La Nouvelle Revue Critique (p. 137-150).
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vi


La première entrevue fut saisissante.

C’était à quelques toises du Stellarium, sous le parasol d’un énorme végétal… Il y avait cinq Tripèdes dont les yeux multiples nous observaient étrangement, Antoine et moi…

Tout en eux était inouï, aucune image de la terre ne s’adaptait exactement à leur structure, et pourtant mille analogies subtiles s’élevaient à leur vue, et dès l’abord naquit une indescriptible sympathie. Les regards dominaient de loin toute autre expression des visages rythmiques.

Aucun des six yeux n’avait la même nuance et chaque nuance variait indéfinissablement. Cette diversité et ces variations suggéraient une vie agile qui dépassait en charme tous les charmes humains : ah ! combien ternes eussent paru les plus beaux yeux de femme ou d’enfant terrestres !

L’impression, si vive d’abord, grandit de seconde en seconde ; bientôt même le regard vif de Jean me parut d’une insignifiance navrante.

Dans notre indicible solitude, les signes que Jean nous avait enseignés s’étaient gravés avec force dans notre mémoire cérébrale, nerveuse et musculaire. Nous nous en servions presque familièrement… D’ailleurs, la compréhension de nos interlocuteurs était rapide et précise ; leur intuition comblait facilement les lacunes.

— Je sais déjà, dit celui qui paraissait et qui était le personnage dominant, que vous venez de l’astre voisin… Vous nous êtes supérieurs… et supérieurs à nos ancêtres.

Je crus discerner une mélancolie dans les lueurs versicolores des prunelles.

— Pourquoi supérieurs ? fit Antoine… Nous ne sommes que différents !

— Non… non… supérieurs. Notre monde est plus petit… nous n’avons pas assez duré : il y a si longtemps maintenant que notre force est partie ! Et nous sommes aussi des vaincus… Nous savons déjà que vous êtes, vous, des vainqueurs… vous devez être les maîtres de votre astre.

— Oui, nous dominons les autres vivants…

— Nous reculons toujours ! Nous n’occupons plus le dixième de la planète ! Ceux qui nous chassent ne nous valent pas… mais ils peuvent vivre sans liquides…

J’hésitai avant de dire :

— Aimez-vous la vie ?

Il me fallut répéter la question sous trois formes :

— Nous l’aimons beaucoup… Nous ne serions pas malheureux sans les Autres… Depuis longtemps nos pères savaient que notre race doit disparaître… Cela ne nous attriste plus ; nous voudrions seulement disparaître sans violence.

Il réussit à se faire comprendre après plusieurs tentatives :

— Tous les vivants ont leur fin du monde !… Elle ne vient pas plus vite pour chacun de nous que pour ceux qui nous précédèrent : nous vivons même plus longtemps… Et puisque notre nombre diminue de siècle en siècle, tout ce que nous souhaitons, c’est que les Autres nous laissent le temps. Peut-être nous aiderez-vous ?

Bizarrerie de l’adaptation ! Je m’habituais à ces visages plans, où manquait ce fragment de chair, au fond si laid, par quoi nous respirons et flairons ; je m’habituais à cette peau si peu comparable à la nôtre, à ces étranges rameaux qui remplaçaient nos mains. Déjà je sentais que, par degrés, tout paraîtrait normal.

Plus que de leur structure, j’étais impressionné par l’idée de leur éternel silence. Non seulement leur langage était visuel, mais ils s’avéraient incapables d’émettre aucun son comparable aux sons articulés ou même au cri de la plus obscure des bêtes terrestres.

— Est-ce qu’ils n’entendent rien ? demanda Antoine.

— J’ai posé la question sans résultat, répondit Jean.

Antoine essaya de la leur poser à son tour ; il ne sut pas se faire comprendre. La notion de la parole articulée, et sans doute toute notion auditive leur étaient absolument étrangères.

— En revanche, fit Jean, ils perçoivent par le tact des vibrations du sol que nous ne percevons point… De sorte que l’approche d’un être leur est signalée dans les ténèbres avec une précision que l’homme n’atteint point.

— Le tact pourrait-il, jusqu’à un certain point, leur signaler les ondes aériennes ?

— Oui et non… Si ces ondes sont très fortes, ils les perçoivent par l’ébranlement du sol ou des objets.

Tandis que nous échangions ces propos, de nouveaux Tripèdes étaient survenus.

— Il y a cette fois deux « femmes », remarqua Jean… je ne puis me résoudre à les appeler des femelles !…

Il n’eut pas besoin de les désigner : de stature un peu plus haute que les mâles, elles en étaient plus différentes que nos compagnes ne le sont de nous. Il ne faut pas tenter de dépeindre leur grâce et leur séduction ; quand j’épuiserais toutes les métaphores des poètes, quand je ferais appel aux fleurs, aux étoiles, aux forêts, aux soirs d’été, aux matins de printemps, aux métamorphoses de l’eau, je n’aurais rien dit !

Aucun rappel de la beauté humaine ni de la beauté animale. En vain mon imagination cherchait les repères de l’évocation et les prestiges du souvenir. Pourtant comme le charme était sûr ! Chaque minute le confirmait. Faut-il donc admettre que la beauté n’est pas une simple adaptation d’un fragment de la réalité universelle à notre réalité humaine ?

J’avais toujours imaginé que le visage humain, avec la bosse molle du nez, producteur de mucus, avec les appendices ridicules des oreilles, avec cette bouche en forme de four, — en somme répugnante par sa fonction brutale — n’était pas en soi préférable à la hure du sanglier, à la tête du boa ou à la gueule du brochet, qu’elle tirait toute sa séduction d’un instinct semblable à celui qui guide les hippopotames, les vautours ou les crapauds… La part de réalité esthétique me semblait ainsi subordonnée à nos structures ; elle serait tout autre si nous étions autrement conformés.

Les jeunes Martiennes démentaient cette théorie : la plus gracieuse surtout me montrait, avec une évidence énergique, la possibilité de beautés perceptibles pour nous et pourtant complètement étrangères à nos milieux et à notre évolution.

La conversation continuait et prenait une tournure positive. Les Tripèdes demandaient si nous ne pouvions pas les aider à combattre l’invasion d’une partie de leur territoire ; ils ne luttaient facilement que contre les Zoomorphes de petite et de moyenne taille ; pour les colosses, il leur fallait converger les ondes d’un grand nombre de radiants ; encore devaient-ils se tenir à distance, à moins de sacrifier un nombre considérable de combattants. Au total, les Tripèdes disposaient de trop faibles énergies.

— Vos ancêtres étaient mieux armés ? demandai-je.

— Nos lointains ancêtres, oui. Mais en ce temps, les ennemis de notre Règne étaient de petite taille et n’occupaient que des recoins stériles. Personne ne devina le rôle futur de ces êtres… Quand le péril devint évident, il était trop tard. Nous ne possédions plus des moyens assez puissants pour détruire les grands ennemis… Tout notre effort se borne à contrarier leur avance.

Je résume la réponse des Tripèdes, qui ne fut obtenue qu’après des questions nombreuses, et péniblement élucidées.

— Vos ennemis sont-ils organisés ? fit Antoine.

— Pas exactement. Il n’y a aucune entente directe, rien qui ressemble à un langage et nous ne savons pas s’il convient de parler d’intelligence. Ils agissent par un instinct incompréhensible pour nous. Quand l’invasion d’un territoire a commencé, les ennemis s’accumulent, puis les organismes inférieurs se mettent à croître… et quand ils ont séjourné un peu partout, le sol est empoisonné, — nos plantes ne peuvent plus y vivre.

— Les invasions sont-elles rapides ?

— Assez rapides dès qu’elles ont commencé… plus fréquentes de période en période. Jadis, il y a des centaines de siècles, l’envahissement était si lent qu’il en était presque imperceptible ; il se limitait à des régions désertées : déjà notre décroissance commençait ! Maintenant nous perdons souvent des terres fertiles et l’invasion qui commence au Sud est très menaçante et nous coûtera cher, si elle réussit.

— Nous allons nous consulter !

Nous demeurâmes un bon moment, mes amis et moi, à nous regarder :

— Nous savons déjà que nous pourrions intervenir, fit Antoine, mais au prix d’une dépense considérable d’énergie… Nos moyens tels quels ne nous le permettent pas. Il faut savoir si Mars est en état de nous fournir des ressources nouvelles… Le rayonnement solaire est trop faible ici pour que nos transformateurs puissent directement amorcer un déferlement radioactif. Un supplément d’amorçage devra être demandé à la matière martienne.

— Je crois que la planète pourra y pourvoir, affirma Jean.

— Travaillons !

Les Tripèdes épiaient avidement notre mystérieuse conversation. Ils savaient déjà que des signaux émanaient de notre bouche ; ils essayaient de se rendre compte du mouvement des lèvres…

Jean se tourna vers eux et « signala » :

— Nous attaquerons vos ennemis si nous trouvons les énergies nécessaires…

Il réussit, après quelques répétitions, à se faire comprendre. Parce que les Tripèdes employaient au chargement de leurs armes une forme d’énergie (encore inconnue pour nous) ils finirent par concevoir ce que Jean voulait dire.

— Nous vous aiderons ! fit le Tripède influent. Mais comment savez-vous que votre intervention sera utile ?

— Parce que nous avons déjà rencontré vos ennemis et que nous avons su les mettre en fuite.

À ces mots, il y eut une agitation vive parmi les Tripèdes ; leurs yeux multiples illuminaient littéralement leurs visages.

Plus impatiente que les mâles, une des « femmes », la plus gracieuse, demanda :

— Avez-vous vu les plus grands d’entre eux ?

— Oui, plusieurs longs, comme la distance qui me sépare de ce roc.

Comment nous pûmes démêler la joie des Tripèdes, si différente, en ses manifestations, de nos joies humaines, c’est ce qui reste inexplicable. Les yeux surtout nous la révélèrent, avec leurs variations continues, et l’émotion de la jeune curieuse était singulièrement séduisante.