’imposture ce qui n’était qu’un grain de folie, et cette jeune extatique dont la beauté de lis brisé hante son imagination fussent aussi près de lui. Mais peut-être cependant a-t-il été funeste autant que le suppose Boynton, à la carrière de l’ex-médium Égérie. S’il s’est souvenu d’elle trop souvent, elle a de son côté beaucoup pensé à lui, sans rancune, quoiqu’apparemment il n’ait fait que du mal à elle et aux siens. Cette fois encore, elle le retrouve comme un meurtrier auprès du corps inanimé de son père et elle ne peut se résoudre pourtant à le haïr. Elle a raison, puisque Edward Ford met tout en œuvre pour adoucir les derniers jours du docteur, qui survivra quelque temps à son attaque, et obtenir un pardon que le pauvre homme, éclairé par l’approche de l’autre vie, accorde sans trop de peine. Il supporte peu à peu la présence habituelle de cet ancien adversaire, car Ford a élu domicile provisoirement chez les trembleurs ; il est touché de ses soins ; il a de longs entretiens avec lui. Les chimères qui naguère égaraient son jugement ont fait place à un désir passionné de mourir, pour découvrir enfin ce qui l’a inutilement tourmenté ici-bas. Il comprend bien tard que la prétendue puissance qu’il cultivait chez sa fille n’était autre que le développement éphémère d’une nervosité morbide, il se reproche d’avoir absorbé dans son monstrueux égoïsme les forces et les grâces de cette nature simple, aimante, douce, faite pour le bonheur, qu’il a peut-être éloigné d’elle à tout jamais. — J’étais un vampire sans le savoir, dit-il avec angoisse, — et Ford le rassure, peut-être parce qu’il sent qu’il dépend de lui que ce bonheur, censé détruit, renaisse aussi parfait que si rien jamais ne l’avait compromis. En vertu de la loi des contrastes, cet être essentiellement solide et positif s’est épris d’un intérêt très tendre pour la jeune voyante, au temps même où il paraissait armé contre elle d’intentions hostiles. Lorsque le docteur mourant manifeste son intention de laisser Égérie prendre à jamais l’habit des shakers, la seule pensée de voir tomber ces beaux cheveux blonds, et ce cou si blanc disparaître sous une guimpe, lui fait horreur.

— Il n’y a pas de vie heureuse ici-bas pour une femme, a dit Boynton ; la femme n’a d’autre bonheur que celui de souffrir pour ceux qu’elle aime, de se sacrifier à leur plaisir, à leur orgueil, à leur ambition. L’unique avantage que le monde lui accorde est de choisir son sacrifice. Les trembleurs le lui prescrivent, c’est vrai, mais ils donnent en échange et avec certitude le repos.

Heureusement, les shakers eux-mêmes sont plus clairvoyans que ce pauvre astrologue, toujours prêt, jusqu’à sa dernière heure, à se laisser choir dans un puits. Ils ont observé, non sans inquiétude, les promenades des deux jeunes gens, leurs causeries de plus en plus longues, et ceux d’entre eux qui ont vécu dans le monde ont tiré des conséquences assez naturelles de ce qui frappe leurs yeux. Supporter que l’on « fasse la cour » dans la communauté est impossible, ce serait d’un trop mauvais exemple pour la jeunesse trembleuse. Avec l’inflexible droiture qui, mêlée à une extrême prudence, caractérise la conduite des shakers, l’ancien Elihu, délégué par ses frères, provoque une explication avec Ford :

— Vous trouvez-vous satisfait parmi nous, ami ?

Et sur la réponse affirmative du jeune homme :

— Que pensez-vous jusqu’ici des trembleurs ? Dites franchement. La vérité peut être désagréable à nos oreilles, nous souhaitons cependant de l’entendre.

— Oh ! je ne pense rien qui puisse vous offenser. Pourquoi n’offririez-vous pas aux protestans la ressource enviable que leurs couvens réservent aux catholiques ? Le monde renferme assez d’âmes lassées pour peupler plus de dix mille villages tels que les vôtres.

— La lassitude, le découragement ne nous suffisent point, dit Elihu ; nous réclamons ici d’autres mérites, et notre système en revanche n’offre pas grand attrait. Les gens ne sont pas si pressés d’atteindre à la vie des anges qu’ils veuillent la commencer sur terre.

Ford sourit : — Vous donnez un foyer aux déshérités, vous détournez d’eux tout souci matériel.

— Soit, mais nous exigeons de grands sacrifices, réplique gravement l’ancien. Nous séparons les époux, nous ordonnons à la jeunesse de renoncer à ses rêves, nous disons au jeune homme : — Abstiens-toi ; — à la fiancée : — Oublie. Nous exigeons le célibat, ce suprême renoncement, ce dernier gage d’une vie supérieure. Même si nous ne considérions pas le célibat comme essentiel à la vertu, nous le croirions indispensable au communisme.

— Mais votre communisme semble néanmoins menacé, dit Ford, parce que la nature est la plus forte et parce que vos membres ne peuvent vous fournir de nouvelles recrues en se reproduisant. Vous êtes réduits à chercher des auxiliaires chez l’ennemi.

— C’est, en effet, une de nos difficultés. L’ennemi est dans nos murs, dit Elihu en faisant allusion aux adhérens de passage qui reçoivent le nom caractéristique de trembleurs d’hiver et que la belle saison ramène aux voies larges du monde. Alors même qu’une paix inaltérable règne au fond de nos cœurs, il nous faut combattre en faveur de nos frères moins favorisés. Nous avons surtout le devoir de défendre les plus jeunes contre les pièges de leur imagination.

— Cela doit être une grosse besogne.

— Assurément. Nous devons leur défendre la connaissance et jusqu’au spectacle lointain de l’amour.

Ces mots amenèrent sur le visage de Ford une expression troublée dont Elihu prit note :

— Ami, dois-je comprendre que vous nous voulez du bien ?

— Certes, oui.

— Vous ne nous trahiriez pas volontairement ? Vous ne mettriez pas un obstacle sur le chemin de ceux que nous guidons vers ce que nous croyons être la vérité ?

— Qu’ai-je fait pour que vous me posiez de pareilles questions ?

— Rien ; mais il est difficile de combattre dans de jeunes esprits un sentiment qu’ils ne sont que trop disposés à croire divin, tandis que nous enseignons qu’il est de la terre, en présence de ce sentiment même, paré de certaines excuses… Plus une affection paraît honnête, plus l’effet d’un pareil exemple est subtil et pernicieux. Nous ne saurions le tolérer une minute parmi nous après avoir découvert son existence. Vous me comprenez : se défendre est la loi de la vie.

— Parbleu ! s’écria Ford impatienté, je voudrais savoir où vous voulez en venir ?

— A ceci, répondit Elihu avec calme : Égérie vous aime. L’ignoriez-vous ?

Un instant la respiration faillit manquer à Ford :

— Mais, malheureux, son père est au lit de mort ! Elihu, debout, tournait lentement son grand chapeau.

— L’ami Boynton est très mal, mais on ne sait si cet état désespéré ne se prolongera pas, et la jeunesse perd bien vite le sentiment d’un danger qui n’est point immédiat. Ce genre d’amour dont je parle est le maître du cœur humain ; il peut fleurir à la face même de la mort et se nourrir du chagrin le plus sincère. Il sait se dérober à lui-même. Il prend bien des formes, s’appelle de bien des noms. Nous en savons assez pour être sûrs qu’Egérie le ressent. Osez dire que vous n’avez rien vu pour votre part ? Affirmez seulement que vous n’avez rien fait pour être aimé ?

— Vous interprétez singulièrement, dit Ford, la pitié que je témoigne à un abandonné…

— Parlez-vous de l’ami Boynton ? Il n’est pas abandonné. Nous sommes à lui tous tant que nous sommes.

— Enfin ma présence paraît lui faire quelque bien, quoique je ne comprenne guère pourquoi par exemple ! Si vous saviez dans quelles circonstances j’ai rencontré ces gens-là, vous jugeriez s’il y a la moindre raison pour que miss Boynton et moi nous nous aimions.

— Mais, interrompit Elihu, l’amour n’a pas besoin de raisons. J’ai appris cela bien avant d’être appelé…

Bref, Ford se défend faiblement d’être amoureux, il esquive les déclarations catégoriques, et se voit forcé, par la confiance même que frère Elihu professe en sa loyauté, de repartir pour Boston. Mais il en revient vite après la mort du docteur, et rien n’est plus touchant que la protection pleine de scrupules accordée par cette colonie d’ascètes aux projets des deux amans. Les shakers ne renoncent pas sans regret à la perspective un instant assurée de garder Égérie dans leurs rangs et à la chimère plus ambitieuse de convertir aussi le frère Ford, mais, la fureur du prosélytisme ne comptant pas parmi leurs défauts, ils reconnaissent qu’une vertueuse union est encore ce qu’il y a de mieux dans les choses terrestres. Aucune opposition ne viendra de leur côté. Une certaine sœur Frances, qui garde un cœur tendre sous son grand fichu et une imagination romanesque sévèrement réprimée au fond du long couloir qui lui sert de chapeau, sœur Frances, un type exquis de mystique aimante et quasi-maternelle, favorise plus que ne le permet sa conscience peut-être les explications assez difficiles qui ont lieu entre Egérie et Ford. Le croirait-on, l’obstacle vient de la jeune fille, passionnément éprise pourtant, mais tourmentée de terreurs superstitieuses que Boynton par-delà le tombeau lui a léguées. Depuis qu’elle est restée orpheline, la pauvre créature s’accable de reproches. Pourquoi pense-t-elle sans cesse à Ford ? Il a été longtemps l’ennemi de son père ; il l’a éveillée elle-même d’une main violente, presque brutale, du sommeil mystérieux qui depuis ne s’est plus renouvelé, comme si en la frappant il eût rompu le charme. Et n’est-ce pas sa vue qui a été cause de l’attaque qui a précédé de si peu la mort du docteur ? N’a-t-il pas, — impiété ! — détourné ses pensées du seul objet qui devait les absorber toutes ? ne lui a-t-il pas fait parfois, dans les derniers temps même, négliger son père ? Qu’est-ce donc que cette influence qu’il a sur elle, malgré sa volonté ? Encore quelque chose d’occulte, de redoutable, un magnétisme pire que celui qui autrefois la terrifiait et sous lequel, après tant de souffrances, elle s’est juré de ne jamais retomber. Non, elle ne subira pas un nouveau joug, elle veut vivre sa propre vie, elle ne pardonnera jamais à un homme de l’avoir amenée à oublier presque son deuil. Il faut pour cela qu’il exerce, lui aussi, un pouvoir surnaturel. La dernière scène dans le verger, quand Ford, ravi de son innocence, devine un amour éperdu à travers ses protestations énergiques presque désespérées de ne jamais lui appartenir, est un petit chef-d’œuvre de quaintness, pour employer un mot qui résume la grâce, la finesse et la bizarrerie mélangées, avec quelque chose de plus, un mot intraduisible qui s’applique mieux qu’aucun autre aux trembleurs et à tout ce qui les touche.

— Ma chérie ! s’écrie Ford, comprenez donc que je vous aime mille fois trop pour vouloir prendre votre amour malgré vous. Si vous pouvez supposer que je ne vous laisse pas libre, que j’abuse de quelque abominable maléfice, adieu !

Elle détournait lentement la tête sans le fuir, sans répéter adieu.

— Me chassez-vous ?

— Non !

Le sang battait dans ses veines :

— Et croyez-vous encore… ce que vous m’avez dit ?

— Je crois ce que vous dites, répondit-elle tout bas.

— Mais pourquoi me croyez-vous ? .. Est-ce que je vous y force ?

— Je ne sais… Oui, quelque chose me force…

— Et vous admettez toujours que ce quelque chose soit un charme, une magie ?

— Je ne sais, je ne puis dire…

— Mais, vous en avez peur ?

— Non.

Dans le regard suppliant qu’elle leva sur lui, leurs yeux se rencontrèrent ; il la saisit dans ses bras et, à cet instant, sœur Frances, qui les guettait de loin, jeta, tout effarée, son tablier par-dessus sa tête.

L’idée de placer des incidens romanesques dans un cadre austère tel que Mount-Lebanon, et d’assurer à un mariage la protection des célibataires les plus timorés qui existent est certainement amusante et nouvelle ; pourtant the Undiscovered Country ne nous laisse pas une impression d’originalité aussi nette que les autres ouvrages de M. Howells. On se rappelle malgré soi the Blithedale Romance, l’un des romans les plus curieux de Nathaniel Hawthorne, qui nous conduisit jadis au sein d’une société communiste, moins disciplinée, il est vrai, que celle des shakers, pour nous y présenter des types saisissans et variés de maladies morales, des figures d’excentriques mordus par la folie de progrès imaginaires auxquels ils sont capables de tout sacrifier, les autres et eux-mêmes, froidement, systématiquement, sous l’empire d’une idée fixe.

Ceux qui ont lu avec attention l’œuvre d’un des analystes les plus subtils que le siècle ait produits, se rappellent les portraits achevés de Priscilla, la prophétesse, du magnétiseur Westerwelt, de Zénobie, la pauvre femme forte, si faible contre ses passions, de l’autocrate impitoyable, Hollingsworth, du socialiste à demi sceptique. Miles Coverdale. Les principaux personnages de the Undiscovered Country, qui est à sa manière le pays d’Utopie, se rattachent évidemment à ce groupe quelque peu suspect, et l’époque des esprits frappeurs a également inspiré les deux livres que nous sommes loin de vouloir comparer, le talent facile, inoffensif, très franc et très sain de Howells, n’ayant rien de la profondeur troublante, du pessimisme amer et séduisant, de la moralité douteuse qui caractérise le génie de Hawthorne. Mais cependant le docteur Boynton et sa fille partagent, jusqu’à un certain point, avec les rêveurs de Blithedale le tort d’être trop différens du commun des mortels pour nous intéresser beaucoup. Quelque pitié que puisse inspirer Égérie, nous la voyons toujours revêtue de l’apparence équivoque qu’elle a dès les premières pages, sans caractère, sans volonté, annihilée par la domination funeste qui a pesé sur sa vie. En vain l’auteur nous la montre, au dénoûment, épanouie comme une plante qui, de l’air vicié où elle se flétrissait, passe dans un terrain propice et s’y développe ; il a beau insister sur les goûts futiles et gracieux propres à la généralité des femmes, qui s’éveillent peu à peu sur les ruines de ses facultés morbides à jamais conjurées, la rendant semblable aux plus charmantes, la séparant une fois pour toutes du monde des esprits où l’emportait naguère une volonté plus forte que la sienne, elle reste dans notre souvenir avec son costume blanc théâtral, sa pâleur de morte, son regard fixe, remplissant le rôle de médium au milieu des jongleries dont le salon sordide de Mme Le Roy est le théâtre, tandis que les agens invisibles évoqués par l’ignorance, la niaiserie et le charlatanisme de son entourage font danser les tables, mettent en mouvement les boîtes à musique, distribuent des taloches ou des caresses. Son amour pour Ford a le caractère d’une possession, d’une tyrannie occulte ; elle-même s’y trompe, nous l’avons vu. Pour que cette somnambule, revenue du métier, devînt sympathique, il eût fallu peut-être la vouer finalement aux vertus surnaturelles des shakers et la laisser refleurir comme une rose mystique sous leur aile, dans le paradis du spiritisme ; nous y aurions perdu la jolie scène où elle parvient à s’entendre avec Ford, où l’esprit et la matière, après bien des débats, tombent d’accord ; mais l’imagination serait néanmoins plus satisfaite dans ses exigences, qui, nous en convenons, sont quelquefois cruelles chez les raffinés. Pourquoi empêcher, en effet, M. et Mme Ford de vivre bourgeoisement heureux à leur manière et d’avoir beaucoup d’enfans ? Quant au docteur, son égoïsme de maniaque et sa crédulité n’ont rien qui nous captive ; il faudrait à la folie de ce faux savant quelques-unes des complications dramatiques ou mystérieusement perverses qui rendent si attachantes les chimères des excentriques de Hawthorne. Il est, au fond, pauvre homme, trop simple et trop bon enfant. Les longues tirades sur le spiritisme que l’auteur place dans sa bouche sont aujourd’hui rebattues ; elles ralentissent l’action. Les détails minutieux sur le genre de vie des shakers ont le même effet et nous apprennent peu de chose depuis que des travaux plus récens ont été consacrés à ces esséniens du Nouveau-Monde. Convenons aussi que M. Howells a fait des progrès bien remarquables dans l’invention et l’art de traiter les caractères durant les années qui séparent la publication de the Undiscovered Country de celle d’un dernier roman très prôné : a Modem Instance.


II

A Modem Instance est un cas bien moderne, en effet, de mariage d’amour suivi de divorce ; c’est aussi un tableau de mœurs américaines si étrange que nous voyageons à travers les deux volumes qui le composent avec des étonnemens comparables à ceux qui nous attendraient dans le pays inconnu proposé aux rêves du docteur Boynton, s’il nous était donné de l’entrevoir. Quiconque entreprendra la tâche difficile de traduire ce roman devra nécessairement éclairer les faits par des notes explicatives sur certains usages invraisemblables du grand village d’Equity, situé au nord de la Nouvelle-Angleterre, où commencent les aventures de Marcia Gaylord et de Bartley Hubbard. Les premières scènes suffisent à donner l’idée de la liberté absolue avec laquelle, dans ces contrées, la jeunesse décide de son sort, abandonnée qu’elle est à elle-même pour l’une des plus graves déterminations de la vie. Un soir d’hiver, à minuit, le traîneau du beau Bartley, rédacteur en chef de la feuille locale, s’arrête devant la maison du squire Gaylord, où tout le monde est couché, sauf Marcia ; celle-ci ouvre la porte au visiteur et commence avec lui, près du poêle, un entretien familier qui flotte sur les confins de la flirtation et de l’amour. Le prétexte de cette visite nocturne est une promenade en traîneau pour le lendemain : la jeune fille accepte après une résistance modérée, elle va jusqu’à permettre un baiser encore timide, et quand Bartley s’est éloigné, pose elle-même ses lèvres sur le bouton de la porte qu’il a touché. Son père descend par hasard au moment même ; c’est un vieillard inflexible quand le devoir est en jeu ; pourtant son apparition imprévue ne déconcerterait nullement Marcia s’il ne s’avisait de lui demander : — Êtes-vous engagée à Bartley Hubbard ? — Là-dessus, elle rougit, car, de fait, elle n’est pas engagée, aucune parole décisive n’a été prononcée ; mais le lendemain Bartley revient en plein jour, il est piqué de la froideur de Marcia, que la question de son père a fait réfléchir ; dans son désir de ramener un sourire de confiance et d’abandon sur ses jolies lèvres, il lui dit enfin très nettement qu’il l’aime, qu’il ne peut vivre sans elle :

— Maman, nous sommes engagés ! crie Marcia Gaylord à sa mère qui entre au moment où, assise sur les genoux de Bartley, elle forme avec lui des projets d’avenir. Autant vous l’annoncer tout de suite, puisque vous le savez déjà. Bartley dîne avec nous pour faire part lui-même à papa de la grande nouvelle. Ah ! que je suis heureuse !

La mère et la fille s’embrassent, puis Mme Gaylord quitte discrètement la chambre, où sa présence pourrait être gênante. Des explications sérieuses ont lieu entre les fiancés : Marcia est jalouse et elle en convient ; elle a beaucoup souffert déjà des légèretés de Bartley, légèretés assez innocentes du reste. Il a flirté dans la société de Boston, il a de nombreuses correspondances avec les demoiselles de cette ville, où il a fait ses études. L’échange de lettres, accompagnées souvent de photographies, est autorisé parmi les jeunes gens des deux sexes en Amérique ; cette intimité ou ce badinage épistolaire n’engage à rien et remplit le temps. Bartley a aussi regardé d’un peu trop près les jolies ouvrières d’Equity, mais il jure de n’avoir plus d’yeux que pour Marcia et celle-ci promet de ne jamais lui demander compte du passé ; peut-être leur sera-t-il à l’un et à l’autre difficile de tenir ce double serment. Ils sont à peine fiancés depuis quelques heures ; ils ont à peine eu le temps de faire ensemble la fameuse promenade en traîneau, serrés l’un contre l’autre, sous les fourrures, dans le paysage tout blanc de neige, quand Marcia, pour sa part, est mise à l’épreuve. Le vieux père ivrogne d’une jeune fille passablement effrontée qui travaille à l’imprimerie vient demander compte à Bartley de quelques galanteries sans conséquence, et Bird, un honnête garçon, employé au journal, se fait lui-même le champion de la petite Hannah, dont il est amoureux. L’ivrogne, trop présomptueux, est jeté à la porte, et une querelle violente s’engage entre Bartley et Bird. Celui-ci, frappé au visage, tombe si malheureusement que l’on peut craindre un instant pour sa vie ; il s’ensuit quelque scandale et Marcia rend à Bartley, dans un accès de jalousie rétrospective, l’anneau de fiançailles qu’elle n’a porté qu’un jour.

A peine l’a-t-elle congédié que d’affreux regrets la saisissent. N’avait-elle pas promis de pardonner le passé ? C’est elle qui a tort, elle seule. Et elle voudrait décider son père à tenter une réconciliation, mais le squire Gaylord, qui n’a aucune confiance dans le caractère du journaliste et qui ne consentait au mariage qu’avec peine, est trop content de la rupture pour se prêter à rien de semblable. Il laisse pleurer sa fille, quoique ce chagrin ait un douloureux écho dans son cœur, et compte sur le temps pour amener l’oubli.

Hélas ! Marcia n’est pas de celles qui oublient. Elle revoit Bartley à son retour des grands bois, où il est allé chercher quelques distractions auprès d’une troupe de pionniers. La rencontre a lieu dans une station du chemin de fer, à quelque distance d’Equity, et les deux amans tombent aussitôt entre les bras l’un de l’autre. C’est Marcia qui demande pardon, tandis que Bartley lui fait la confession la plus franche.

Après un silence :

— Marcia, dit Bartley, sais-tu où nous sommes ?

— Je suis avec toi, répliqua-t-elle, la tête cachée sur son épaule.

— Et sais-tu où nous allons ? reprit-il en se penchant pour baiser sa joue pâle et froide.

— Non, répondit-elle avec une indifférence profonde et heureuse.

— Nous allons nous marier.

Il sentit l’étreinte de ses deux petites mains se resserrer sur son bras, tandis qu’un tourbillon de pensées lui traversait sans doute l’esprit. Puis à mesure que s’apaisait cette lutte intérieure, les mains se détendirent et elle s’appuya plus lourdement sur lui.

— Tu as encore le temps de t’en retourner, si tu veux, Marcia. Avant deux heures tu peux être rentrée à Equity. — Elle frissonna. — Moi, je suis pauvre… Je n’ai au monde que quinze dollars et mon cheval que je vendrai. Avec cela je peux me tirer d’affaire, je n’ai pas peur de l’avenir, mais si tu ne partages point ma confiance, si tu n’es pas sûre de toi… Songes-y, nous traverserons des temps difficiles.

— Tu ne m’en veux plus ? répéta Marcia, poursuivie par une pensée, par un remords unique. — T’en vouloir, chérie ! .. serait-ce possible ? Si jamais je me montre indigne de la confiance que tu as mise en moi…

— Cela suffit, hâtons-nous.

Le ministre auquel ils allèrent demander un certificat de mariage était très vieux. Il parut stupéfait d’une demande si soudaine, reçut les cinq dollars d’usage en échange du papier, bénit le jeune couple, le conjura de servir Dieu. La cérémonie était faite. Bartley attira Marcia sur son cœur : — Ma femme !

C’est à peu près le mariage de Juliette et de Roméo, mais Roméo et Juliette ont la bonne fortune de mourir aussitôt, ne pouvant plus rien demander à la vie. Peut-être, si la destinée leur avait accordé, après cette heure de félicité surhumaine, quelques mois d’intimité conjugale, n’eussent-ils pas été proposés aux générations futures comme le modèle des amans. Hâtons-nous de dire, toutefois, que ce ne sont pas les privations matérielles qui troublent, comme cela ne manquerait pas d’arriver dans un ménage du vieux monde, la béatitude de Marcia. Elle est vaillante, économe, laborieuse et sans la moindre vanité, malgré son grand orgueil. Tout irait bien si Bartley n’était pas léger et si elle n’était pas jalouse.

Voici la lettre qu’une jeune fille de la Nouvelle-Angleterre, mariée sans l’aveu de ses parens, écrit à son père pour lui faire part de sa nouvelle condition : « Cher père, Bartley et moi nous sommes unis. Notre mariage a eu lieu, il y a une heure, sur la ligne du Nouveau-Hampshire. Bartley veut que je vous en avertisse sans retard. Je pars ce soir avec lui pour Boston, et aussitôt que nous y serons installés, je vous donnerai d’autres détails. J’espère que vous nous pardonnerez à tous les deux, mais il est bien entendu que je ne veux de votre pardon que si vous me permettez de le partager avec Bartley. Vous vous êtes trompé à son sujet. Il m’a tout dit et je suis satisfaite. Tendresses à ma mère. — Votre Marcia.

« P.-S. — J’aurais dû vous dire que je comptais revoir Bartley, mais vous ne m’auriez pas laissée sortir, et si je ne l’avais pas revu, je serais morte. »

Arrivés à Boston, ils vont d’abord au restaurant et au spectacle, puis ils se campent dans un appartement meublé, n’ayant aucune ressource pour monter leur ménage, et Bartley se remet sans retard à travailler. La plupart des héros de M. Howells se livrent au journalisme pour faire bouillir la marmite, quelle que soit d’ailleurs leur vocation, ce qui explique la médiocrité des journaux en Amérique. Bartley Hubbard a du moins beaucoup de verve et de facilité. ïl a aussi une bonne humeur inaltérable qui nous le rend sympathique en cette crise de sa vie ; on comprend sans peine que la gaîté de cet étourdi, sa foi intrépide dans l’avenir, ses transports d’amour empêchent Marcia de s’apercevoir de la gêne des premiers mois. Elle supporterait moins bien une brouille prolongée avec ses parens, mais la colère du squire Gaylord a des bornes. Nous transcrivons encore pour l’édification des lecteurs européens une scène assez curieuse entre la fille rebelle et le père irrité, qui cependant est venu à Boston dans des intentions conciliantes :

Un fiacre s’arrêta devant la porte et le squire en descendit. Marcia courut ouvrir elle-même avant qu’il eût sonné, puis elle attendit en tremblant ce qu’il allait faire ou dire ; mais il prit simplement sa main et l’embrassa sans effusion apparente, comme il faisait autrefois à la maison après quelque absence. Elle le retint par le cou tendrement.

— O papa ! .. cher papa ! ..

— Allons,.. allons,.. c’est bien, lui dit-il. — Et il s’assit, la tête couverte, selon sa vieille habitude, sans ôter son pardessus de voyage. Il avait l’air très vieux et très cassé ; du reste, ses manières n’auraient pu faire supposer qu’il se fût rien passé d’extraordinaire depuis leur dernière rencontre.

— Papa, murmura tout bas la jeune femme, je ne peux quitter Bartley.

— Crois-tu que je vienne te séparer de ton mari ? Quelle idée ! Ta place est auprès de lui maintenant.

— Il est sorti, reprit-elle rassurée. Voudrez-vous attendre un peu pour le voir, mon père ?

— Non, je suis pressé ; cette rencontre ne ferait de bien ni à lui ni à moi.

— Vous vous figurez peut-être qu’il m’a séduite, entraînée ? .. Il a eu pitié de moi, voilà tout. Je ne vous ai pas menti, papa ; je n’avais aucun projet arrêté en allant au-devant de lui.

— Je te crois et je puis te comprendre. Sans doute, cela devait être. Montre-moi ton certificat de mariage.

Elle courut le chercher et il le lut avec soin :

— C’est bon ! tout est en règle, dit-il en le lui rendant. — Puis, après une pause : — Je t’ai apporté tes effets. Ta mère a emballé tout ce qu’elle a pu.

— Oh ! parlez-moi de maman !

— Elle va bien…

Il se leva d’un mouvement nerveux, cherchant à boutonner son habit qui était boutonné déjà…

— Vous ne pouvez partir encore, papa, dit Marcia, se mettant entre lui et la porte. Il faut absolument que je vous dise…

— Quoi donc ?

— Comment j’ai pu me faire enlever par Bartley… Vous ne savez pas…

— Je sais tout ce que j’ai besoin de savoir. J’accepte les faits. Je t’ai prémunie contre lui… Tu ne m’as pas écouté, mais tout cela ne change rien entre nous. Encore une fois, je te comprends mieux que tu ne te comprends toi-même. Tâche de tirer le meilleur parti possible de la position que tu t’es faite.

— Vous n’avez pas pardonné à Bartley ! s’écria-t-elle avec feu.

— Sottise ! répliqua son père en fronçant le sourcil. Qu’importe ce que tu appelles le pardon ? Un homme fait ceci ou cela, et il en subit les conséquences. Si, en pardonnant, je pouvais épargner à Bartley les conséquences de ce qu’il a fait !… Mais c’est impossible.

— Voyez-le du moins, supplia-t-elle ; parlez-lui. Il est si bon pour moi ! .. Il travaille jour et nuit.

— Je n’ai jamais dit qu’il fût paresseux. Avez-vous besoin d’argent ?

— Non, Bartley en gagne.

— Eh bien ! un mot encore. Tu as voulu être sa femme, c’est ton de voir maintenant de l’aider. En t’y prenant mal avec lui, tu peux le rendre pire qu’il n’est. Ne sois pas folle, ne le tourmente pas… Garde-toi de la jalousie. Ce que tu pourrais faire de plus fâcheux dorénavant, au point où vous êtes, serait de douter de lui.

— Je ne douterai jamais, mon père ! jamais ! Je tâcherai d’être raisonnable. Comme je voudrais que mon mari pût connaître vos sentimens !

— Ne lui parle pas de moi, dit le vieux squire et ne fais pas de promesses pour les rompre ensuite. — Il l’embrassa de nouveau :

— Adieu, Marcia !

— Mon père, vous me quittez ? .. balbutia-t-elle.

Le père eut un sourire de tristesse ironique, et haussa les épaules :

— Non, vraiment, je vais t’emmener avec moi !

Cette raillerie la ramena au sentiment de la réalité qu’elle avait perdu un instant et, riant à son tour à travers ses larmes, elle chargea le vieillard des plus tendres souvenirs pour sa mère, elle lui demanda quand il reviendrait.

— Lorsque tu auras besoin de moi, répondit-il en se débarrassant de son étreinte.

Ce n’est pas l’adversité qui est funeste au repos et à l’union du jeune ménage, c’est le succès, au contraire, c’est la fortune. Bartley réussit dans le journalisme, quoiqu’il n’ait guère que des qualités de reporter et peut-être parce qu’il n’a que celles-là ; il se fait recevoir d’un club, accepte des invitations, force sa femme à le suivre un peu dans le monde et finit par y aller beaucoup sans elle, car un enfant est venu attacher Marcia au foyer. Certes Bartley, jugé au point de vue européen, passerait pour un bon époux et un bon père, tout étourdi, tout dépensier qu’il soit. Il trouve sa femme plus belle qu’aucune autre et il l’adore ; il n’est jamais aussi fier, aussi content que lorsqu’il tient sur ses genoux sa petite Flavie, ou lorsqu’il pousse au soleil la voiture dans laquelle le baby se prélasse au milieu des broderies et des rubans, mais la galanterie sans malice dont il a gardé l’habitude réveille bientôt l’humeur jalouse de Marcia. Elle guette, elle interprète un mot, un regard de son mari, avec une vigilance et une rigueur qui amènent entre eux des scènes d’abord futiles et suivies de raccommodemens, puis sérieuses de plus en plus à mesure qu’elles se renouvellent. Dans toute cette partie du roman, qui traite des motifs infiniment petits et si graves cependant d’où peut résulter le désaccord de deux cœurs qui auparavant semblaient n’en faire qu’un, Howells a déployé une singulière puissance d’observation. Nous connaissons peu d’écrivains qui aient pénétré aussi profondément dans la nature même de la femme, cette créature sensitive et de premier mouvement, capable de supporter, le sourire aux lèvres, tout ce que les jours d’épreuve offrent de plus pénible en fait de difficultés matérielles, mais aux yeux de laquelle il n’y a pas d’offenses minimes, ni de petites trahisons, — cette voyante qui, au-delà du fait, discerne les mobiles et les conséquences avec la divination que prête l’amour, dominant, à l’exclusion de tout le reste, une âme concentrée sur l’unique objet d’où dépend pour elle tantôt la félicité sans mesure, tantôt le malheur sans remède. Quelque exigeante, quelque absurde souvent que Marcia puisse paraître, il est impossible de ne pas s’intéresser à son supplice de toutes les minutes, tandis que la confiance agonise lentement et finit par mourir en elle. Pauvre Marcia ! ses soupçons sans cesse renaissans sont mal fondés parfois, exagérés toujours, mais elle n’en a pas moins raison de craindre et de se désoler.

Bartley n’a jamais été, ne sera jamais de ceux en qui l’on puisse avoir foi. Comme le dit quelque part, avec justesse, le squire Gaylord, il arrive que de vrais coupables vous inspirent, par la volonté visiblement arrêtée de réparer, par l’énergie surtout de leur caractère, une sécurité dans l’avenir que l’on ne saurait ressentir auprès d’un homme faible qui n’a pas fait précisément de mal, mais dont la conscience chancelante est d’ailleurs incapable de concevoir un scrupule ni un remords. Bartley Hubbard est de ces derniers. Bon garçon dans toute l’étendue de ce terme misérable, il n’a aucuns principes. Tandis que sa femme l’accuse, à tort souvent, de trop admirer celle-ci ou de faire la cour à celle-là, il est plus criminel qu’elle ne le croit, mais dans un autre sens. Il commet, par légèreté, des indélicatesses de plus d’une sorte ; il prend l’habitude de boire, et de la night cup, trop chère au grand nombre des Américains, il passe insensiblement à des orgies de bière qui obscurcissent le peu de jugement qui lui reste. C’est un affreux réveil que celui de Marcia, et il ne la guérit pas de son fol amour, inséparablement lié à une jalousie implacable. Cet amour, aigu et douloureux comme une maladie, subsiste même après que Bartley l’a quittée, en la laissant aux prises avec ses créanciers, pour aller chercher fortune dans l’état d’Indiana, où il se dégrade complètement et finit par réclamer le divorce sans l’aveu de sa femme. Son intention généreuse peut-être, mais bizarre à coup sûr, est de lui permettre d’épouser un homme plus digne d’elle. La scène dont le tribunal de Tecumseh, une ville à son aurore, est le théâtre pourrait être comparée sans infériorité aux pages les plus émouvantes de Bret Harte. Toutes les figures, depuis le moindre comparse jusqu’aux sujets principaux, sont admirablement posées : on n’oublie plus ce public de flâneurs qui, roulant leur chique d’une joue à l’autre, lancent sans interruption de-ci, de-là une décharge de jus de tabac, les juges et les hommes de loi couchés sur leurs chaises sans aucun souci de paraître imposans, l’avocat jovial qui souhaite gaîment à son client de revoir plus d’une belle journée semblable, le client lui-même, Bartley, engraissé, alourdi, défiguré par un triple menton et ce teint d’ivrogne qui passe du rosâtre à une blancheur de suif. Marcia est là ; elle a fait un long et pénible voyage pour venir protester contre ce drôle qui la répudie, et c’est encore la jalousie qui la pousse, car elle croit qu’il veut prendre une autre femme ; elle est là avec l’enfant qui demande son père sans le reconnaître et le vieux squire, qui a voulu être l’avocat de sa fille. Celui-ci poursuit contre le gendre qu’il n’a accepté qu’à regret une œuvre de vengeance implacable, que Marcia ne lui permettra pas d’ailleurs de pousser jusqu’au bout. — Et, parmi les témoins, Ben Halleck, l’honnête homme, amoureux de l’abandonnée, joue un rôle des plus intéressans. Il est venu, la mort dans l’âme, faire son devoir, dire la vérité, aider Mme Hubbard à revendiquer ses droits sur un indigne. Depuis longtemps, l’amour qu’il cache et s’efforce de combattre loi a dicté toutes les preuves de dévoûment qu’un grand cœur puisse donner : il a pallié les premiers torts de Bartley Hubbard, il a aidé la jeune femme à croire que ses honteux accès d’ivrognerie n’étaient que les crises d’une maladie qu’il fallait plaindre plutôt que blâmer ; sa bourse s’est ouverte pour payer les dettes ; son temps, ses efforts, il les a consacrés à retrouver le mari disparu de Marcia ; jamais l’égoïsme ne l’a détourné de cette tâche pénible ; il a gardé avec constance le secret qui l’étouffe, et quand la mort rend fibre enfin l’objet de son culte, un scrupule de conscience l’arrête encore devant le bonheur tardif qui s’offre à lui. Cet amour, légitime maintenant, n’a-t-il pas été criminel, alors qu’il s’adressait, tout muet qu’il fût, à la femme d’un autre ? Ne doit-il pas s’ensevelir dans un perpétuel silence, ayant été dès l’origine marqué d’une tache ? Et l’auteur nous laisse dans le doute de ce que décidera Halleck, tenté pourtant au-delà des forces humaines. Cette exagération de vertu donne la mesure de l’horreur qu’inspire l’adultère, non pas commis, mais seulement rêvé au pays où règne le divorce. Un romancier français eût traité très différemment cet amour qui surgit chez Halleck, tandis que chaque jour augmente l’amertume des désillusions de Marcia ; le plus délicat eût du moins fait éclater au dehors cette lutte qui se passe tout entière dans les profondeurs d’une âme habituellement maîtresse d’elle-même. Quand elle cesse de l’être, un brusque départ remédie à sa faiblesse, et nous ne savons ce qu’il lui en coûte que par quelques confidences de Halleck à son ami Atherton, un stoïque, lui aussi, mais dont le stoïcisme nous intéresse moins parce qu’il a toutes ses aises, qu’il est proclamé du fond d’un bon fauteuil, au sein d’un intérieur opulent, près d’une femme charmante. Atherton, quoi qu’il en soit, n’hésite pas à dire que, selon lui, Marcia, devenue veuve, peut épouser n’importe qui, sauf l’homme qui l’a aimée lorsque son mari vivait encore, — étant donné le caractère de Ben Halleck. Il ne s’agit pas, bien entendu, dans le cas présent, de vulgaires questions de bien et de mal, de blanc et de noir, mais des nuances les plus subtiles, et c’est plaisir de voir avec quelle délicatesse M. Howells les entremêle aux traits vigoureux d’un roman réaliste. Notez que son Ben Halleck ne s’appuie pas sur la Bible comme tant d’autres héros protestans ; il n’appartient à aucune église jusqu’au moment où, suivant le Christ dans la voie de l’abnégation et du dépouillement de soi-même, il le reconnaît pour un Dieu, lui ou quiconque l’a inventé. Chose étrange ! cette foi bien vague lui suffit plus tard pour entrer dans le saint ministère. Il n’est pas revenu aux croyances de sa première jeunesse, mais, en les raisonnant, il s’est placé sous leur garde comme dans le seul refuge possible ; il ne cherche plus à découvrir où peut être la vérité absolue, il sait seulement où est le devoir, l’ayant pratiqué, et il l’enseigne jusqu’au bout avec la religion qui en a le mieux tracé les règles.

Tout en se montrant tolérant envers l’incrédulité, tout en rendant parfois sympathiques des personnages de libres penseurs, M. Howells aime ramener finalement ces brebis égarées au giron du christianisme. Le docteur Boynton n’est-il pas mort appuyé sur l’autorité du livre qui lui promet les révélations vainement cherchées dans le magnétisme ? Le squire Gaylord, qui s’est passé de Dieu toute sa vie, tient à ce que le ministre Halleck, l’homme le meilleur qu’il ait jamais rencontré, officie à son enterrement. En somme, la religion, non pas sous forme de citations bibliques ou de prêches comme dans les romans de Mme Wetherell, de Mme Beecher Stowe et de plusieurs de leurs compatriotes, mais mêlée au sujet sans affectation ni pédantisme, revient souvent sous la plume de l’auteur de a Modern Instance. On voit qu’il n’admet pas que le portrait d’un homme soit complet s’il y manque un aperçu de ses croyances ou de ses doutes. N’est-ce pas la base de tout le reste ? Dans a Modern Instance, un rude pionnier, exploiteur infatigable des grands bois, se préoccupe, au milieu de toutes les difficultés d’un campement, d’assurer à ceux de ses hommes qui sont catholiques la nourriture maigre du vendredi. Ailleurs nous voyons un vieux loup de mer, capitaine de navire, prononcer la prière avant chaque repas et un passager sur ce même navire, un dandy, lire le service du dimanche aux matelots, faute de prêtre. En Amérique, la religion des ancêtres est indissolublement unie aux vertus républicaines, et, bien loin de les affaiblir, elle semble leur prêter une force de plus.


III

Si a Modern Instance nous montre avec quel soin scrupuleux est évité le brûlant chapitre de l’adultère dans les romans américains les plus vifs et les plus hardis, un autre ouvrage de Howells, the Lady of the Aroostook, nous initie à une autre particularité du caractère yankee, la protection respectueuse accordée en toute circonstance par le sexe fort au sexe faible.

Le grand-père de miss Lydia, un bon vieux fermier du Massachusetts septentrional, ignorant les usages du monde, trouve fort naturel de confier sa petite-fille, qui va rejoindre en Europe des parens riches, aux soins du brave capitaine de l’Aroostook, qu’il connaît pour le plus honnête homme du monde, marié d’ailleurs et père de famille. Or il n’y a pas de femme sur l’Aroostook, qui ne compte que trois passagers : un gentleman de la Nouvelle-Angleterre, M. Dunham, qui va rejoindre sa fiancée en Europe, l’ami de Dunham, M. Staniford, qui se propose de voyager pour son plaisir, et un jeune M. Hicks, que ses parens ont fait embarquer afin de le guérir d’habitudes d’ivrognerie invétérées déjà. D’abord un peu gênés et ennuyés par la présence d’une jeune fille, tous les trois, même le petit ivrogne, prennent bientôt à son égard cette attitude de frère aîné qui permet à l’Américain en voyage, quand il n’a pas la rudesse égoïste propre en tous pays aux gens mal élevés, de se rendre utile sans que ses attentions aient jamais la moindre apparence d’incommode galanterie. Leur conduite est si discrète que miss Lydia ne se rend pas compte un seul instant de l’inconvenance de sa situation. Toutefois entre ces jeunes gens réunis plus d’un mois, du matin au soir, sur un si petit espace, d’ardentes sympathies et quelques rivalités doivent nécessairement survenir. Quand l’Aroostook atteint Trieste, Staniford est amoureux fou de Lydia ; celle-ci, de son côté, ne le quitte qu’à regret pour partir avec son oncle, qui l’emmène à Venise. Là elle apprend avec étonnement qu’il n’est pas d’usage qu’une fille de dix-neuf ans entreprenne une longue traversée en compagnie d’un beau garçon inconnu, qui se promène avec elle sur le pont au clair de la lune. Elle apprend beaucoup de choses, en outre, qui ne lui donnent pas moins à penser : d’abord qu’à Venise, elle ne sortira plus sans être accompagnée, ce qui ne doit pas la préserver d’être suivie et accostée par des admirateurs moins respectueux que les passagers de l’Aroostook, ensuite que des chrétiens vont à l’Opéra le dimanche et, finalement, que, si les demoiselles ne doivent pas échanger le moindre mot avec un homme, hors de la présence de leur mère ou tutrice, les femmes mariées peuvent être impunément coquettes et même s’afficher partout en compagnie d’un sigisbée. De pareilles mœurs lui font horreur, et elle se réjouit de regagner bientôt son Amérique natale, la main dans celle de Staniford, devenu son mari. Voilà en quelques lignes le sujet de la Dame de l’Aroostook, mais tout l’intérêt du récit est dans les détails, dans le progrès de cette affection qui, entre le ciel et l’eau, grandit de jour en jour, d’heure en heure, sans jamais sortir extérieurement des bornes d’une cordialité franche. Nous ne connaissons pas de lecture plus attrayante que celle de ce joli roman parfumé d’air salin pour ainsi dire et qui nous offre à la fin ces brillantes descriptions de Venise, dans lesquelles excelle l’auteur de Venetian Life. M. Howells a longtemps voyagé en Italie ; il fut consul d’Amérique à Venise et data de cette ville un volume de souvenirs fort curieux où nous trouvons ce parallèle entre l’Italien et l’Anglo-Saxon : « Les manières douces et polies de ces peuples du Midi sont souvent une source de surprise pour l’Anglo-Saxon, sorti plus récemment de la barbarie et qui n’a pas encore complètement dépouillé la bête fauve. L’Anglo-Saxon, sans éducation, n’est qu’un sauvage ; l’Italien, quelle que soit son ignorance, sa pauvreté, la dépravation de ses mœurs, est un homme civilisé. Je ne dirai pas que sa civilisation soit de l’ordre le plus élevé ni qu’elle ressemble à ce qu’un gentleman entend chez nous par ce mot. L’éducation d’un Italien, si parfaite qu’elle soit, ne dompte pas ses passions ; elle n’agit que sur ses manières, qui sont exquises ; il cède sans scrupule à la tentation ; il perd facilement son sang-froid, il blasphème à la légère ; sa douceur est de convention. Chez nous, l’éducation d’un gentleman, — le privilège du rang ou de la fortune ne suffit pas pour assurer ce titre, qui résulte de la moralité, de l’instruction et de l’habitude du monde, — l’éducation d’un gentleman, dis-je, a pour effet de discipliner toutes les impulsions naturelles, de sorte que les bonnes manières résultent naturellement de l’habitude prise une fois pour toutes de se dominer et de se respecter soi-même. »

Le grand canal, les palais, les îles des lagunes ont trouvé peu de peintres aussi expressifs, aussi fidèles que Howells. Il y a une série d’études de la plus charmante couleur dans le petit roman si original intitulé : a Foregone Conclusion, l’histoire de don Ippolito, ce jeune abbé aux yeux mélancoliques et au profil dantesque, qui, en donnant des leçons d’italien à une belle Américaine fixée à Venise, s’éprend pour elle d’une secrète passion qu’exaltent ses admirations d’artiste. Don Ippolito, quoiqu’il appartienne à l’église, est quelque peu païen au fond de l’âme, il adore la beauté ; or jamais la beauté ne lui est apparue plus fascinatrice que sous les traits de miss Florida Vervain. Celle-ci, bonne et naïve, ne soupçonne pas l’impression qu’elle produit sur lui ; elle s’attache avec un mélange de protection et de pitié à ce jeune homme qui est devenu prêtre sans vocation, pour satisfaire les désirs d’une mère dévote et pour se conformer à la tradition qui veut que chaque génération de sa race consacre à Dieu l’un de ses membres. Laïque, il aurait été ingénieur, peintre, musicien, le diminutif, quelque peu fantasque, d’un Léonard de Vinci. Dans leurs conversations, plus intimes que ne devrait le permettre la surveillance bien superficielle d’ailleurs de Mme Vervain et la jalousie du consul américain Ferris, qui est lui-même épris de Florida, don Ippolito avoue que, dans sa révolte de tous les instans contre le joug qui pèse sur lui, il a cessé de croire. — Alors, lui dit l’impétueuse Américaine, pourquoi restez-vous prêtre ? pourquoi restez-vous catholique ? C’est une lâcheté, un sacrilège, le monde est grand, et dans mon pays vous vivriez libre…

Une femme prend la terrible responsabilité de le faire rompre avec sa patrie, ses amis, sa bonne renommée… comment peut-il supposer qu’elle ne veuille pas mettre un peu d’amour à la place ? — Le jour où elle lui confie qu’elle en aime un autre, qu’elle aime Ferris, il reçoit un coup de poignard en plein cœur, et comme il ne peut cacher son désespoir : — Vous ?… s’écrie Florida avec horreur… Vous ?… un prêtre !

Pour elle aussi la protestante, l’Américaine sans préjugés, il reste prêtre fatalement, quoi qu’il fasse, eût-il jeté ce froc, qui couvre comme un mensonge l’impiété de son âme. La veille encore elle lui disait : — Vous serez un homme comme les autres, un inventeur, un artiste ; vous tirerez parti de vos talens, vous pourrez vous marier, — mais c’est qu’elle ne supposait pas alors que le transfuge dont elle encourageait étourdiment l’apostasie, pût songer à confondre sa destinée avec la sienne. Aussitôt qu’elle-même est en jeu, la folle imprudence de ses conseils lui apparaît. Non, jamais cette tonsure ne s’effacera, cette robe, il ne pourra jamais la dépouiller, il est voué à mourir prêtre. Il l’a compris lui-même au mouvement d’horreur du seul objet qu’il ait réellement adoré en ce monde et il mourra bientôt après, en effet, il mourra prêtre, sans avoir violé aucun de ses vœux, sauf par le désir involontaire.

Il y a entre don Ippolito et Florida des scènes scabreuses dont le romancier s’est tiré avec une rare habileté. A quelques-uns ce sujet des amours d’un prêtre catholique qui croit à peine en Dieu, tout en suivant les processions publiques un cierge à la main et en s’acquittant ostensiblement des principaux devoirs de son ministère, pourra paraître choquant et irrévérencieux, mais un souffle d’émotion sincère passe sur ce récit étrange pour le purifier. Pauvre don Ippolito ! sa vie n’aura été qu’une suite de rêves ; il a même rêvé la passion plutôt qu’il ne l’a ressentie ; Ferris, du moins, l’homme pratique, s’efforce de le persuader à sa femme.

— Il n’est pourtant pas mort d’un rêve, répond Florida.

— Non, il est mort de la fièvre… Du reste, je ne veux pas dire de mal de lui. Si faible qu’ait été sa pauvre tête, il avait un cœur d’or. Je regrette d’avoir été dur… J’ai dû froisser plus d’une fois sa nature de sensitive, mais pour moi, il représentait et représente toujours une énigme…

Don Ippolito n’est plus rien qu’une énigme, dans la mémoire des deux êtres au bonheur desquels il s’est sacrifié. Le mari et la femme parlent de lui volontiers comme s’il eût fait partie de leurs amours au développement desquels il a aidé sans le savoir. Même après sa mort, le souvenir qu’il leur laisse n’est pas celui d’un homme, car Florida peut penser sans confusion à cette aventure que Ferris, de son côté, se rappelle sans rancune. Chimère et fumée… cette tendresse infinie, ce chagrin mortel n’étaient que cela !

Une autre nouvelle de Howells, une bluette plutôt, intitulée a Fearful Responsability, se passe aussi à Venise ; elle montre quelques-uns des nombreux malentendus qui surgissent entre les citoyens errans des États-Unis et les enfans du vieux monde honorés de leur visite. Miss Lily Mayhew rencontre en wagon, dès son arrivée, un bel officier autrichien avec lequel, sans hésiter, elle engage conversation comme elle le ferait avec un de ses compatriotes. Ce ne sont pas là des habitudes italiennes ni allemandes ; l’officier se croit encouragé, l’aborde quand elle passe, lui écrit, la poursuit au bal masqué, finit par la demander en mariage et s’adresse maladroitement pour cela au professeur Elmore qui représente provisoirement la famille de miss Lily, sans se douter qu’on ne peut tenir une Américaine que d’elle-même ni qu’une démarche de ce genre doive être précédée de longs préliminaires. Le professeur, effrayé de la responsabilité qui pèse sur lui, s’il laisse sa pupille se marier loin des siens et loin de son pays, persuade à la jeune fille que les mariages internationaux ne sont pas pour réussir, grâce aux barrières qu’élèvent entre deux époux les différences de race, de langue, d’éducation, de religion ; bref il la ramène saine et sauve en apparence à sa famille ; mais un regret réel est resté dans le cœur de Lily avec le souvenir du bel Autrichien. Ne la plaignons pas outre mesure ; elle prendra le dessus ; sa première jeunesse passée, elle finira par épouser très raisonnablement un clergyman. La morale de cette histoire, c’est que les voyages ne sont pas toujours salutaires aux jeunes Américaines. Ils peuvent avoir leur utilité en les séparant des parties de plaisir quotidiennes, des hommages, de l’incessante flirtation dont elles ont l’habitude, en les forçant de prendre intérêt à l’histoire, aux beaux-arts, à l’humanité en général, à quelque chose enfin qui ne soit pas elles-mêmes ; mais combien de fois arrive-t-il aussi qu’elles cherchent et qu’elles retrouvent en Europe les mêmes frivolités qu’en Amérique accompagnées de dangers inconnus ? Et avant tout elles sont dangereuses aux autres, comme l’éprouva le pauvre capitaine von Ehrhardt lors de sa rencontre avec miss Lily.

Howells, à qui ne manque ni le sentiment de la nature ni l’art de la description, se plaît à nous faire voir du pays. Dans the Undiscovered Country, par exemple, nous explorons avec les citadins fatigués de la vie nerveuse, turbulente, exaspérée des grands centres, ces montagnes vertes qui abritent le paradis terrestre des trembleurs ; dans a Modern Instance, nous passons d’un froid village de la Nouvelle-Angleterre, presque enseveli sous la neige, à un logging-camp où l’œuvre des défrichemens est dirigée par le plus amusant des pionniers, puis de Boston aux villes neuves de l’Ouest ; l’Aroostook nous transporte du Massachusetts à Venise, où nous nous attardons volontiers avec a Foregone Conclusion ; mais c’est dans a Wedding Journey, un Voyage de noces, que la région parcourue offre le plus d’intérêt pour un Français. Nous sommes en effet au Canada, cette partie de l’Amérique du Nord restée française par le cœur, les traditions et les souvenirs.

A Chance Acquaintance, une Connaissance fortuite, nous fait encore naviguer sur le Saint-Laurent. Par les yeux de miss Kitty, nous voyons Québec et sa couronne murale, son massif château penché sur un rocher, la chute neigeuse de Montmorency, précipitant dans l’abîme sa perpétuelle avalanche, l’île d’Orléans, aussi fertile et aussi riante qu’au temps où le vieux Cartier, à la vue des vignes sauvages qui festonnaient ses prairies primitives, lui donna le nom d’île de Bacchus. Le bateau à vapeur file toujours vers le Saguenay, ce magnifique affluent du Saint-Laurent, aux aspects plus grands que nature pour ainsi dire. Pendant deux heures encore, les villages se succéderont sur des rives bien cultivées ; chacun d’eux, soit qu’il se cache au fond d’un vallon, soit qu’il escalade une colline, est groupé autour de son clocher, et si vous visitiez ces vieilles églises, vous les trouveriez semblables à celle d’un village catholique de France. Le grand fleuve mélancolique roule large et paisible, tandis que de pâles bouleaux y mirent leur silhouette élégante ; pourtant les montagnes, d’abord lointaines, se rapprochent peu à peu du bord ; dans leurs replis apparaît çà et là, au milieu de solitudes sauvages d’ailleurs, quelque grand hôtel, asile élégant de la fashion, qui rend plus étranges encore, par le contraste de la civilisation voisine, les huttes en écorce, au seuil desquelles les femmes indiennes se reposent en plein soleil, entourées d’un cercle de chiens.

Le mouvement de la marée se fait déjà sentir à Québec, mais c’est à Cacouna seulement que l’eau devient salée ; sauf le ressac, rien ne manque aux bains que l’on y prend et qui ont d’ailleurs tous les avantages des bains de mer ; aussi les Canadiens, fuyant les chaleurs de leur été, aussi ardent qu’il est court, s’y réfugient-ils en masse. Au crépuscule, le bateau atteint Tadoussac et s’abrite dans une crique à l’ombre de collines, au-delà desquelles se découpent d’autres sommets plus imposans, sable ou rocher, sur la stérilité desquels tranche à peine une rangée de pins souffreteux. Le fleuve s’épand en un vaste lac de l’aspect le plus désolé ; quelques îles rompent seules sa vaste et morne étendue. Le rivage s’était abaissé de plus en plus jusqu’à Tadoussac, où il s’élève de nouveau en petites buttes d’une verdure éternelle, la verdure septentrionale, rabougrie, dure et sans fraîcheur. Là, dans l’immensité du Saint-Laurent, vient se perdre un cours d’eau noirâtre qui descend des contrées mystérieuses du Nord. C’est le Saguenay : son embouchure marque le point où, dès le commencement du XVIe siècle, les Français fixèrent leur premier comptoir et où se dresse encore la plus ancienne église qui existe au nord de la Floride.

Le lendemain matin, nous nous trouvons dans la baie de Haha, dont les rayons du soleil éclairent l’ovale scintillant, et que ferme une montagne. Le long des rives s’échelonnent des masses de rochers, que les lichens colorent de belles teintes métalliques rougeâtres ou orangées. Haba-Bay fait un commerce considérable de bois de charpente ; çà et là les navires reçoivent leur cargaison de planches de sapin. Le travail le plus actif règne sur les quais. Un guide (le seul qui sache parler anglais) nous conduira au sommet de la montagne d’où l’on découvre toute la baie pareille à quelque fiord de la mer du Nord, sur les côtes de Norvège ; et ce guide est le type du Français hâbleur, plein de faconde engageante, qui frise sa moustache en lorgnant les jolies femmes.

Il est vrai que l’excursion sur le Saguenay nous éloigne singulièrement de la France ; on se sent bien loin d’elle devant ces trois marches du roc, haute chacune de cinq cents pieds, qui, trempant leurs assises colossales dans des flots d’encre, forment le cap Éternité ou, devant les hauteurs plus vertigineuses encore, quoique moins lugubrement romantiques d’un promontoire jumeau, le cap Trinité, que des sapins couvrent du sommet à la base. Les premiers explorateurs qui, il y a trois cents ans, se séparèrent de leurs compagnons pour remonter le Saguenay, ne reparurent jamais, et ce fleuve en deuil a l’air en effet de garder un secret redoutable. Quittons-le pour regagner la Nouvelle-France hospitalière, pour rentrer à Québec, où nous retrouverons plus que jamais la mère patrie dans tous les détails de cette vieille ville aux glorieuses annales historiques. Le couvent des ursulines, fondé par Mme de la Peltrie et sœur Marie-de-l’Incarnation, existe encore ; on a eu beau déguiser en caserne l’ancien collège des jésuites, le souvenir de sa première destination ne s’efface pas ; la grande cathédrale catholique est dévotement fréquentée, les rues portent des noms français, les physionomies sont françaises et l’on croit être, en somme, si loin de l’Amérique que les Américains qui ne peuvent passer l’Océan se plaisent à y respirer au moins, comme ils disent, l’atmosphère d’un voyage à l’étranger.

Dans ce cadre, qui nous est singulièrement sympathique, Howells met en présence sa naïve Kitty Ellison, sortie pour la première fois des « régions à huile, » où s’est écoulée son enfance un peu rustique, et un Bostonien dédaigneux, blasé, systématiquement froid, comme ont la réputation de l’être la plupart des habitans de la ville américaine la plus raffinée en ses mœurs et sa culture intellectuelle. Ils se rencontrent sur le bateau, et la première pensée de Miles Arbuton, — c’est le nom du Bostonien, — est d’éviter l’entourage assez vulgaire de cette jolie entant, la jolie enfant elle-même, quoiqu’elle l’attire par son charme involontaire. Miles Arbuton a toute la morgue d’un Anglais ; il est d’une élégance irréprochable, d’une politesse glaciale ; aucun aristocrate ne saurait le dépasser sur le chapitre des préjugés. De longs séjours en Europe l’ont influencé peut-être ; quoi qu’il en soit, la distinction est son idée fixe : tout ce qui est violent, brutal ou commun lui fait horreur ; il déteste par-dessus tout l’exagération, même les exagérations de la nature ; des beautés trop accusées, trop gigantesques, choquent ce goût susceptible ; il faut, pour qu’un paysage parle à l’imagination d’Arbuton, qu’il offre un intérêt historique, qu’il s’enveloppe de la séduction du passé. De là un certain mépris pour les sites américains les plus vantés. Il se tient à l’écart des bruyantes conversations qui s’engagent sur le bateau entre gens également transportés de surprise et d’admiration, mais un incident imprévu le met de force en rapport avec les Ellison. Décidé d’abord à s’en tenir aux politesses les plus superficielles et les plus éphémères, il se laisse prendre, sans concevoir comment, et de plus en plus, à la franchise, à la simplicité, à l’absence complète de coquetterie qui l’ont frappé à première vue chez Kitty. Il se persuade assez facilement qu’il doit avoir affaire à Québec, où elle passe quelques semaines à visiter la vieille cité ; il devient son cicerone avec un singulier plaisir et n’est pas fâché d’être contredit par elle, ce qui arrive souvent, car Miles Arbuton étonne Kitty, mais ne l’intimide pas ; elle reste naturelle, n’hésite guère à exprimer devant lui son opinion et discute volontiers avec cet érudit qu’amuse son audace ingénue, qui est maintes fois frappé en outre de la justesse de ses remarques. Kitty n’est pas une ignorante dans le sens absolu du mot ; son esprit naturel s’est développé par la lecture. A Eriecreek, dans le trou qu’habite sa famille, elle a eu le temps d’étudier et de réfléchir. Un vieil oncle démocrate et abolitionniste lui a enseigné de bonne heure qu’il n’existe entre les hommes d’autres distinctions que celles qui émanent d’une différence d’instruction et de culture morale ; elle croit à l’égalité, elle a le degré de confiance en elle-même qui est compatible avec la modestie, et une confiance absolue en autrui, n’ayant jamais rencontré que de la bonté. Pourquoi n’opposerait-elle pas son enthousiasme de petite fille qui n’a rien vu et qui brûle de tout connaître aux critiques hautaines d’un voyageur que l’ancien monde a rendu injuste envers le nouveau ? Arbuton dégèle au contact de cette exaltation sincère, il en vient à oublier les origines de Kitty, et qu’elle est née au pays du pétrole. Cela s’effectue peu à peu. Rien d’amusant tout d’abord comme les questions qu’il lui adresse d’un air craintif et dégoûté sur l’humble vie qu’elle mène à Eriecreek, dont il ne peut se faire aucune idée, car il a vécu dans un milieu où tout est réglé par des conventions qu’on ne saurait violer sans crime, tandis que Kitty n’a jamais connu qu’une règle : se conduire honnêtement, respecter les droits d’autrui, estimer chacun pour ce qu’il est, non pour ce qu’il paraît. Cette fleur sauvage finit par effacer de la mémoire d’Arbuton tous les produits de serre chaude qui naguère faisaient ses délices ; il ne peut se résoudre à s’éloigner d’elle, il forme la résolution de la transplanter, si étrange qu’elle puisse y paraître, dans les plates-bandes bien alignées, soigneusement désherbées de Boston. La liberté des mœurs américaines leur permet, bien entendu, des tête-à-tête. Un jour qu’ils sont allés ensemble à Sillery et que le concierge de l’ancienne maison des missionnaires jésuites les a pris pour un jeune ménage en tournée de lune de miel, Arbuton demande à Kitty, dans un élan que l’on croirait incompatible avec son caractère, si elle consent à ce que cette méprise devienne une réalité. La jeune fille ne sera nullement éblouie par cette offre inattendue ; elle réclamera un peu de temps pour s’interroger, mais, sûre enfin de l’amour qu’elle a pour Arbuton, avec quelle sincérité, quel oubli adorable de toute arrière-pensée elle se donne : Voilà le Bostonien engagé, — et il en est ivre de joie, — à une campagnarde, imbue de sentimens égalitaires et démocratiques, incapable de reconnaître un bon tableau d’un mauvais, qui n’a jamais entendu un opéra, ni mis le pied dans un théâtre et dont les robes sont faites au logis par elle-même et ses jeunes sœurs, selon la mode quasi-barbare d’Eriecreek.

Le bonheur des deux fiancés est de courte durée. Au moment où ils jurent de s’aimer toute la vie, un de ces grains de sable qui peuvent, aussi bien que le bloc de rocher le plus formidable, être une pierre d’achoppement pour le bonheur, se trouve sous leurs pas. Ils rencontrent, vers la fin du voyage si bien commencé, deux reines de la société bostonienne, une mère et une fille, des amies d’Arbuton, dont nous reproduisons le portrait pour l’édification de ceux qui croient, sur la foi de quelques échantillons aperçus à Paris, que toutes les Américaines se ressemblent : « La mère était habillée avec une exquise recherche plutôt qu’avec le luxe qui signale les élégantes de New-York ; on sentait qu’en faisant à la mode les concessions nécessaires, elle ne se laissait pas entraîner par elle ; ses manières avaient ce je ne sais quoi de subtil, de discret, de tempéré qui est le caractère même de Boston. La jeune fille se faisait remarquer par un air d’insouciance délibérée tout à fait particulier ; il y avait chez cet ange, réunis en un mélange piquant, la vivacité intelligente d’un jeune garçon et la grâce pudique d’une vierge. » Auprès de ces types achevés du grand monde, la pauvre Kitty perd un instant ses avantages. Arbuton n’ose présenter Kitty, il n’ose annoncer son mariage, il la renie tacitement, et cette lâcheté passagère ne lui sera point pardonnée. En vain cherche-t-il ensuite à prouver qu’il ne comptait l’introduire dans le monde que bien armée pour subir victorieusement toutes les comparaisons, elle méprise une pareille faiblesse, c’est elle, à son tour, qui trouve vulgaire celui qui s’était fait un mérite de l’élever jusqu’à lui, et, sûre de ne pouvoir réussir à le rendre heureux, elle rompt l’engagement à peine conclu avec une rigueur implacable, qu’elle puise dans la juste révolte de sa fierté. Plus tard, elle découvrira que cet homme, si craintif devant la société qui a été jusqu’alors l’arbitre de ses actes, lui a rendu, sans vouloir s’en vanter et avec une délicatesse admirable, un de ces services qu’on ne peut oublier, qu’il a en réalité risqué sa vie pour elle, — n’importe, la blessure une fois faite ne se referme pas. Le reste n’est plus rien. Elle n’appartiendra jamais à qui un seul instant a pu rougir d’elle.

De toutes les héroïnes de Howells, — et il y en a de charmantes dans les genres les plus variés, la jalouse et impétueuse Marcia, la fantastique Egérie, la franche et naïve Lydia, avec sa voix de sirène, la belle Florida, qui cache sous tant de hauteur apparente une nature tendre, passionnée à l’excès, des sentimens qui l’effraient elle-même et qu’elle réprime, — parmi toutes ces aimables figures, étudiées de près avec la connaissance profonde et minutieuse des qualités féminines, nulle n’est aussi attachante que Kitty Ellison ; plus qu’aucune autre elle mérite l’indépendance dont jouit son sexe au pays de toutes les libertés, par l’empire qu’elle garde sur elle-même, par l’héroïque fermeté avec laquelle, quand une question de dignité est en jeu, elle n’hésite pas à briser son propre cœur, sans que l’amour ni aucune tentation de rang ni de fortune puisse peser dans la balance. Elle retourne à l’uniformité d’une vie laborieuse et obscure après avoir goûté au bonheur le plus enivrant, elle y retourne, non pas sans regret, mais sans hésitation, en cachant ce chagrin secret avec autant de pudeur qu’elle avait mis auparavant de spontanéité ingénue dans le don de sa main. Quelle noble vieille fille deviendra Kitty Ellison, et comme on comprend que le célibat, ainsi choisi après l’épreuve, ait un autre caractère, soit en Amérique, soit en Angleterre, que dans tels pays où les circonstances l’imposent avec son cortège de dépit, d’envie, de petitesses de plus d’une sorte !

Ce qui surprend le lecteur français presque autant que l’indomptable fierté, le parfait désintéressement, la rare unworldliness des filles pauvres, c’est la morgue d’une partie de cette société américaine, aussi armée de préjugés contre ce qu’elle considère comme la classe inférieure que la fleur du faubourg Saint-Germain peut l’être à Paris contre la bourgeoisie. Howells insiste gaîment sur ce point dans une suite de petites scènes dialoguées dont nous n’aimons guère la forme, mais où l’esprit est semé à foison : Out of the question.

De quoi ne peut-il être question ? Du mariage de miss Leslie Bellingham, riche héritière, avec le pauvre M. Blake, et cependant M. Blake a préservé miss Leslie d’un cruel outrage, il s’est fait casser un bras pour la défendre, il a sauvé la vie de son frère, il a peut-être du génie ; hélas, ce n’est pas un gentleman ! L’incompatibilité sociale les sépare : miss Leslie fait partie d’un cercle choisi où elle est née, à qui elle doit compte de sa conduite, tandis que Blake s’est formé tout seul, avec l’aide unique des circonstances et de sa volonté. Cet ingénieur, que l’invention d’une locomotive perfectionnée doit mener tôt ou tard à la fortune, a commencé par être mécanicien sur un bateau à vapeur ; on ne lui rendra justice qu’après qu’il aura pleinement réussi, lorsqu’il sera millionnaire, et miss Leslie ne veut pas attendre jusque-là. Elle-même ne lui pardonne cependant qu’avec peine d’avoir travaillé jadis en manches de chemise retroussées jusqu’au coude, mais, cette image désagréable acceptée une fois pour toutes, elle résiste bravement à sa famille et vient à bout de l’opposition qui lui est faite : la mésalliance s’accomplit. Une des supériorités de la jeune Américaine sur la jeune Française est de savoir ce qu’elle veut et pourquoi elle le veut, de voir clair en elle-même. Il est vrai que c’est un effet de l’éducation plutôt qu’un don de nature. On lui apprend de bonne heure à se gouverner, on la pénètre du sentiment de la responsabilité ; pas de lisières importunes, pas de verrous, pas de duègnes, pas de mensonges destinés à prolonger ses illusions et à lui faire envisager le mariage autrement que comme un devoir très grave. Le tableau que la mère de Leslie fait à sa fille des mauvais jours de la vie conjugale la plus heureuse est de nature à impressionner même une étourdie :

— Et maintenant pensez pour votre propre compte, tâchez d’être sûre de vous-même et de n’avoir pas à vous repentir, dit en terminant ses conseils Mme Bellingham.

Son autorité maternelle ne va pas au-delà de cet avertissement.

Out of the question et a Counterfeit Presentment (une Fausse Ressemblance) font pendant. Peut-être préférons-nous la seconde de ces semi-comédies, bien que la donnée en soit quelque peu artificielle ; sur ce canevas d’une texture invraisemblable et tourmentée sont brodées de si ingénieuses situations qu’on oublie le fond pour admirer les détails. La scène est, comme dans le précédent ouvrage, un hôtel à Ponkwasset. Les héros de M. Howells voyagent beaucoup, nous l’avons déjà remarqué. Un jeune peintre, Bartlett, est venu s’établir devant la montagne avec des projets de travail. De son côté, le général Wyatt amène en ces lieux sa fille Constance, une intéressante malade que mine lentement le plus cruel des chagrins d’amour. Elle allait se marier selon son cœur quand l’union, tout près de s’accomplir, s’était trouvée rompue sans qu’elle eût bien compris pourquoi. En vérité, le fiancé était un misérable ; on ne l’accusait de rien moins que d’un vol joint à l’abandon d’une femme qui avait sur lui les droits les plus sacrés ; mais, par un ménagement mal entendu, le général n’a pas révélé à sa fille toutes ces turpitudes, et un doute qui la tue reste dans l’esprit de la pauvre enfant. Sur ces entrefaites, le hasard la met en présence de Bartlett, et, chose étrange, celui-ci est le portrait frappant de l’infidèle. Constance s’évanouit à sa vue, puis, par une inconséquence qui est de son sexe et de son âge, au lieu de le fuir, elle le recherche, elle trouve un plaisir maladif à causer avec ce jeune homme, à se faire entourer par lui d’attentions et de soins, plaisir mêlé d’angoisse et de curiosité. Tantôt elle est ramenée délicieusement au passé qu’elle regrette, tantôt une soudaine dissonance la réveille en sursaut, tantôt elle fait des comparaisons qui peu à peu sont à l’avantage du sosie. Cette petite étude psychologique est conduite avec un art infini. Constance, qui, tout en se nourrissant de sa douleur, est, sans le savoir, sur le chemin de la consolation, ignore, cela va sans dire, que son père ait confié la triste histoire du passé à Bartlett, afin de rendre ses caprices explicables, et que le jeune peintre se prête par compassion pure au rôle assez ingrat d’abord qu’on lui fait jouer. Cependant la pitié chez Bartlett devient bientôt de la tendresse, et le genre d’intérêt que peut porter un médecin à sa malade renforce encore ce sentiment. Les progrès de la consomption sont conjurés ; c’est à son tour de souffrir : il faudra que Constance l’aime pour lui-même ou qu’il s’éloigne. Et elle l’aime à la fin, elle l’aime au point de refuser d’être sa femme parce que cet amour, né d’une erreur, d’une ressemblance, et qu’il tient par substitution, n’est pas digne de lui. Elle voudrait donner davantage, effacer le passé. Pour vaincre ses scrupules, pour la décider à être simplement heureuse, en le rendant heureux, Bartlett avoue que, lui aussi, il a oublié auprès d’elle un ancien chagrin de cœur. Les voilà quittes. Ceci est encore, on le voit, essentiellement américain, pareille égalité entre les torts et les griefs des deux sexes n’étant pas admise dans notre vieille Europe.

Howells est, en effet, un Américain de race dont la morale, les opinions, les idées fondamentales sur toutes choses ont une saveur bien caractéristique ; mais il a rapporté de ses voyages dans le monde latin des délicatesses littéraires qui tempèrent agréablement son originalité et une connaissance de ce qui n’est pas l’Amérique qui lui permet de juger parfois avec une fine ironie les choses de son pays. Il met en scène ses compatriotes sans les flatter, nous présentant, rassemblés dans une intrigue toujours intéressante les variétés si nombreuses du genre, depuis l’aristocrate de Boston « qui lit régulièrement la Revue des Deux Mondes et les journaux de Londres, » jusqu’au pionnier qui recherche par goût les parties inhabitables du globe, depuis le buveur de bière qui « fait du journalisme » à la façon d’un métier et parie sur les élections politiques, comme aux courses, jusqu’au fils de famille qui devient éleveur de bestiaux en Californie, parce, qu’il lui paraît ignoble de vivre de ses revenus, sans autre but que de vivre, et parce que le travail est un devoir social auquel un lâche seul peut manquer, depuis le flirt vulgaire enfin, que nous voyons à Paris coquette et follement extravagante, pire qu’elle ne l’est à New-York, les hommes ne s’obstinant pas chez nous à la respecter malgré elle, jusqu’à ces filles fortes, indépendantes et maîtresses d’elles-mêmes, livrées à leur propre honneur et à l’unique règle de leur conscience, qui, riches, se préoccupent, au point de vue philanthropique, des obligations que fait peser sur elles une grande fortune, qui, pauvres, sont d’excellentes ménagères et dans toutes les conditions, savent « rendre la vertu piquante et la raison délicieuse. »

Les critiques de son pays pensent accorder à Howells le plus bel éloge en plaçant son « talent d’exécution » auprès de celui des romanciers français, réserve faite, bien entendu, de sa morale, qui est toujours irréprochable. Quoiqu’il soit natif de l’Ouest, Howells, transplanté par choix à Boston[4], possède à un haut degré cette qualité des vieux puritains de la Nouvelle-Angleterre, la science d’une analyse sagace, impitoyable. Il nous force à pénétrer dans les replis de l’âme de ses personnages et n’omet en les développant aucune des particularités qui soulignent une physionomie. Excellent peintre de portraits, il n’est pas moins habile dans le paysage et nous fait voir les lieux qu’il décrit, si nettement qu’on ne peut plus les oublier ; de même, pour les menus incidens de la vie commune ; il leur donne de la valeur et nous y intéresse, grâce à la fidélité avec laquelle il les reproduit : les difficultés d’argent du jeune ménage Hubbard, la lutte ingénieuse qui s’engage d’abord entre Marcia, et une gêne bravement supportée, attachent le lecteur presque autant que le feront plus tard les catastrophes provoquées par l’inconduite du mari. Bret Harte n’a mis nulle part plus d’humour que nous en trouvons dans le caractère de Kinney, cette éternelle dupe de l’optimisme, ce caillou infatigable qui a roulé sans amasser de mousse à travers toutes les mines et tous les défrichemens. Il faut l’entendre s’extasier sur l’intérieur neuf et coquet de deux nouveaux époux, qui l’ont reçu avec cordialité. — Un tel salon ! une telle dame ! un tel baby ! — Ses yeux s’arrondissent, il bégaie, il se heurte à tous les meubles, comme un informe papillon de nuit ébloui par la lumière. Lui qui était de roc devant les privations et le danger, il reste éperdu sous le regard d’une femme et sent les larmes lui monter aux yeux à la vue d’un enfant. La jeune mère le met à l’aise en lui permettant de l’aider dans mille petits soins domestiques, dont il s’acquitte sans crainte du ridicule, heureux d’être utile, de pouvoir toucher surtout ce baby prodigieux au cou duquel, avant de partir, il attachera timidement une pépite d’or, la première qu’il ait ramassée en Californie et la seule ! Ce Kinney personnifie à merveille le mélange de détails comiques et touchans qui, sous la plume du romancier, coule d’une façon si naturelle, comme le flot même de la vie composée de rayons et d’ombres. Un sourire vient à point sécher les larmes prêtes à s’échapper, un éclair de gaîté traverse tout à coup l’horizon assombri ; rien qui soit susceptible d’affaiblir l’âme ou de la navrer outre mesure, rien d’exagéré ni de scandaleux. Ce réalisme de bon aloi qui répudie la grossièreté, ne calomnie pas la nature humaine et n’est en somme que l’observation consciencieuse du vrai, suffit à justifier la faveur croissante dont William Howells jouit en Angleterre et le succès qu’il obtiendra certainement en France auprès de tous ceux qui pourront le lire dans l’original.


Th. Bentzon.

  1. Voir le Caniche noir, dans la Revue du 15 décembre 1882.
  2. Voyez la Revue du 1er juin 1873, du 15 juin et du 1er juillet 1874, du 1er et du 15 avril 1878.
  3. Voyez la Revue du 1er août 1875, les Sociétés communistes en Amérique.
  4. Il s’est fixé définitivement à New-Cambridge, l’annexe littéraire par excellence de Boston.