Degorge-Cadot (p. 40-50).

LIVRE SIXIÈME

« La force de mon âme resta longtemps abattue par la tendresse de mes adieux à Lopez. Le génie de la Renommée nous avait devancés : durant tout le voyage, nous reçûmes l’hospitalité dans des huttes que le Soleil avait fait préparer pour nous. Notre simplicité en conclut que ces hommes que nous voyions étaient les esclaves du Soleil ; que ces champs cultivés que nous traversions étaient des pays conquis, labourés par les vaincus pour les vainqueurs, qui sans doute fumaient tranquillement sur leur natte et que nous allions trouver au grand village. Cette idée nous donna un mépris profond pour les peuples qui nous environnaient ; nous brûlions d’arriver à la résidence des vrais Français, ou des guerriers libres.

« Nous fûmes étrangement surpris en entrant au grand village[1] : les chemins[2] étaient sales et étroits ; nous remarquâmes des huttes de commerce[3] et des troupeaux de serfs, comme dans les rues de la France. On nous conduisit chez notre père Ononthio-Frontenac. La cabane était pleine de guerriers qu’Ononthio nous dit être de ses amis. Il nous avertit que nous irions dès le lendemain à un autre village[4], où nous allumerions le feu du conseil avec le chef des chefs. Après avoir pris le repas de l’hospitalité, nous nous retirâmes dans une des chambres de la cabane, où nous dormîmes sur des peaux d’ours.

« Le soleil éclairait les travaux de l’homme civilisé et les loisirs du sauvage lorsque nous partîmes du grand village. Des coursiers couverts de fumée nous traînèrent à la hutte[5] du chef des chefs, en moins de temps qu’un sachem plein d’expérience et l’oracle de sa nation met à juger un différend qui s’élève entre deux mères de famille.

« À travers une foule de gardes, nous fûmes conduits jusqu’au père des Français. Surpris de l’air d’esclavage que je remarquais autour de moi, je disais sans cesse à Ononthio : « Où est donc la nation des guerriers libres ? » Nous trouvâmes le Soleil assis comme un génie, sur je ne sais quoi qu’on appelait un trône, et qui brillait de toutes parts. Il tenait en main un petit bâton avec lequel il jugeait les peuples. Ononthio nous présenta à ce grand chef en disant :

« — Sire, les sujets de Votre Majesté[6]… »

« Je me tournai vers les chefs des Cinq-Nations, et leur expliquai la parole d’Ononthio. Ils me répondirent : « C’est faux ; » et ils s’assirent à terre, les jambes croisées. Alors, m’adressant au premier sachem :

« — Puissant Soleil, lui dis-je, toi dont les bras s’étendent jusqu’au milieu de la terre, Ononthio vient de prononcer une parole qu’un génie ennemi lui aura sans doute inspirée : mais toi qu’Athaënsic[7] n’a pas privé de sens, tu es trop prudent pour te persuader que nous soyons tes esclaves.

« À ces paroles qui sortaient ingénument de mes lèvres, il se fit un mouvement dans la hutte. Je continuai mon discours :

« — Chef des chefs, tu nous as retenus dans la hutte de la servitude par la plus indigne trahison. Si tu étais venu chanter la chanson de paix chez nos vieillards, nous aurions respecté en toi les manitous vengeurs des traités. Cependant la grandeur de notre âme veut que nous t’excusions ; car le souverain Esprit ôte et donne la raison comme il lui plaît, et il n’y a rien de plus insensé et de plus misérable qu’un homme abandonné à lui-même. Enterrons donc la hache dont le manche est teint de sang ; éclaircissons la chaîne d’amitié, et puisse notre union durer autant que la terre et le soleil ! J’ai dit.

« En achevant ces mots, je voulus présenter le calumet de paix au Soleil ; mais sans doute quelque génie frappa ce chef de ses traits invisibles, car la pâleur étendit son bandeau blanc sur son front : on se hâta de nous emmener dans une autre partie de la cabane.

« Là nous fûmes entourés d’une foule curieuse : les jeunes hommes surtout nous souriaient avec complaisance ; plusieurs me serrèrent secrètement la main.

« Trois héros s’approchèrent de nous ; le premier paraissait rassasié de jours, et cependant on
…et me fit asseoir près de lui sur une natte de soie. (page 47, col. 2.)
l’aurait pris pour l’immortel vieillard des foudres, tant il traînait après lui la grandeur. À peine pouvait-on soutenir l’éclat de ses regards : l’âme brillante, ingénieuse et guerrière de la France respirait tout entière dans cet homme.

« Le second cachait sous des sourcils épais et un air indécis, une expression extraordinaire de vertu et de courage ; on sentait qu’il pouvait être le rival du premier héros, et le frein de sa fortune.

« Le troisième guerrier, beaucoup plus jeune que les deux autres, portait la modération sur ses lèvres et la sagesse sur son front. Sa physionomie était fine, son œil observateur, sa parole tranquille. Le premier de ces guerriers achevait ses jours de gloire dans une superbe cabane, parmi les bois et les eaux jaillissantes, avec neuf vierges célestes qu’on nomma les Muses ; le second ne quittait le grand village que pour habiter les camps ; le troisième vivait retiré dans un petit héritage non loin d’un temple où il se promenait souvent autour des tombeaux.

« J’invitai ces trois enfants des batailles à venir chanter au milieu du sang notre chanson de guerre l’aîné des fils d’Aresquoui[8] sourit, le second s’éloigna, le troisième fit un mouvement d’horreur[9].

« Ononthio me fit observer plus loin des guerriers qui causaient ensemble avec chaleur. « Voilà, me dit-il, trois hommes que la France peut opposer à l’Europe combinée. Quel feu dans le plus jeune des trois ! quelle impétuosité dans sa parole ! Il s’efforce de convaincre ce sachem inflexible qui l’écoute qu’on doit faire servir les galères de la mer intérieure sur les flots de l’Océan. Ce fils illustre d’un père encore plus fameux, fait sourire le troisième guerrier, qui ne veut pas décider entre les deux autres, et s’excuse en disant qu’il ignore les arts de Michabou[10] ; il ne tient que d’Areskoui le secret des ceintures inexpugnables dont il environne les cités[11]. »

« Dans ce moment un jeune héros s’avança vers le guerrier au regard sévère[12] ; il lui présenta un collier[13] de suppliant. Le fils altier de la montagne jeta les yeux sur le collier, et le rendit durement au héros, avec les paroles du refus. Le jeune homme rougit et sortit, en jetant sur la cabane un regard qui me fit frémir, car il me sembla qu’il avait imploré le génie des vengeances[14].

« Je fus distrait de ces pensées par un grand bruit qui se fit à une porte. Entrent aussitôt deux guerriers qui se tenaient en riant sous le bras. Leur taille arrondie annonçait les fils heureux de la joie ; leurs pas étaient un peu chancelants ; leur haleine était encore parfumée des esprits du plus excellent jus de feu[15]. Leurs vêtements flottaient négligés comme au sortir d’un long festin ; leur visage était tout empreint des poudres chères au conseil des sachems[16]. Je ne sais quoi de brave, de populaire, de spirituel, d’insouciant, de libéral jusqu’à la prodigalité, était répandu sur leur personne ; ils avaient l’air de ne rien voir avec un cœur ennemi, de se divertir des hommes, de penser peu aux dieux et de rire de la mort. On les eût pris pour des jumeaux qu’Areskoui[17] aurait eus d’une mortelle après la victoire, ou pour les fils illégitimes de quelque roi fameux ; ils mêlaient à la noblesse des hautes destinées de leur père ce que l’amour et une plus humble condition ont de gracieux et de fortuné[18].

« À peine ces enfants joufflus des vendanges avaient-ils posé un pied mal assuré dans la cabane, que deux autres guerriers coururent se joindre à eux. Un de ces derniers avait reçu en naissant un coup fatal de la main d’un génie, mais c’était l’enfant des bons succès[19] ; l’autre ressemblait parfaitement à un génie sauveur[20]. Je l’avais vu arrêter par le bras le jeune homme qui était sorti de la grande cabane après le refus du guerrier hautain[21].

« Ainsi réunis, ces quatre guerriers allaient parcourant la hutte, réjouissant les cœurs par leurs agréables propos : ils ne dédaignèrent pas de causer avec un sauvage. Les deux frères me demandèrent si les banquets étaient longs et excellents dans mes forêts, et si l’on sommeillait beaucoup d’heures sur la peau d’ours. Je tâchai de faire honneur à mes bois, et de mettre dans ma réponse la gaieté qui respirait sur les lèvres de ces hommes. Un esprit me favorisa, car ils parurent contents et me voulurent montrer eux-mêmes la somptuosité de la hutte du Soleil.

« Nous parcourûmes d’immenses galeries, dont les voûtes étaient habitées par des génies, et dont les murs étaient couverts d’or, d’eau glacée[22] et de merveilleuses peintures. Les guerriers blancs désirèrent savoir ce que je pensais de ces raretés.

« Mes hôtes, répondis-je, je vous dirai la vérité, telle que les manitous me l’inspirent, dans toute la droiture de mon cœur. Vous me semblez très à plaindre et fort misérables ; jamais je n’ai tant regretté la cabane de mon père Outalissi, ce guerrier honoré des nations comme un génie. Ce palais dont vous vous enorgueillissez a-t-il été bâti par l’ordre des esprits ? N’a-t-il coûté ni sueurs ni larmes ? Ses fondements sont-ils jetés dans la sagesse, seul terrain solide ? Il faut une vertu magnifique pour oser habiter la magnificence de ces lieux : le vice serait hideux sous ces dômes. À la pesanteur de l’air que je respire, à je ne sais quoi de glacé dans cet air, à quelque chose de sinistre et de mortel que j’aperçois sous le voile des sourires, il me semble que cette hutte est la hutte de l’esclavage, des soucis, de l’ingratitude et de la mort. N’entendez-vous pas une voix douloureuse qui sort de ces murs comme s’ils étaient l’écho où se viennent répéter les soupirs des peuples ? Ah ! qu’il serait grand ici, le bruit des pleurs, si jamais il commençait à se faire entendre ! Un tel édifice tombé ne serait point rebâti, tandis que ma hutte se peut relever plus belle en moins d’une journée. Qui sait si les colonnes de mes chênes ne verdiront point encore à la porte de ma cabane lorsque les piliers de marbre de ce palais seront prosternés dans la poudre ? »

« C’est ainsi, ô René ! qu’un ignorant sauvage de la Nouvelle-France devisait avec les plus grands hommes de ta vieille patrie, sous le règne du plus grand roi, au milieu des pompes de Versailles. Nous quittâmes les galeries, et nous descendîmes dans les jardins au milieu du fracas des armes.

« Dans ces jardins, malgré les préjugés de ma race, je fus vraiment frappé d’étonnement : la façade entière du palais semblable à une immense ville ; cent degrés de marbre blanc conduisant à des bocages d’orangers ; des eaux jaillissantes au milieu des statues et des parterres ; des grottes, séjour des esprits célestes, des bois où les premiers héros, les plus belles femmes, les esprits les plus divins, erraient en méditant les triples merveilles de la guerre, de l’amour et du génie : tout ce spectacle enfin saisit fortement mon âme. Je commençai à entrevoir une grande nation où je n’avais aperçu que des esclaves, et pour la première fois je rougis de ma superbe du désert.

« Nous nous avançâmes parmi les bronzes, les marbres, les eaux et les ombrages : chaque flot, contraint de sortir de la terre, apportait un génie à la surface des bassins. Ces génies variaient selon leur puissance : les uns étaient armés de tridents, les autres sonnaient des conques recourbées ; ceux-ci étaient montés sur des chars, ceux-là vomissaient l’onde en tourbillon. Mes compagnons s’étant écartés, je m’assis au bord d’un bain solitaire. La rêverie vint planer autour de moi ; elle secouait sur mes cheveux les songes et les souvenirs : elle m’envoya la plus douce des tristesses du cœur, celle de la patrie absente.

« Nous abandonnâmes enfin la hutte des rois, et la nuit marchant devant nous avec la fraîcheur, nous reconduisit au grand village.

« Lorsque les dons du sommeil eurent réparé mes forces, Ononthio me tint ce discours : « Chactas, fils d’Outalissi, vous vous plaignez que vous n’avez point encore vu les guerriers libres, et vous me demandez sans cesse où ils sont : je vous les veux faire connaître. Un esclave va vous conduire aux cabanes où s’assemblent diverses espèces de sachems : allez et instruisez-vous car on apprend beaucoup par l’étude des mœurs étrangères. Un homme qui n’est point sorti de son pays ne connaît pas la moitié de la vie. Quant aux autres chefs, vos compagnons, comme ils n’entendent pas la langue de la terre des chairs blanches, ils préféreront sans doute rester sur la natte, à fumer leur calumet et à parler de leur pays. »

« Il dit. Plein de joie, je sors avec mon guide ; comme un aigle qui demande sa pâture, je m’élance plein de la faim de la sagesse. Nous arrivons à une cabane[23] où étaient assemblés des hommes vénérables.

« J’entrai avec un profond respect dans le conseil, et je fus d’autant plus satisfait, qu’on ne parut faire aucune attention à moi. Je remerciai les génies, et je me dis : « Voici enfin la nation française. C’est comme nos sachems ! » Je pris une pipe consacrée à la paix, et je m’apprêtai à répondre à ce qu’on allait sans doute me demander touchant les mœurs, les usages et les lois des chairs rouges. Je prêtai attentivement l’oreille, et je promis le sacrifice d’un ours à Michabou[24] s’il voulait m’envoyer la prudence, pour faire honneur à mon pays.

Par le Grand-Lièvre[25], ô mon fils ! je fus dans la dernière confusion quand je m’aperçus que je n’entendais pas un mot de ce que disaient les divins sachems. Je m’en pris d’abord à quelque Manitou ennemi de ma gloire et de mes forêts : je m’allais retirer plein de honte, lorsque l’un des vieillards, se tournant vers moi, dit gravement : « Cet homme est rouge, non par nature, car il a la peau blanche comme l’Européen. » Un autre soutint que la nature m’avait donné une peau rouge, un troisième fut d’avis de m’adresser des questions ; mais un quatrième s’y opposa, disant que, d’après la conformation extérieure de ma tête, il était impossible que je comprisse ce qu’on me demanderait.

« Pensant, dans la simplicité de mon cœur, que les sachems se divertissaient, je me pris à rire. « Voyez, s’écria celui qui avait énoncé la dernière opinion, je vous l’avais dit ! Je serais assez porté à croire, à en juger par ses longues oreilles, que le Canadien est l’espèce mitoyenne entre l’homme et le singe. » Ici s’éleva une dispute violente sur la forme de mes oreilles. « Mais voyons, dit enfin un des vieillards qui avait l’air plus réfléchi que les autres : il ne se faut pas laisser aller à des préventions.

« Alors le sachem s’approcha de moi avec des précautions qu’il crut nécessaires, et me dit : « Mon ami, qu’avez-vous trouvé de mieux dans ce pays-ci ? »

« Charmé de comprendre enfin quelque chose à tous ces discours, je répondis : « Sachem, on voit bien à votre âge que les génies vous ont accordé une grande sagesse : les mots qui viennent de sortir de votre bouche prouvent je ne me suis pas trompé. Je n’ai pas encore acquis beaucoup d’expérience, et je pourrais être un de vos fils : quand je quittai les rives du Meschacebé, les magnolias avaient fleuri dix-sept fois, et il y a dix neiges que je pleure la hutte de ma mère. Cependant, tout ignorant que je suis, je vous dirai la vérité. Jusqu’à présent je n’ai point encore vu votre nation ; ainsi je ne saurais vous parler des guerriers libres, mais voici ce que j’ai trouvé de mieux parmi vos esclaves : les huttes de commerce[26] où l’on expose la chair des victimes me semblent bien entendues et parfaitement utiles. »

« À cette réponse, un rire, qui ne finissait point, bouleversa l’assemblée : mon conducteur me fit sortir, priant les sachems d’excuser la stupidité d’un sauvage. Comme je traversais la hutte, j’entendis argumenter sur mes ongles et ordonner de noter aux colliers[27] ce conseil comme un des meilleurs de la lune dans laquelle on était alors.

De cette assemblée nous nous rendîmes à celle des sachems appelés juges. J’étais triste en songeant à mon aventure, et je rougissais de n’avoir pas plus d’esprit. Arrivé dans une île[28], au milieu d’un grand village, je traversai des huttes obscures et désertes, et je parvins au lieu[29] où résidait le conseil. De vénérables sachems, vêtus de longues robes rouges et noires, écoutaient un orateur qui parlait d’une voix claire et perçante : « Voici, dis-je intérieurement, les vrais sachems ; les autres, je le vois à présent, ne sont que des sorciers, des jongleurs. »

« Je me plaçai dans le rang des spectateurs avec mon guide, et m’adressant à mon voisin : « Vaillant fils de la France, lui dis-je, cet orateur à la voix de cigale parle sans doute pour ou contre la guerre, ce fléau des peuples ? Quelle est, je te supplie de me le dire, l’injustice dont il se plaint avec tant de véhémence ?

L’étranger, me regardant avec un sourire, me répondit : « Mon cher sauvage, il s’agit bien de la guerre ici ! De la guerre, oui, à ce misérable que tu vois, et qui sera sans doute étranglé pour avoir eu la faiblesse de confesser dans les tourments un crime dont il n’y a d’autre preuve que l’aveu arraché à ses douleurs. »

Je conjurai mon conducteur de me ramener à la hutte d’Ononthio, puisqu’on s’amusait partout de ma simplicité.

« Nous retournions en effet chez mon hôte, lorsqu’en passant devant la cabane des prières[30], nous vîmes la foule rassemblée aux portes : mon guide m’apprit qu’il y avait dans cette cabane une fête de la Mort. Je me sentis un violent désir d’entrer dans ce lieu saint : nous y pénétrâmes par une ouverture secrète. On se taisait alors pour écouter un génie dont le souffle animait des trompettes d’airain[31] : ce génie cessa bientôt de murmurer. Les colonnes de l’édifice, enveloppées d’étoffes noires, auraient versé à leurs pieds une obscurité impénétrable si l’éclat de mille torches n’eût dissipé cette obscurité. Au milieu du sanctuaire, que bordaient des chefs de la prière[32] s’élevait le simulacre d’un cercueil. L’autel et les statues des hommes protecteurs de la patrie se cachaient pareillement sous des crêpes funèbres. Ce que le grand village et la cabane du Soleil contenaient de plus puissant et de plus beau était rangé en silence dans les bancs de la nef.

« Tous les regards étaient attachés sur un orateur vêtu de blanc au milieu de ce deuil, et qui, debout, dans une galerie suspendue[33], les yeux fermés, les mains croisées sur sa poitrine, s’apprêtait à commencer un discours : il semblait perdu dans les profondeurs du ciel. Tout à coup ses yeux s’ouvrent, ses mains s’étendent, sa voix, interprète de la mort, remplit les voûtes du temple, comme la voix même du Grand Esprit[34]. Avec quelle joie je m’aperçus que j’entendais parfaitement le chef de la prière ! Il me semblait parler la langue de mon pays, tant les sentiments qu’il exprimait étaient naturels à mon cœur !

« Je m’aurais voulu jeter aux pieds de ce sacrificateur, pour le prier de parler un jour sur ma tombe, afin de réjouir mon esprit dans la contrée des âmes ; mais lorsque je vins à songer à mon peu de vertu, je n’osai demander une telle faveur : le murmure du vent et du torrent est la seule éloquence qui convient au monument d’un sauvage.

« Je ne sortis point de la cabane de la prière sans avoir invoqué le Dieu de la fille de Lopez. Revenu chez Ononthio, je lui fis part des fruits de ma journée ; je lui racontai surtout les paroles de l’orateur de la mort. Il me répondit :

« — Chactas, connais la nature humaine : ce grand homme qui t’a enchanté n’a pu se défendre d’être importuné d’une autre renommée que la sienne : pour quelques mots mal interprétés, il partage maintenant la cour et la ville et persécute un ami[35].

« Tu verras bien d’autres contradictions parmi nous. Mais tu ne serais pas aussi sage que ton père, fils d’Outalissi, si tu nous jugeais d’après ces faiblesses.

« Ainsi me parlait Ononthio, qui avait vécu bien des neiges[36]. Les choses qu’il venait de me dire m’occupèrent dans le silence de ma nuit. Aussitôt que la mère du jour, la fraîche Aurore, eut monté sur l’horizon avec le jeune Soleil, son fils, suspendu à ses épaules dans des langes de pourpre, nous secouâmes de nos paupières les vapeurs du sommeil. Par ordre d’Ononthio, nous jetâmes autour de nous nos plus beaux manteaux de castor, nous couvrîmes nos pieds de mocassines merveilleusement brodées, et nous ombrageâmes de plumes nos cheveux relevés avec art : nous devions accompagner notre hôte à la fête que le grand-chef préparait dans des bois, non loin des bords de la Seine.

« Vers l’heure où l’Indienne chasse avec un rameau les mouches qui bourdonnent autour du berceau de son fils, nous partons ; nous arrivons bientôt au séjour des manitous et des génies[37]. Ononthio nous place sur une estrade élevée.

« Le chef des chefs paraît, couvert de pierreries : il était monté sur un cheval plus blanc qu’un rayon de la lune et plus léger que le vent. Il passe sous des portiques semblables à ceux de nos forêts : cent héros l’accompagnent vêtus comme les anciens guerriers de la France.

« Une barrière tombe : les héros s’avancent ; un char immense et tout d’or les suit. Quatre siècles, quatre saisons, les heures du jour et de la nuit, marchent à côté de ce char. On se livre des combats qui nous ravissent.

« La nuit enveloppe le ciel ; les courses cessent ; mille flambeaux s’allument dans les bosquets. Tout à coup une montagne brillante de clarté s’élève du fond d’un antre obscur ; un génie et sa compagne sont debout sur sa cime : ils en descendent, et couvrent des raretés de la terre et de l’onde une table de cristal. Des femmes éblouissantes de beauté viennent s’asseoir au banquet, et sont servies par des Nymphes et des Amours.

« Un amphithéâtre sort du sein de la terre et étale sur ses gradins des chœurs harmonieux qui font retentir mille instruments. À un signal la scène s’évanouit : quatre riches cabanes, chargées des dons du commerce et des arts, remplacent les premiers prodiges. Ononthio me fait observer les personnages qui distribuent les présents de la munificence royale.

« — Voyez-vous, me dit-il, cette femme si belle, mais d’un port un peu altier[38], qui préside à l’une des quatre cabanes avec le fils d’un roi ? Un nuage est sur son front : c’est un astre qui se retire devant cette autre beauté, au regard plus doux, mais plein d’art, qui tient la seconde cabane avec ce jeune prince[39]. Si le grand-chef avait voulu être heureux parmi les femmes, il n’eût écouté ni l’une ni l’autre de ces beautés, et l’âme la plus tendre ne se consumerait pas aujourd’hui dans une solitude chrétienne[40]. »

« Tandis que j’écoutais ces paroles, je remarquai plusieurs autres femmes que je désignai à Ononthio. Il me répondit :

« Les Grâces mêmes ont arrangé les colliers[41] que cette matrone envoie à sa fille chérie : quant à ces trois autres fleurs qui balancent ensemble leurs tiges, l’une se plaît au bord des ruisseaux[42], l’autre aime à parer le sein des princesses infortunées[43], et la troisième offre ses parfums à l’amitié[44]. Voilà plus loin deux palmiers illustres par leur race ; mais ils n’ont pas la grâce des trois fleurs, et ne sont ornés que de colliers politiques[45]. Chactas, quand ce talent dans les femmes se trouve réuni au génie dans les hommes, c’est ce qui établit la supériorité d’un peuple. Trois fois favorisées du ciel les nations où la Muse prend soin d’aplanir les sentiers de la vie ! les nations chez lesquelles règne assez d’urbanité pour adoucir les mœurs, pas assez pour les corrompre !

« Durant ce discours, la voix de deux hommes se fit entendre derrière nous. Le plus jeune disait au plus âgé : « Je ne m’étonne pas que vous soyez surpris de cette institution de la chambre ardente : nous sommes en tous genres au temps des choses extraordinaires. Si l’on pouvait parler du Masque de fer… » Ici la voix du guerrier devint sourde comme le bruit d’une eau qui tombe sous des racines, au fond d’une vallée pleine de mousse.

« Je tournai la tête, et j’aperçus un guerrier que je connus pour étranger à son vêtement : il portait une coiffure de pourpre. Ononthio, qui vit ma surprise, se hâta de me dire : « Fils de la terre des chasseurs, tu te trouves dans le pays des enchantements. Le guerrier qui nous a interrompus par ses propos est lui-même ici une merveille : c’est un roi[46] venu de la ville de marbre, pour humilier son peuple aux pieds du Soleil des Français. »

« À peine Ononthio s’était exprimé de la sorte, que la terreur saisit toute l’assemblée : le chef des chefs se troubla aux paroles secrètes que lui porta un héraut. Tandis que des cris retentissaient au loin, le silence et l’inquiétude étaient sur toutes les lèvres et sur tous les fronts : un castor qui a entendu des pas au bord de son lac suspend les coups dont il battait le ciment de ses digues, et prête au bruit une oreille alarmée. Après quelques moments, les plaintes s’évanouirent, et le calme revint dans la fête. Je demandai à Ononthio la cause de cet accident ; il hésita avant de répondre. Voici quelles furent ses paroles :

« — C’est une imprudence causée par une troupe de guerriers qui a passé trop près de ce lieu en escortant des bannis. »

« Je répliquai : « Ils ont donc commis des crimes ? À leurs gémissements, je les aurais pris pour des infortunés plutôt que pour des hommes haïs du Grand-Esprit à cause de leurs injustices : il y a dans la douleur un accent auquel on ne se peut tromper. D’ailleurs, ils me semblaient bien nombreux, ces hommes : y aurait-il tant de cœurs amis du mal ? »

« Ononthio repartit : « On compte plusieurs milliers de Français ainsi condamnés à l’exil ; on les bannit parce qu’ils veulent adorer Dieu à des autels nouvellement élevés[47]. »

« ― Ainsi, m’écriai-je, c’est la voix de plusieurs milliers de Français malheureux que je viens d’entendre au milieu de cette pompe française ! Ô nation incompréhensible ! d’une main vous faites des libations au Manitou des joies, de l’autre vous arrachez vos frères à leur foyer ! vous les forcez d’abandonner, avec toutes sortes de misères, leurs génies domestiques ! »

« ― Chactas ! Chactas ! s’écria vivement Ononthio, on ne parle point de cela ici. »

« Je me tus, mais le reste des jeux me parut empoisonné : incapable de fixer mes pensées sur les mœurs et les lois des Européens, je regrettai amèrement ma cabane et mes déserts.

« Nous nous retrouvâmes avec délices chez Ononthio. Heureux, me disais-je en cédant au sommeil, heureux ceux qui ont un arc, une peau de castor et un ami !

« Le lendemain, vers la première veille de la nuit, Ononthio me fit monter avec lui sur son traîneau, et nous arrivâmes au portique d’une longue cabane[48] qu’inondaient les flots des peuples. Par d’étroits passages, éclairés à la lueur de feux renfermés dans des verres, nous pénétrons jusqu’à une petite hutte[49] tapissée de pourpre, dont une esclave nous ouvrit la porte.

« À l’instant je découvre une salle où quatre rangs de cabanes semblables à celles où j’entrais étaient suspendus aux contours de l’édifice : des femmes d’une grande beauté, des héros à la longue chevelure et chargés de vêtements d’or, brillaient dans les cabanes à la clarté des lustres. Au-dessous de nous, au fond d’un abîme, d’autres guerriers debout et pressés ondulaient comme les vagues de la mer. Un bruit confus sortait de la foule ; de temps en temps des voix, des cris plus distincts se faisaient entendre, et quelques fils de l’Harmonie, rangés au bas d’un large rideau, exécutaient des airs tristes qu’on n’écoutait pas.

« Tandis que je contemplais ces choses si nouvelles pour moi, tandis qu’Ononthio et ses amis étudiaient dans mes yeux les sensations d’un sauvage, un sifflement tel que celui des perruches dans nos bois part d’un lieu inconnu : le rideau se replie dans les airs comme le voile de la Nuit, touché par la main du Jour.

« Une cabane soutenue par des colonnes se découvre à mes regards. La musique se tait ; un profond silence règne dans l’assemblée. Deux guerriers, l’un jeune, l’autre déjà atteint par la vieillesse, s’avancent sous les portiques. René, je ne suis qu’un sauvage, mes organes grossiers ne peuvent sentir toute la mélodie d’une langue parlée par le peuple le plus poli de l’univers ; mais, malgré ma rudesse native, je ne saurais te dire quelle fut mon émotion lorsque les deux héros vinrent à ouvrir leurs lèvres au milieu de la hutte muette. Je crus entendre la musique du ciel : c’était quelque chose qui ressemblait à des airs divins, et cependant ce n’était point un véritable chant ; c’était je ne sais quoi qui tenait le milieu entre le chant et la parole. J’avais ouï la voix des vierges de la solitude durant le calme des nuits ; plus d’une fois j’avais prêté l’oreille aux brises de la lune lorsqu’elles réveillent dans les bois les génies de l’harmonie ; mais ces sons me parurent sans charmes auprès de ceux que j’écoutais alors.

« Mon saisissement ne fit qu’augmenter à mesure que la scène se déroula. Ô Atala ! quel tableau de passion, source de toutes nos infortunes ! Vaincu par mes souvenirs, par la vérité des peintures, par la poésie des accents, les larmes descendirent en torrents de mes yeux : mon désordre devint si grand qu’il troubla la cabane entière.

« Lorsque le rideau retombé eut fait disparaître ces merveilles, la plus jeune habitante d’une hutte voisine de la nôtre me dit : « Mon cher Huron, je suis charmée de toi, et je te veux avoir ce soir à souper, avec celui que tu appelles ton père. » Ononthio me prit à part, et me raconta que cette femme gracieuse était une célèbre ikouessen chez laquelle se réunissait la véritable nation française. Ravi de la proposition, je répondis à l’ikouessen : « Amante du plaisir, tes lèvres sont trop aimables pour recevoir un refus. Tu excuseras seulement ma simplicité, parce que je viens des grandes forêts. »

« Dans ce moment la toile s’enleva de nouveau. Je fus plus étonné du second spectacle que je ne l’avais peut-être été du premier, mais je le compris moins. Les passions que vous appelez tragiques sont communes à tous les peuples, et peuvent être entendues d’un Natchez et d’un Français ; les pleurs sont partout les mêmes, mais les ris diffèrent selon les temps et les pays.

« Les jeux finis, l’ikouessen s’enveloppa dans un voile, et me forçant, avec la folâtrerie des Amours, à lui donner la main, nous descendîmes les degrés de la hutte, où se pressait une foule de spectateurs : Ononthio nous suivait. L’Indien ne sait point rougir ; je ne me sentis aucun embarras, et je remarquai qu’on avait l’air d’applaudir à la naïve hauteur de ma contenance.

« Nous montons sur un traîneau au milieu des armes protectrices, des torches flamboyantes et des cris des esclaves qui faisaient retentir les voûtes du nom pompeux de leurs maîtres.

« Comme le char de la nuit, roulent les cabanes mobiles : l’enfant du commerce, retiré dans la paix de ses foyers, entend frémir les vitrages de sa hutte et sent trembler sous lui la couche nuptiale. Nous arrivons chez la divinité des plaisirs. S’élançant du traîneau rapide auquel ils étaient suspendus, des esclaves nous en ouvrent les portes : nous descendons sous un vestibule de marbre orné d’orangers et de fleurs. Nous pénétrons dans des cabanes voluptueuses, aux lambris de bois d’ébène gravés en paysages d’or. Partout brûlaient les trésors dérobés aux filles des rochers et des vieux chênes. La véritable nation française (car je l’avais reconnue au premier coup d’œil) était déjà établie aux foyers de l’ikouessen. Un ton d’égalité, une franchise semblable à celle des sauvages, régnaient parmi les guerriers.

« J’adressai ma prière à l’Amour hospitalier, Manitou de cette cabane, et me mêlant à la foule, je me trouvai pour la première fois aussi à l’aise que si j’eusse été dans le conseil des Natchez.

« Les guerriers étaient rassemblés en divers groupes, comme des faisceaux de maïs plantés dans le champ des peuples. Chacun enseignait son voisin et était enseigné par lui : tour à tour les propos étaient graves comme ceux des vieillards, fugitifs comme ceux des jeunes filles. Ces hommes, capables de grandes choses, ne dédaignaient pas les agréables causeries ; ils répandaient au dehors la surabondance de leurs pensées ; ils formaient de discours légers un entretien aimable et varié : dans un atelier européen, des ouvriers aux bras robustes filent le métal flexible qui réunit les diverses parties de la beauté ; l’un en aiguise la pointe, l’autre en polit la longueur, un troisième y attache l’anneau qui fixe le nuage transparent sur le sein de la vierge ou le ruban sur sa tête.

« Abandonné à moi-même, j’errais de groupe en groupe, charmé de ce que j’entendais, car je comprenais toutes les paroles : on ne montrait aucune surprise de ma façon étrangère.

« Tandis que je promenais mes pas à travers la foule, j’aperçus dans un coin un homme qui ne conversait avec personne et qui paraissait profondément occupé. J’allai droit à lui : « Chasseur, lui dis-je, je te souhaite un ciel bleu, beaucoup de chevreuils et un manteau de castor. De quel désert es-tu ? car, je le vois bien, tu viens comme moi d’une forêt. »

« Le héros, qui eut l’air de se réveiller, me regarda, et me répondit : « Oui, je viens d’une forêt.

« Je ne dormirai point sous de riches lambris.
Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?
En est-il moins profond et moins plein de délices ?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices. »

« — Je l’avais bien deviné, m’écriai-je ; ton apparence est simple, mais tu es excellent. Y a-t-il rien de moins brillant que le castor, le rossignol et l’abeille ? »

« Comme j’achevais de prononcer ces mots, un guerrier au regard pénétrant s’approcha de nous, mettant un doigt sur sa bouche. « Je parie, dit-il, que nos deux sauvages sont charmés l’un de l’autre. »

« En même temps il passa son bras sous le mien et m’entraîna dans une autre partie de la cabane. « Laissons-nous donc tout seul cet enfant des bois ? » lui dis-je. « Oh ! répliqua mon conducteur, il se suffit à lui-même : il ne parle pas d’ailleurs le langage des hommes, et n’entend que celui des dieux, des lions, des hirondelles et des colombes[50] ! »

« Nous traversions la foule : un des plus beaux Français que j’aie jamais vus, s’appuyant sur les bras de deux de ses amis, nous accosta. Mon guide lui dit : « Quel chef-d’œuvre vous nous avez donné ! vous avez vu les transports dans lesquels il a jeté ce sauvage. » — « J’avoue, repartit le guerrier, que c’est un des succès qui m’ont le plus flatté dans ma vie. » — « Et cependant, dit un de ses deux amis d’un ton sévère, vous eussiez mieux fait de ne pas tant céder au goût du siècle, de retrancher votre Aricie, au risque de perdre cette scène qui a ravi cet Iroquois. »

« Le second ami du guerrier le voulut défendre. « Voilà vos faiblesses, s’écria le premier, voilà comme vous êtes descendu du Misanthrope au sac dans lequel vous enveloppez votre Scapin ! » À ce propos j’allais à mon tour m’écrier : « Sont-ce là les hommes aimés du ciel dont j’ai entendu les chants ? » Mais les trois amis[51] s’éloignèrent, et je me retrouvai seul avec mon guide.

« Il me conduisit à l’autre extrémité de la cabane, et me fit asseoir près de lui sur une natte de soie. De là, promenant ses yeux sur la foule tantôt en mouvement, tantôt immobile, il me dit : « Chactas, je te veux faire connaître les caractères des personnages que tu vois ici ; ils te donneront une idée de ce siècle et de ma patrie.

« Remarque d’abord ces guerriers qui sont nonchalamment étendus sur cette demi-couche d’édredon : ce sont les enfants des Jeux et des Ris ; ils tiennent l’immortalité de leur naissance, car, bien qu’ils te paraissent déjà vieux, ils sont toujours jeunes comme les Grâces, leurs mères. Retirés loin du bruit dans un faubourg paisible, ils passent leurs jours assis à des banquets. Les tempes ornées de lierre et le front couronné de fleurs, ils mêlent à des vins parfumés l’eau d’une source que les hommes nomment Hippocrène, et les dieux, Castalie. Toutefois tu te tromperais, Chactas si tu prenais ces hommes pour des efféminés sans courage. Nul guerrier n’est peut-être moins qu’eux attaché à la vie ; ils la briseraient avec la même insouciance que les vases fragiles qu’ils s’amusent quelquefois à fracasser dans les festins. »

« Emerveillé de la fine peinture de mon curieux démonstrateur, je regardais avec intérêt ces hommes[[52], qui présentaient un caractère inconnu chez les sauvages ; mais mon hôte m’arracha à ces réflexions pour me faire observer une espèce d’ermite qui causait avec l’ikouessen. « Il a été prêtre, me dit-il, il va devenir roi, et avant qu’il s’ennuie de son second bandeau, il vit en simple jongleur[53]. Quant à cet autre guerrier si vieux, dont les pieds sont supportés par un coussin de velours, c’est un étranger nouvellement arrivé. Son père conduisit un monarque à l’échafaud, et mit sur sa tête la couronne qu’il avait abattue[54]. Richard, plus sage qu’Olivier, a préféré le repos à l’agitation d’une vie éclatante : rentré dans l’état obscur de ses aïeux, il n’estime la gloire de son père qu’autant qu’il la compte au nombre de ses plaisirs. »

« Par Michabou[55], m’écriai-je, voici un étrange mélange ! il ne manquait ici qu’un sauvage comme moi. » Mon exclamation fit rire l’observateur des hommes, qui me répondit : « Tu es loin, mon cher Chactas, d’avoir tout vu : quelle que soit ton envie de connaître, on la peut aisément rassasier. Ces quatre hommes appuyés contre cette table d’albâtre sont les quatre artistes qui ont créé les merveilles de Versailles : l’un en a élevé les colonnes, l’autre en a dessiné les jardins, le troisième en a sculpté les statues, le quatrième en a peint les tableaux[56].

« Regarde assis à leurs pieds, sur ces tapis d’Orient, ces hommes au visage bronzé et aux robes de soie : ils sont venus des portes de l’Aurore, comme toi de celles du Couchant, eux pour être ambassadeurs à notre cour[57], toi pour servir sur nos galères, mais eux et toi pour payer également un tribut à notre génie et faire de ce siècle un siècle à jamais miraculeux. Du reste, ces sauvages de l’Inde sont plus heureux aujourd’hui que ceux de la Louisiane, car ils trouvent du moins ici à parler le langage de leur patrie. Ces guerriers blancs qui s’entretiennent avec eux sont des voyageurs qui ont recueilli les simples des montagnes ou les débris de l’antiquité[58].

« Ces autres hommes, resserrés dans l’embrasure de cette fenêtre, sont des savants que la munificence de notre roi a été chercher jusque dans une terre ennemie pour les combler de bienfaits. Les lettres qu’ils tiennent à la main et qu’ils parcourent avec tant d’intérêt sont la correspondance de plusieurs sachems qui, bien que nés dans des pays divers, forment en Europe une illustre république dont Paris est le centre. Par ces lettres ils s’apprennent mutuellement leurs découvertes : l’un d’entre eux, au moment où je te parle, vient de trouver le vrai système de la nature, et un autre lui a fait passer en réponse ses calculs sur l’infini[59].

Non loin de ces étrangers, tu peux remarquer un homme qui raisonne avec une grande force : c’est un fameux sachem, de ceux que nous appelons philosophes. Albion est sa patrie, mais depuis quelque temps il s’est exilé sur les rives bataves, d’où il est venu rendre hommage à la France[60].

« Eh bien ! continua notre hôte, que penses-tu maintenant de notre nation ? Trouves-tu ici assez d’hommes et de choses extraordinaires ? Des prélats aussi différents de talents que de principes, des gens de lettres remarquables par le contraste de leur génie, des bureaux de beaux esprits en guerre, des filles de la volupté intriguant avec des moines auprès du trône, des courtisans se disputant leurs dépouilles mutuelles, des généraux divisés, des magistrats qui ne s’entendent pas, des ordonnances admirables, mais transgressées, la loi proclamée souveraine, mais toujours suspendue par la dictature royale, un homme envoyé aux galères pour un temps, mais y demeurant toute sa vie, la propriété déclarée inviolable, mais confisquée par le bon plaisir du maître, tous les citoyens libres d’aller où ils veulent et de dire ce qu’ils pensent, sous la réserve d’être arrêtés s’il plaît au roi et d’être envoyés au gibet en témoignage de la liberté des
En un clin d’œil, le vaisseau chassé par les vents (page 58).
opinions ; enfin, des édifices élevés, des manufactures formées, des colonies fondées, la marine créée, l’Europe à demi subjuguée, une partie de la nation chassant une autre partie de cette nation : tel est ce siècle dont tu vois l’abrégé dans cette salle ; siècle qui, malgré ses erreurs, restera modèle de gloire : siècle dont on ne sentira bien la grandeur que lorsqu’on le prétendra surpasser. »

« En achevant ces mots, mon instructeur me quitta pour aller ailleurs observer les hommes : il ne me parut pas une des moindres raretés du siècle qu’il venait de peindre.

« Des esclaves annoncèrent le banquet aux conviés. Des tables couvertes de fleurs, de fruits et d’oiseaux nous offrirent leurs élégantes richesses. Le vin était excellent, la gaieté véritable et les propos aussi fins que ceux des Hurons. La volage ikouessen, qui m’avait donné un siège à sa droite, se raillait de moi, et me disait : « Parle-moi donc de tes forêts. Je voudrais savoir si, en Huronie, il y a, comme parmi nous, de grandes dames qui veulent faire enfermer au couvent de pauvres jeunes filles, parce que ces jeunes filles prétendent jouir de leur liberté. Oh ! c’est un beau pays que le tien, où l’on dit ce que l’on pense au Grand-Chef, et où chacun fait ce qu’il a envie de faire ! Ici c’est précisément le contraire : tout le monde est obligé de mentir au Soleil, et de se soumettre à la volonté de son voisin : c’est pour cela que tout va chez nous à merveille. »

« Cette femme ajouta beaucoup d’autres propos où, sous l’apparence de la frivolité, je découvris des pensées très graves. On joua gracieusement sur la réponse que j’avais faite aux sorciers de la grande hutte, et que l’ikouessen disait être admirable. « Mais, ajouta-t-elle, je veux savoir à mon tour ce que tu as trouvé de plus sensé parmi nous. Comme je ne t’ai parlé ni de ta peau ni de tes oreilles, j’espère que tu me feras une autre réponse que celle qui t’a perdu dans l’esprit de nos philosophes.

« — Mousse blanche des chênes qui sers à la couche des héros, répondis-je, les galériens et les femmes comme toi me semblent avoir toute la sagesse de ta nation.

« Ce mot fit rire la table hospitalière, et la coupe de la liberté fut vidée en l’honneur de Chactas.

« Alors les génies des amours dérobèrent la conversation, et la tournèrent sur un sujet trop aimable. Le souvenir de la fille de Lopez remua les secrets de mon sein, et le fit palpiter. Une convive remarqua que si la passion crée des tempêtes, l’âge les vient bientôt calmer, et que l’on recouvre en peu de temps la tranquillité d’âme où l’on était avant d’avoir perdu la paix de l’enfance. Les guerriers applaudirent à cette observation : je répondis :

« — Je ne puis trouver le calme dont on jouit après l’orage, semblable à celui qui a précédé cet orage : le voyageur qui n’est pas parti n’est pas le voyageur revenu ; le bûcher qui n’a point encore été allumé n’est pas le bûcher éteint. L’innocence et la raison sont deux arbres plantés aux extrémités de la vie : à leurs pieds, il est vrai, on trouve également le repos ; mais l’arbre de l’innocence est chargé de parfums, de boutons de fleurs, de jeune verdure ; l’arbre de la raison n’est qu’un vieux chêne séché sur sa tige, dépouillé de son ombrage par la foudre et les vents du ciel. »

« C’était ainsi que nous devisions à ce festin : je t’en ai fait le détail minutieux, car c’est là qu’ayant aperçu les hommes à leur haut point de civilisation, je te les devais peindre avec une scrupuleuse exactitude. Les choses de la société et de la nature, présentées dans leur extrême opposition, te fourniront le moyen de peser, avec le moins d’erreur possible, le bien et le mal des deux états.

Nous étions prêts à quitter les tables, lorsqu’on apporta à notre magicienne un berceau couronné de fleurs : il renfermait un enfant du voisinage qui réclamait, disait la nourrice les présents de naissance. L’ikouessen connaissait les parents du nouveau-né : elle le prit dans ses bras, lui trouva un air malicieux[61], et promit de lui donner un jour des grains de porcelaines[62] pour acheter des colliers[63].

  1. Paris.
  2. Les rues.
  3. Les boutiques.
  4. Versailles.
  5. Château de Versailles.
  6. Louis XIV.
  7. La vengeance.
  8. Génie de la guerre.
  9. Condé, Turenne et Catinat.
  10. Génie des eaux.
  11. Seignelay, fils de Colbert, Louvois et Vauban.
  12. Louvois.
  13. Un placet, une lettre.
  14. Le prince Eugène.
  15. Du vin.
  16. Du tabac.
  17. Génie de la guerre.
  18. Les deux Vendôme, petits-fils de Henri IV, par Gabrielle.
  19. Luxembourg.
  20. Villars.
  21. Louvois refusa un régiment au prince Eugène, et celui-ci passa au service de l’empereur.
  22. Des glaces.
  23. Le Louvre.
  24. Génie des eaux.
  25. Divinité souveraine des chasseurs.
  26. Boutiques de charcutier et de boucher. Les sauvages amenés à Paris sous Louis XIV ne furent frappés que de l’étal des viandes de boucherie.
  27. Registres, livres, contrats, lettres, en général toute sorte d’écrits.
  28. La Cité.
  29. Le Palais de Justice.
  30. Une église.
  31. L’orgue.
  32. Les prêtres.
  33. La chaire.
  34. Bossuet.
  35. Fénelon.
  36. Années.
  37. Fêtes de Louis XIV.
  38. Madame de Montespan.
  39. Madame de Maintenon.
  40. Madame de La Vallière.
  41. Lettre de madame de Sévigné.
  42. Madame Deshoulières.
  43. Madame de La Fayette.
  44. Madame Lambert.
  45. Mémoires de mademoiselle de Montpensier et de Madame, seconde femme du frère de Louis XIV.
  46. Le doge de Gênes.
  47. Les protestants. Révocation de l’édit de Nantes, dragonnades.
  48. Un théâtre.
  49. Une loge.
  50. La Fontaine.
  51. Racine, Molière et Boileau.
  52. La société du Marais, Chaulieu, La Fare, etc.
  53. Casimir, roi de Pologne.
  54. Olivier Cromwell.
  55. Génie des eaux.
  56. Mansard, Le Nôtre, Coustou, Le Brun.
  57. Ambassadeurs de Siam.
  58. Tournefort, Boucher, Gerbillon, Chardin, etc.
  59. Newton, Leibnitz.
  60. Locke.
  61. Voltaire.
  62. De l’argent
  63. Des livres.