Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 77-83).

VIII. COMMENT SIEGFRID ALLA VERS LES NIBELUNGEN

De là Siegfrid, portant sa Tarnkappe, alla sur le sable vers le port, où il trouva la barque. Il y entra, toujours invisible, le fils de Sigemunt. Puis il partit aussi rapide que le souffle du vent.

Personne ne voyait celui qui conduisait la barque. Le bâtiment voguait vite par la force de Siegfrid, qui était grande. On croyait qu’un fort vent la poussait ; mais, non, c’était Siegfrid qui la menait, le fils de la belle Sigelint.

En l’espace d’un jour et d’une nuit, il arriva en un royaume très puissant, qui avait cent Marches et plus encore d’étendue. Ce pays s’appelait Nibelungenlant ; c’est là qu’il avait son grand trésor.

Le guerrier arriva seul à une grande île. Le bon chevalier eut bientôt attaché sa barque ; puis il alla vers une montagne, sur laquelle s’élevait un Burg, et il y chercha un asile comme font ceux qui sont fatigués de la route.

Il arriva devant les portes qu’il trouva fermées. Elles défendaient leur honneur, comme cela arrive encore de nos jours. L’homme inconnu se mit à frapper à ces portes. Mais cela était bien prévu : il y avait, à l’intérieur,

Un géant qui gardait le Burg, ses armes toujours auprès de lui. Il parla : — « Qui est-ce qui frappe si fort à la porte ? » L’intrépide Siegfrid déguisa sa voix.

Et dit : — « Je suis un guerrier. Ouvrez-moi cette porte, sinon plus d’un qui préférerait son doux repos et ses aises sentira ma colère. » Cette réponse irrita le gardien.

Alors le géant courageux revêtit son armure et mit son casque sur sa tête. Il saisit vivement son bouclier, l’homme fort, et ouvrit la porte. Furieux il s’élança sur Siegfrid :

— « Qui donc a osé réveiller tant d’hommes hardis ? » Et sa main frappa à coups redoublés. Le superbe étranger commença de se défendre ; mais le gardien fit si bien qu’il lui brisa sa cotte d’armes

Avec une barre de fer. Le héros était en danger, et il craignait presque la terrible mort, tant le géant frappait avec force. Pourtant le seigneur Siegfrid en était satisfait.

Ils combattirent si rudement que tout le Burg en retentit ; on entendait le retentissement jusque dans la salle des Nibelungen. Siegfrid dompta le gardien si bien qu’il le lia. La nouvelle s’en répandit dans tout le pays des Nibelungen.

À travers la montagne, un nain sauvage, Albrîch le vaillant, entendit de loin la lutte. Il s’arma aussitôt et courut vers le lieu où il trouva le noble étranger, qui venait de lier le géant.

Albrîch était brave et aussi très fort. Il portait cotte de mailles et heaume, et dans sa main un pesant fouet d’or. Il courut en hâte à la rencontre de Siegfrid.

Sept lourdes boules étaient attachées à ce fouet, et il en frappa si rudement le bouclier de l’homme hardi qu’il le brisa en grande partie. Le bel étranger craignit pour sa vie.

Il jeta de son bras le bouclier brisé ; il remit au fourreau sa longue épée. Il ne voulait point tuer son camérier ; il épargnait ses hommes : ainsi le lui commandait le devoir.

Se précipitant sur Albrîch, avec ses fortes mains, il prit par sa barbe grise cet homme déjà vieux et l’entraîna avec tant de violence qu’il en cria rudement. L’action du jeune guerrier faisait souffrir Albrîch.

Le nain hardi s’écria à haute voix : — « Laissez-moi sauf. Et s’il ne m’était pas interdit de devenir l’homme-lige d’un autre que d’un héros à qui j’ai juré d’être son serviteur fidèle, je vous servirais avant de mourir. » Ainsi parla l’homme rusé.

Siegfrid lia aussi Albrîch comme le géant, et par sa grande force il lui faisait beaucoup de mal. Le nain se prît à demander : — « Comment vous appelle-t-on ? » — L’autre répondit : — « Je m’appelle Siegfrid ; je croyais être bien connu de vous. »

— « Je me réjouis de l’apprendre, dit le nain Albrîch, j’ai éprouvé par vos hauts faits que c’est avec juste droit que vous êtes le chef de ce pays. Je ferai ce que vous m’ordonnerez, si vous me laissez sauf. »

Le seigneur Siegfrid parla : — « Vous irez en hâte et m’amènerez les meilleurs de nos guerriers, mille Nibelungen ; qu’ils sachent que je suis ici. Je ne veux point vous faire souffrir.

Il délia le géant et Albrîch. Albrîch courut vite là où étaient tes guerriers et il éveilla avec soin les Nibelungen et dit : — « Debout, héros ! il vous faut aller vers Siegfrid. »

Ils bondirent de leurs couches et furent bientôt prêts. Mille guerriers rapides s’habillèrent soigneusement et se rendirent là où se trouvait Siegfrid. On échangea de gracieuses salutations en paroles et en actions.

Maintes lumières furent allumées ; on lui versa une boisson purifiée. Puis, les remerciant tous d’être sitôt venus, il dit : — « Il faut m’accompagner loin d’ici sur les flots. » Il trouva un grand nombre de ces héros bons et braves prêts à le suivre.

Plus de trente mille guerriers étaient accourus. Mille des meilleurs furent choisis parmi eux. On leur apporta leur heaume et le reste de leur armure, car il voulait les conduire au pays de Brunhilt.

Il parla : — « Bons chevaliers, je veux vous en prévenir, il vous faut apporter beaucoup de riches habits à cette cour, car maintes belles femmes vous y verront. C’est pourquoi il convient de vous parer de beaux vêtements. »

Ici quelque ignorant dira légèrement : « Ceci est un conte : comment tant de chevaliers auraient-ils pu se réunir ? Où auraient-ils pris les vivres ? Où auraient-ils pris les vêtements ? Ils n’auraient pu les trouver, quand trente pays les auraient servis. »

Mais vous avez bien entendu parler de la richesse de Siegfrid — le royaume et le trésor des Nibelungen étaient à sa disposition ; — il distribua ce trésor à profusion à ses guerriers, et pourtant il ne diminuait pas, quelque quantité qu’on en prit.

Au matin, de bonne heure, ils partirent. Quels valeureux compagnons Siegfrid réunit là ! Ils avaient avec eux de bons chevaux et de magnifiques habits ; ils arrivèrent ainsi en grande pompe au pays de la dame Brunhilt.

Là se trouvaient derrière les créneaux beaucoup de charmantes filles. La reine parla : — « Quelqu’un sait-il qui sont ceux que je vois voguer là-bas au loin sur la mer ? Ils ont déployé des voiles blanches, qui sont plus éclatantes que la neige. »

Alors le chef du Rhin dit : — « Ce sont mes hommes que dans mon voyage j’avais laissés près d’ici. Je les ai fait prévenir, et les voilà, ô dame, qui arrivent. » On admira avec joie les magnifiques étrangers,

On voyait Siegfrid se tenir en superbe costume sur le devant d’un vaisseau avec un grand nombre d’autres guerriers. La reine dit : — « Seigneur roi, dites-moi, accorderai-je le salut à ces étrangers ou le leur refuserai-je ? »

Le roi répondit : — « Vous irez à leur rencontre en avant de votre palais, afin qu’ils comprennent bien que vous les voyez avec plaisir. » La reine suivit le conseil du roi, et par son salut elle distingua Siegfrid du reste de sa troupe.

On leur assura des logements et l’on eut soin de leurs vêtements. Le nombre des hôtes venus dans le pays était si considérable qu’ils se pressaient partout par bandes. Les hommes hardis désiraient retourner en Burgondie.

Alors la reine parla : — « Je serais reconnaissante à celui qui saurait partager mon or et mon argent à mes hôtes et à ceux du roi, qui sont si nombreux. » Dancwart, l’homme du vaillant Gîselher, répondit :

— « Très noble reine, veuillez me charger des clefs, j’ai confiance de si bien faire le partage, que s’il en résulte quelque honte, elle sera mienne tout entière. » Ainsi parla ce brave guerrier et il montra parfaitement combien il était bienfaisant.

Quand le frère de Hagene eut reçu les clefs, la main de ce héros distribua de riches présents. — À celui qui désirait un marc, on en donnait tant, que tous les pauvres vécurent en liesse.

C’était bien par cent livres qu’il donnaît sans compter. Beaucoup quittèrent la salle en riches vêtements qui jamais n’en avaient porté de pareils. La reine l’apprit : cela lui causa peine et souci.

Alors elle dit : — « Seigneur roi, je me figure que votre camérier ne veut pas me laisser beaucoup de mes vêtements ; il dissipe entièrement mon or. À celui qui saurait encore l’en empêcher, je serais toujours obligée.

« Il donne de si riches présents qu’il parait s’imaginer, ce guerrier, que je pense déjà à ma mort ; mais je veux encore en user et je compte bien dépenser ce que mon père m’a laissé. » Jamais reine n’eut camérier aussi prodigue.

Hagene de Troneje parla : — « Sachez, ô dame, que le roi du Rhin a tant d’or et d’habits à donner que nous sommes résolus de ne rien emporter du pays de Brunhilt. »

— « Non pas, répondit la reine ; pour me faire plaisir, qu’on remplisse vingt coffres de voyage avec de l’or et de la soie, que ma main distribuera quand nous serons arrivés au pays des Burgondes. »

On remplit les coffres de pierres précieuses. Son propre camérier devait présider à cet office, car elle ne voulait plus se fier à l’homme de Gîselher. C’est pourquoi Gunther et Hagene se prirent à rire.

La vierge parla : — « À qui laisserai-je ma terre ? Il faut d’abord que ma main et la vôtre mettent ordre à cela. » Le noble roi répondit : « Faites appeler ici celui que vous préférez, ce sera lui que nous ferons chef. »

La dame vit près d’elle l’un de ses plus proches parents ; il était le frère de sa mère. La vierge lui dit : — « Laissez-moi vous remettre mes burgs et le pays. » Puis ils se préparèrent au voyage. On les vit chevaucher sur le sable.

Elle choisit parmi ses fidèles mille hommes vaillants, qui devaient voguer avec elle vers le Rhin, avec les mille guerriers du pays des Nibelungen. Ils se préparèrent pour le voyage. On les vit chevaucher sur le sable.

Elle emmena avec elle quatre-vingt-six femmes et deux cents vierges, au corps très beau. On ne demeura point plus longtemps ; chacun désirait partir ! Alors, hélas ! commencèrent les pleurs de celles qui restaient.

Avec des marques de haute vertu, la vierge quitta le pays ; elle embrassa ses meilleurs amis, qui se trouvaient près d’elle. Après cet affectueux adieu, on se mit en mer. Jamais plus depuis lors la vierge ne revint au pays de ses pères.

On entendit durant le voyage bien des mains jouer des instruments ; ils eurent toutes sortes de divertissements. Une brise de mer favorable les poussa sur leur route. Ils s’éloignaient du rivage ; maintes filles en pleurèrent.

Toutefois, durant la traversée, elle ne voulut point manifester son amour au roi. Ce bonheur était réservé jusqu’à leur arrivée à Worms dans le Burg, après les noces. Ils y arrivèrent depuis, pleins de joie, avec les héros.