La Nouvelle Revue Critique (p. 151-167).
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vii


L’Habitude, forme préliminaire de l’adaptation chez les hommes et les animaux, resserra nos relations avec les Tripèdes. Nous nous familiarisions tellement avec leur présence, leurs formes, leurs allures et leurs coutumes que bientôt il sembla que nous fussions parmi eux depuis très longtemps.

Comme je l’ai dit, leurs habitations étaient souterraines, encore qu’ils passassent une grande partie du jour en plein air. J’en connaissais maintenant la raison, qui n’était autre que le besoin de fuir l’excessif refroidissement nocturne. Raison d’autant plus péremptoire qu’à une certaine profondeur régnait une température douce, accompagnée d’une lumière émanée du sous-sol planétaire.

Il n’avait pas été nécessaire de creuser les refuges : la planète comportait un grand nombre de cavernes, reliées par des couloirs : on y accédait le plus souvent par des pentes plus ou moins raides, jusqu’à deux ou trois mille mètres sous terre. De-ci de-là, l’industrie tripède avait amélioré ces habitats naturels.

Parfois, une suite de cavernes s’étendait à des distances considérables, et comportait des nappes d’eau, voire de petits lacs. L’éclairage était d’autant plus vif qu’on descendait plus bas. Nous nous convainquîmes qu’il était dû à des phénomènes radio-actifs, encore que nous ne trouvions aucun corps pareil à notre Violium, à l’antique Radium ni même au Planium.

— Sans doute, remarquait un matin Antoine, le déchaînement radioactif est-il épuisé dans les couches superficielles, tandis qu’il est vraisemblablement fort actif plus bas…

— Si c’est une action radioactive ! ripostait Jean.

— Dommage en tout cas, fis-je, que nous ne disposions pas de ces énergies pour refaire les nôtres !…

À défaut d’éléments radioactifs, nous avions découvert des éléments dont la combinaison développait des températures extrêmement élevées, et produisant des radiations de haute fréquence : il n’en fallait pas plus pour amorcer les dislocations atomiques nécessaires à nos travaux… Nous réussîmes à nous approvisionner d’énergies considérables et faciles à renouveler…

En outre, des expériences heureuses nous permirent, après des éliminations successives, de transformer l’eau martienne en eau terrestre et de rendre digestibles trois des aliments consommés par les Tripèdes : nous pouvions donc indéfiniment prolonger notre séjour.

Par ailleurs, nous resserrions notre intimité avec quelques-uns de nos hôtes. Les conversations devenaient de plus en plus faciles, voire automatiques, lorsqu’il s’agissait de choses familières.

L’industrie des Tripèdes garde des vestiges d’une industrie analogue à l’industrie humaine du xixe siècle. Ils utilisent ingénieusement les radiations solaires et leur font produire des températures élevées ; ils pratiquent une métallurgie un peu différente de la nôtre, mais ils ne tissent aucune étoffe : leurs vêtements, leurs couvertures, se font à l’aide d’une manière de mousse minérale, obtenue par sublimation, et à laquelle ils savent donner une résistance et une souplesse surprenantes. Leurs lits sont faits de larges lames élastiques qu’ils suspendent à des panneaux ou à des poutres, par quatre, six ou huit crochets ; leur mobilier comporte trop de variations pour que je m’arrête à le décrire ; il offre du reste des analogies avec des mobiliers humains de diverses époques et de diverses races.

Pour leur agriculture, elle est « rayonnante », en quelque sorte : ils remuent peu le sol ; ils le soumettent à l’influence d’ondes et de courants, avant les semailles : les racines des plantes dissolvent facilement l’humus ainsi préparé. Depuis les temps les plus lointains, les repas des Tripèdes ne se composent que d’aliments liquéfiés qu’ils absorbent à l’aide de tuyaux comparables à des roseaux.

Leur vie personnelle et sociale est très libre. On peut dire que l’ère du crime est close pour eux ; l’ère de la vertu aussi. Comme ils n’ont besoin d’aucun effort pour respecter la liberté d’autrui, ils ne connaissent plus la pauvreté ni la richesse ; chacun fait sa part de travail avec autant de naturel qu’une fourmi, mais en gardant son individualité.

Les Tripèdes capables de violence sont devenus extraordinairement rares ; on les considère comme des déments.

Est-ce à dire qu’ils n’ont pas de passions ? Oui, et fort vives, qui toutefois ne gênent pas le prochain. La pire aurait pu être l’amour. Ils le subissent aussi impérieusement que nous, mais, à travers les temps, la jalousie a disparu.

Le mâle ou la femme qui ne plaisent point ou ne plaisent plus peuvent souffrir violemment : il ou elle ne conçoivent même plus qu’on veuille empiéter sur la liberté des choix.

L’amour multiple est fréquent et ne cause pas plus de drames que l’amour d’une mère ou d’un père pour plusieurs enfants. Cette tolérance s’explique peut-être par l’inutilité sentie et reconnue pour la sélection. Les Tripèdes, depuis de longues suites de millénaires, n’ont aucune illusion sur leur décadence ; ils l’acceptent sans amertume et goûtent tout aussi pleinement que nous la joie de vivre.

Un jour que je m’entretenais avec celui de nos amis qui nous comprend le mieux, il me dit :

— Pourquoi la mort de l’espèce attristerait-elle l’individu ? Tout ne s’est-il pas toujours passé, pour chaque vivant, comme si le monde entier disparaissait avec lui ?

Évidemment ! Mais il aurait pu se faire que le déclin jetât une ombre mélancolique sur les âmes. Au rebours, son attente paraît dispenser aux Tripèdes une sorte de sérénité collective…

Comment aiment-ils ? Il me fallut de longs mois pour en avoir une notion, certes imparfaite, mais aussi étendue que le comporte l’organisation humaine. Telles nuances sans doute me sont restées étrangères, comme l’est la perception des sons pour les Tripèdes.

Leur amour physique demeure une énigme plus mystérieuse que l’amour des fleurs. Leur étreinte, car leur acte nuptial est une étreinte, semble extraordinairement pure. C’est tout le corps qui aime, en quelque sorte immatériellement. Du moins, si la matière intervient, ce doit être sous la forme d’atomes dispersés, de fluides impondérables.

La naissance de l’enfant est un poème. La mère est d’abord enveloppée tout entière d’un halo, qui, en se condensant sur sa poitrine, devient une vapeur lumineuse. Elle suspend alors à ses épaules une conque ravissante, une sorte de grande fleur pâle, où l’enfant se condense, prend la forme de son espèce, puis se met à grandir. Sa nourriture est d’abord invisible, émanée de la mère.

Pour mon imagination, la naissance et la croissance primitives de ces êtres ont quelque chose de divin ; toute l’infirmité, toute la laideur terrestre en sont bannies, comme elles sont bannies de la caresse nuptiale.

Pendant que nous faisions nos préparatifs — ce qui demanda plus de trois mois, nous pûmes étudier de près la structure de nos amis.

Leur vision est bien plus complexe que la nôtre ; elle s’étend dans l’infrarouge et l’ultra-violet : leurs trois paires d’yeux comportent des registres différents. L’une, située le plus haut, ne perçoit distinctement que la partie du spectre qui va de l’orangé à l’indigo extrême. Les yeux de la région moyenne discernent le rouge et l’infra-rouge ; enfin la troisième paire explore particulièrement les rayons violets et ultra-violets jusqu’aux plus grandes fréquences…

Leur tact est extrêmement varié ; ils perçoivent de faibles vibrations du sol ; l’approche d’un autre Tripède ou d’un Pentapode leur est signalée par une induction magnétique, de même que les variations des météores : ainsi l’absence d’ouïe est largement compensée…

Tous leurs arts sont visuels, mais ces arts ne sont point statiques, comme notre peinture, notre dessin, notre sculpture : ce sont des arts dynamiques où la lumière, leur lumière, beaucoup plus étendue et variée que la nôtre, remplace le son. J’ai eu parfois le pressentiment de ce que de tels arts avaient d’exquis et d’infiniment nuancé, mais hélas ! le pressentiment seulement. Mes efforts pour comprendre — je ne dis pas une symphonie, mais une simple mélodie lumineuse — demeurèrent infructueux.

J’eus une aventure, la plus étrange et la plus captivante de ma vie. Le hasard, qui mène les destins dans Mars comme sur la terre, me remit plusieurs fois en présence de cette créature pleine de grâce dont j’ai parlé plus haut. Parce qu’elle était avide de connaître le mystère de notre monde, parce que sans doute une sympathie confuse nous attirait l’un vers l’autre, nous aidâmes le hasard, nous nous revîmes.

Elle avait rapidement appris à se servir de notre alphabet optique, elle manifestait une curiosité ardente pour l’astre d’où nous avions surgi et faisait des efforts passionnés pour en concevoir le mystère.

Je m’efforçais de lui dépeindre notre humanité, qu’elle jugeait très supérieure aux Tripèdes puisque nous avions pu franchir l’effroyable abîme interstellaire. Elle ne se lassait jamais d’interroger ni d’apprendre ; un perpétuel enchantement éclatait dans ses yeux, les plus merveilleux parmi les yeux merveilleux de ses semblables.

Les sentiments qui m’attiraient auprès d’elle sont décidément indéfinissables. Ils comportaient une admiration plénière, le plaisir de découvrir chaque jour quelque beauté plus subtile, un ravissement qui tenait de la magie et qui m’exaltait comme jadis les déesses purent exalter un Hellène mystique, une tendresse sans analogie avec aucune tendresse connue : ni l’amour, qui semblait impossible par destination, ni l’amitié qui comporte une plus grande familiarité d’âme, ni la douceur qui naît à la vue d’un enfant. Non, c’était en vérité un sentiment incomparable et que d’ailleurs je ne comparais à aucun autre.

Je me souviens de promenades dans la sylve, au bord du lac ou sur les plaines rousses : je vivais dans le domaine des fées, soulevé par une ferveur qui abolissait la durée et dispensait la « brillante » imprévoyance des enfants et des jeunes animaux.

Un jour, nous nous attardâmes près du lac. Le soir tomba, le soir pur de Mars, aux astres plus étincelants que même sur nos hautes montagnes.

« Grâce » manifestait pour les prodiges terrestres une admiration qui devenait un culte… Mais dans l’air indiciblement pur, apparut la splendeur suprême des Éthéraux.

Saisi, je contemplai quelque temps ce divin spectacle, puis je « signalai » (car nous demeurions visibles l’un à l’autre) :

— Par eux, Grâce, Mars est supérieur à la terre !

Elle répondit et sa réponse me surprit profondément :

— Je ne le crois pas !

— Et pourquoi ne le croyez-vous pas ?

— Je ne suis pas sûre que ces vies brillantes soient supérieures à votre vie ni même à la mienne. Rien ne le prouve… rien ! Et je pense aussi qu’il doit exister quelque chose de semblable sur la terre… que vous n’avez pas aperçu encore… comme nos très lointains ancêtres n’apercevaient pas encore ceux-ci…

— Ou bien, ils n’existaient pas !

— Alors leur évolution aurait été très rapide… trop rapide pour qu’ils soient supérieurs…

Nous nous regardions dans la nuit ; les yeux de Grâce luisaient comme la constellation d’Orion ; sa vie semblait se répandre subtilement sur mon visage.

— Si même la Terre ne les produit pas encore, elle les produira — en plus grande abondance et avec plus d’éclat que Mars. En toute chose votre planète doit dominer la nôtre !

Nous retournâmes pensifs, à travers la forêt, et de ce soir je l’aimai mieux encore…

Je l’aimais mieux, avec des nuances nouvelles. Une intimité inouïe se mit à croître, exaltation de l’âme, volupté du cœur étrangère aux brutales voluptés de la bête terrestre.

Elle-même semblait toujours plus avide de ma présence. Je lui dis un jour :

— N’est-ce pas, Grâce, les hommes vous paraissent bien laids ?

— Je le croyais, d’abord, répondit-elle, quoique cette laideur ne m’ait jamais semblé désagréable. Je conçois maintenant que vos corps et vos visages peuvent avoir leur beauté… Vous, je ne sais plus. J’attends votre arrivée avec impatience… je trouve à nos rencontres un charme inconnu et dont je m’étonne.

— C’est très doux ce que vous dites là… Chère Grâce, j’ai tout de suite été ébloui !

Dans les limbes de l’inconscient, il semblait qu’un monde fût en train de se construire, des êtres surnaturels montaient des profondeurs, une lumière mystérieuse éclairait les légendes, les possibles jaillissaient de l’éternité créatrice — et je sentais le monde de Grâce rejoindre le monde obscur de mes ancêtres…

Comment dépeindre cette émotion qui mêlait les astres aux battements d’une chétive poitrine humaine, qui m’envahissait comme les vagues de l’équinoxe envahissent l’estuaire.