La Nouvelle Revue Critique (p. 131-136).
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Chaque jour, Jean se rendait pendant trois ou quatre heures parmi les Tripèdes, puis il participait avec nous aux explorations. Nous étions, Antoine et moi, impatients de faire comme lui, mais il convenait d’attendre que le code des signes fût moins embryonnaire.

Nous nous exercions avec Jean qui chaque jour, rapportait quelque « mot » nouveau. Dans ce travail d’ajustement cérébral, les Tripèdes se montraient supérieurs aux hommes, doués d’une plus grande agilité abstraite : est-ce que, chez nous, les vieux peuples sur le retour ne furent pas toujours plus abstraits que les peuples jeunes encore ?

Au retour d’une de ses absences, Jean remarqua :

— Nous possédons déjà deux cents termes d’échange… Avec six ou sept cents termes, on peut exprimer bien des choses… Car enfin, tels auteurs classiques et subtils n’utilisaient pas plus de douze à quinze cents mots !

À mesure que Jean et ses amis Tripèdes perfectionnaient leur « dictionnaire » nous recevions des enseignements plus précis sur le présent et le passé de Mars. Ils confirmaient nos conclusions.

Le souvenir d’une puissance et d’un savoir supérieurs persistaient dans les Souterrains ; jadis les Tripèdes avaient pratiqué une industrie ingénieuse et diverse, qui comportait des usines puissantes, d’innombrables appareils de transport terrestres et aériens : ils savaient utiliser des énergies subtiles ; puisque, même actuellement, ils communiquaient à distance et se servaient d’armes radiantes pour l’attaque et pour la défense.

Nous apprîmes aussi que, depuis des millénaires, aucune guerre n’avait éclaté entre Tripèdes. L’incompatibilité des races ne se traduisait par aucun acte brutal, et moins encore par des rencontres homicides.

— Cependant, fit Jean, ils détruisent certains animaux… J’ai cru comprendre qu’ils étaient souvent en guerre avec l’autre Règne… Jusqu’à présent, l’explication reste un peu confuse.

— Je ne pense pas qu’il s’agisse des Éthéraux.

— Sûrement non ! Il ne peut être question que des Zoomorphes, lesquels, si j’ai compris, ne cessent de gagner du terrain.

— Les deux Règnes ne peuvent donc pas coexister ?

— Je le suppose…

Cette question nous passionnait. Jean promit de tout faire pour obtenir des détails.

Il en apporta trois jours plus tard.

— J’ai compris, cette fois. Les Règnes ne peuvent pas vivre sur le même terroir, du moins après quelque temps. Outre des conflits avec les Zoomorphes supérieurs, conflits meurtriers pour les deux Règnes… peu à peu le sol devient incapable de produire des végétaux… il est intoxiqué. Les animaux périssent ; la vie devient intenable pour les Tripèdes… Il est par suite essentiel de repousser les moindres incursions… Réfugiés dans leurs galeries souterraines, nos amis sont à l’abri de leurs adversaires. Même s’il y a des fissures, les émanations des Zoomorphes sont neutralisées, absorbées. Les Tripèdes peuvent combiner des attaques, mais qui ne tuent pas, qui rendent seulement les séjours des Zoomorphes difficiles. Par malheur, la faiblesse numérique des Tripèdes, qui s’accroît de période en période, restreint leurs champs d’action : il y a fatalement des territoires abandonnés ou mal défendus.

En ce moment, la lutte est vive dans une région méridionale, à je ne sais exactement quelle distance d’ici. Les Zoomorphes, très nombreux, gagnent peu à peu du terrain… Je sens que les Tripèdes espèrent notre intervention…

— Nous ne pouvons presque rien ! fit Antoine.

— Mais si Mars nous fournit l’énergie brute nécessaire… et je crois qu’il nous la fournirait sans grande peine ?

— On peut voir et, en tout cas, étudier les moyens.