Degorge-Cadot (p. 33-39).

LIVRE CINQUIÈME

L’Éternel révéla à son Fils bien-aimé ses desseins sur l’Amérique : il préparait au genre humain, dans cette partie du monde, une rénovation d’existence. L’homme, s’éclairant par des lumières toujours croissantes et jamais perdues, devait retrouver cette sublimité première d’où le péché originel l’avait fait descendre ; sublimité dont l’esprit humain était redevenu capable, en vertu de la Rédemption du Christ. Cependant le souverain du ciel permet à Satan un moment de triomphe, pour l’expiation de quelques fautes particulières. L’enfer, profitant de la liberté laissée à sa rage, saisit et fait naître toutes les occasions du mal.

Le bruit du combat d’Ondouré et du frère d’Amélie s’était répandu chez les Natchez. Akansie, qui n’y voyait qu’une preuve de plus de l’amour d’Ondouré pour Céluta, éprouvait de nouvelles angoisses. Le parti des sauvages nourri dans les sentiments d’Adario demandait pourquoi l’on recevait ces étrangers, instruments de trouble et de servitude ; les Indiens qui s’attachaient à Chactas louaient au contraire, le courage et la générosité de leur nouvel hôte. Quant au frère d’Amélie, qui ne trouvait ni dans les sentiments de son cœur, ni dans sa conduite, les motifs de l’inimitié d’Ondouré, il ne pouvait comprendre ce qui avait porté ce sauvage à tenter un homicide. Si Ondouré aimait Céluta, René n’était point son rival : toute pensée d’hymen était odieuse au frère d’Amélie ; à peine s’était-il aperçu de la passion naissante de la sœur d’Outougamiz.

Cependant le retour du grand-chef des Natchez était annoncé : on entendit retentir le son d’une conque. — Guerrier blanc, dit Chactas à son hôte, voici le Soleil : prête-moi l’appui de ton bras, et allons nous ranger sur le passage du chef. Aussitôt le sachem et René, dont la blessure n’était que légère, s’avancent avec la foule.

Bientôt on aperçoit le grand-prêtre et les deux lévites, maîtres des cérémonies du temple du Soleil : ils étaient enveloppés de robes blanches ; le premier portait sur la tête un hibou empaillé. Ces sacrificateurs affectaient une démarche grave ; ils tenaient les yeux attachés à terre et murmuraient un hymne sacré. Chactas apprit à René que le principal jongleur était un prêtre avide et crédule, qui pouvait devenir dangereux, à l’instigation de quelques hommes plus méchants que lui.

Après les lévites s’avançait un vieillard que ne distinguait aucune marque extérieure. — Quel est, demanda le frère d’Amélie à son hôte, quel est le sachem qui marche derrière les prêtres, et dont la contenance est affable et sereine ?

— Mon fils, répondit Chactas, c’est le Soleil : il est cher aux Natchez par le sacrifice qu’il a fait à sa patrie des prérogatives de ses aïeux. C’est un homme d’une douceur inaltérable, d’une patience que rien ne peut troubler, d’une force presque surnaturelle à supporter la douleur. Il a lassé le temps lui-même, car il est au moment d’accomplir sa centième année. J’ai eu le bonheur de contribuer avec lui et Adario à la révolution qui nous a rendu l’indépendance. Les Natchez veulent bien nous regarder comme leurs trois chefs, ou plutôt comme leurs pères.

À la suite du soleil venait une femme qui conduisait par la main son jeune fils. René fut frappé des traits de cette femme sur lesquels la nature avait répandu une expression alarmante de passion et de faiblesse. Le frère d’Amélie la désigna au sachem.

— Elle se nomme Akansie, répondit Chactas ; nous l’appelons la Femme-Chef : c’est la plus proche parente du Soleil, et c’est son fils, à l’exclusion du fils même du Soleil, qui doit occuper un jour la place de grand-chef des Natchez : la succession au pouvoir a lieu parmi nous en ligne féminine.

Hélas ! mon fils, ajouta Chactas, nous autres, habitants des bois, nous ne sommes pas plus à l’abri des passions que les hommes de ton pays. Akansie nourrit pour Ondouré, qui la dédaigne et la trahit, un amour criminel : Ondouré aime Céluta, cette Indienne qui prépara ton premier repas du matin, et qui est la sœur de ce naïf sauvage dont l’amitié t’a été jurée sur les débris d’une cabane ; Céluta a toujours repoussé le cœur et la main d’Ondouré. Tu as déjà éprouvé jusqu’où peuvent aller les transports de la jalousie. Si jamais Ondouré s’attachait à Akansie, il est impossible de calculer les maux que produirait une pareille union.

Immédiatement après la Femme Chef marchaient les capitaines de guerre. L’un d’eux ayant touché en passant l’épaule de Chactas, René demanda à son père adoptif quel était ce sachem au visage maigre, dont l’air rigide formait un si grand contraste avec l’air de bonté des autres vieillards.

— C’est le grand Adario, répondit Chactas, l’ami de mon enfance et de ma vieillesse. Il a pour la liberté un amour qui lui ferait sacrifier sa femme, ses enfants et lui-même. Nous avons combattu ensemble dans presque toutes les forêts. Il y a cinquante ans que nous nous estimons, quoique nous soyons presque toujours en opposition d’idées et de desseins. Je suis le rocher, il est la plante marine qui s’est attachée à mes flancs : les flots de la tempête ont miné nos racines ; nous roulerons bientôt ensemble dans l’abîme sur lequel nous penchons tous deux. Adario est l’oncle de Céluta, et lui sert de père.

Lorsque les chefs de guerre furent passés, on vit paraître les deux officiers commis au règlement des traités et l’édile chargé de veiller aux travaux publics. Cet édile songeait à se retirer, et Ondouré convoitait sa place. Cette place, la première de l’État après celle du Grand Chef, donnait le droit de régence dans la minorité des Soleils. Une troupe de guerriers, appelés Allouez, qui jadis composaient la garde du Soleil, fermait le cortège ; mais ces guerriers, dispersés dans les tribus, n’existaient plus comme un corps distinct et séparé.

Le Grand Chef, accompagné de la foule, s’étant arrêté sur la place publique, Chactas se fit conduire vers lui, en poussant trois cris. Il dit alors au Soleil qu’un Français demandait à être adopté par une des tribus des Natchez. Le Grand Chef répondit : « C’est bien, » et Chactas se retira en poussant trois autres cris un peu différents des premiers. Le frère d’Amélie apprit que l’on traiterait de son adoption dans trois jours.

Il employa ces jours à porter de cabane en cabane les présents d’usage : les uns les reçurent, les autres les refusèrent, selon qu’ils se prononçaient pour ou contre l’adoption de l’étranger. Quand René se présenta chez les parents de Mila, la petite Indienne lui dit : « Tu n’as pas voulu que je fusse ta femme, je ne veux pas être ta sœur ; va-t’en. » La famille accepta les dons que l’enfant était fâchée de refuser.

René offrit à Céluta un voile de mousseline, qu’elle promit, en baissant les yeux, de garder le reste de sa vie : elle voulait dire qu’elle le conserverait pour le jour de son mariage ; mais aucune parole d’amour ne sortait de la bouche du frère d’Amélie. Céluta demanda timidement des nouvelles de la blessure de René ; et Outougamiz, charmé de la valeur du compagnon qu’il s’était choisi, portait avec orgueil la chaîne d’or qui le liait à la destinée de l’homme blanc.

Le jour de l’adoption étant arrivé, elle fut accordée sur la demande de Chactas, malgré l’opposition d’Ondouré. La honte d’une défaite avait changé en haine implacable dans le cœur de cet homme, un sentiment de jalousie. Aussi impudent que perfide, s’osait montrer après son attentat. Les lois, chez les Indiens, ne recherchent point l’homicide : la vengeance de ce crime est abandonnée aux familles ; or, René n’avait point de famille.

Le renouvellement des trêves rendit l’adoption de René plus facile ; mais le prince des ténèbres fit jaillir de cette solennité une nouvelle source de discorde. Au moment où l’adoption fut proclamée à la porte du temple, le jongleur, dévoué à la puissance d’Akansie, et gagné par les présents d’Ondouré, annonça que le serpent sacré avait disparu sur l’autel. La foule se retira consternée : l’adoption du nouveau fils de Chactas fut déclarée désagréable aux génies et de mauvais augure pour la prospérité de la nation.

En ramenant la saison des chasses, l’automne suspendit quelque temps l’effet de ces craintes superstitieuses et de ces machinations infernales. Chactas, quoique aveugle, est désigné maître de la grande chasse du castor, à cause de son expérience et du respect que les peuples lui portaient. Il part avec les jeunes guerriers. René, admis dans la tribu de l’Aigle et accompagné d’Outougamiz, est au nombre des chasseurs. Les pirogues remontent le Meschacebé et entrent dans le lit de l’Ohio. Pendant le cours d’une navigation solitaire, René interroge Chactas sur ses voyages aux pays des blancs et lui demande le récit de ses aventures : le sachem consent à le satisfaire. Assis auprès du frère d’Amélie, à la poupe de la barque indienne, le vieillard raconte son séjour chez Lopez, sa captivité chez les Siminoles, ses amours avec Atala, sa délivrance, sa fuite, l’orage, la rencontre du père Aubry et la mort de la fille de Lopez.

— Après avoir quitté le pieux solitaire et les cendres d’Atala, continua Chactas, je traversai des régions immenses sans savoir où j’allais : tous les chemins étaient bons à ma douleur, et peu m’importait de vivre.

« Un jour, au lever du soleil, je découvris un parti d’Indiens qui m’eut bientôt entouré. Juge, ô René ! de ma surprise en reconnaissant parmi ces guerriers de la nation iroquoise Adario, compagnon des jeux de mon enfance. Il était allé apprendre l’art d’Areskoui[1] chez les belliqueux Canadiens, anciens alliés des Natchez.

« Je m’informai avec empressement des nouvelles de ma mère ; j’appris qu’elle avait succombé à ses chagrins, et que ses amis lui avaient fait les dons du sommeil. Je résolus de suivre l’exemple d’Adario, de me mettre à l’école des combats chez les Cinq-Nations[2]. Mon cœur était animé du désir de mêler la gloire à mes regrets ; je brûlais de confondre les souvenirs de la fille de Lopez avec une action digne de sa mémoire. Déjà je comptais plusieurs neiges et je n’avais fait aucun bien. Si le Grand-Esprit m’eût appelé alors à son tribunal, comment lui aurais-je présenté le collier de ma vie, où je n’avais pas attaché une seule perle ?

« Lorsque nous entrâmes dans les forêts du Canada, l’oiseau de rizière était prêt à partir pour le couchant, et les cygnes arrivaient des régions du Nord. Je fus adopté par une des nations iroquoises. Adario et moi, nous fîmes le serment d’amitié ; notre cri de guerre était le nom d’Atala, de cette vierge tombée dans le lac de la Nuit, comme ces colombes du pays des Agniers, qui se précipitent, au coucher du soleil, dans une fontaine où elles disparaissent.

« Nous nous engageâmes, sur le bâton de nos pères, à faire nos efforts pour rendre la liberté à notre patrie, après avoir étudié les gouvernements des nations.

Je me livrai, dans l’intervalle des combats, à l’étude des langues iroquoises ou yendates, en même temps que j’apprenais la langue polie ou la langue des traités, c’est-à-dire la langue algonquine, dont les Indiens du nord se servent pour communiquer d’une nation à l’autre. Je m’étais approché de l’ami du père Aubry, du père Lamberville, missionnaire chez les Iroquois. Aidé de lui, je parvins à entendre et à parler facilement la langue française, et je m’instruisis dans l’art des colliers[3] des blancs.

« Le religieux me racontait souvent les souffrances de ce Dieu qui s’est dévoué pour le salut du monde. Ces enseignements me plaisaient, car ils rappelaient tous les intérêts de ma vie, le père Aubry et Atala. La raison des hommes est si faible, qu’elle n’est souvent que la raison de leurs passions. Poursuivi de mes souvenirs, je cherchais à me sauver au sanctuaire de la miséricorde, comme le prisonnier racheté des flammes se réfugie à la cabane de paix.

« On commençait à m’aimer chez les peuples ; mon nom reposait agréablement sur les lèvres des sachems. J’avais fait quelque bruit dans les combats : c’est une malheureuse nécessité de s’habituer à la vue du sang ; et ce qu’il y a de plus triste encore, diverses qualités dépendent de celle qui fait un guerrier. Il est difficile d’être compté comme homme avant d’avoir porté les armes.

« Je vis pourtant avec horreur les supplices réservés aux victimes du sort des combats. En mémoire d’Atala, je donnai la vie et la liberté à des guerriers arrêtés de ma propre main. Et moi aussi j’avais été prisonnier, loin de la douce lumière de ma patrie !

« J’eus le bonheur d’arracher ainsi à la mort quelques Français. Ononthio[4] me fit offrir en échange les dons de l’amitié ; il me proposait même une hache de capitaine parmi ses soldats. Mais, comme ses paroles étaient celles du secret, et qu’il y joignait des sollicitations peu justes, je priai les présents de retourner vers les richesses d’Ononthio.

Le printemps s’était renouvelé autant de fois qu’il y a d’œufs dans le nid de la fauvette, ou d’étoiles à la constellation des chasseurs, depuis que j’habitais chez les nations iroquoises. Elles avaient fumé le calumet de paix avec les Français. Cette paix fut bientôt rompue : Athaënsic[5] balaya les feuilles qui commençaient à couvrir les chemins de la guerre, et fit croître l’herbe dans les sentiers du commerce.

« Après divers succès on proposa une suspension d’armes ; des députés furent envoyés par les Iroquois au fort Catarakoui. J’étais du nombre de ces guerriers, et je leur servais d’interprète. À peine entrés dans le fort, nous fûmes enveloppés par des soldats. Nous réclamâmes la protection du calumet de paix : le chef qui nous arrêta nous répondit que nous étions des traîtres, qu’il avait ordre d’Ononthio de nous embarquer pour Kanata[6], d’où nous serions menés en esclavage au pays des Français. On nous enleva nos haches et nos flèches, on nous serra les bras et les pieds avec des chaînes : nous fûmes jetés dans des pirogues qui nous conduisirent au port de Québec par le fleuve Hochelaga[7]. De Kanata, un large canot nous porta au delà des grandes eaux à la contrée des mille villages, dans la terre où tu es né.

« Les cabanes[8] où nous abordâmes sont bâties sous un ciel délicieux, au fond d’un lac intérieur[9] où Michabou, dieu des eaux, ne lève point deux fois le jour son front vert couronné de cheveux blancs, comme sur les rives canadiennes.

« Nous fûmes reçus aux acclamations de la foule. L’amas des cabanes, des grands canots et des hommes, tout ce spectacle, si différent de celui de nos solitudes, confondit d’abord nos idées. Je ne commençai à voir quelque chose de distinct que lorsque nous eûmes été conduits à la hutte de l’esclavage[10].

« Peut-être, mon jeune ami, seras-tu étonné qu’après avoir été traité de la sorte, je conserve encore pour ton pays de l’attachement. Outre les raisons que je t’en donnerai bientôt, l’expérience de la vie m’a appris que les tyrans et les victimes sont presque également à plaindre, que le crime est plus souvent commis par ignorance que par méchanceté. Enfin, une chose me paraît encore certaine : le Grand Esprit, qui mêle le bien et le mal dans sa justice, a quelquefois rendu amer le souvenir des bienfaits, et toujours doux celui des persécutions. On aime facilement son ennemi, surtout s’il nous a donné occasion de vertu et de renommée. Tu me pardonneras ces réflexions : les vieillards sont sujets à allonger leurs propos. »

René répondit : — Chactas, si les discours que tu vas me faire sont aussi beaux que ceux que tu m’as déjà faits, le soleil pourrait finir et recommencer son tour avant que je fusse las de t’écouter. Continue à répandre dans ton récit cette raison tendre, cette douce chaleur des souvenirs qui pénètrent mon cœur. Quelle idée de la société dut avoir un sauvage aux galères !

Chactas reprit le récit de ses aventures. Ses paroles étaient toutes naïves : il y mêla une sorte d’aimable enjouement ; on eût dit que, par une délicatesse digne des grâces d’Athènes, ce sauvage cherchait à rendre sa voix ingénue, pour adoucir aux oreilles de René l’histoire de l’injustice des Français.

— Une forte résolution de mourir, dit-il, m’empêcha d’abord de sentir trop vivement mon malheur dans la hutte de l’esclavage : trois jours entiers nous chantâmes notre chanson de mort, moi et les autres chefs. Jusqu’à lors je m’étais cru la prudence d’un sachem, et pourtant, loin d’enseigner les autres, je reçus des leçons de sagesse.

« Un Français, mon frère de chaîne, s’était rendu coupable d’une action qui l’avait fait condamner au tribunal de tes vieillards. Jeune encore, Honfroy prenait légèrement la vie. Charmé de m’entendre parler sa langue, il me racontait ses aventures ; il me disait : « Chactas, tu es un sauvage, et je suis un homme civilisé. Vraisemblablement tu es un honnête homme, et moi je suis un scélérat. N’est-il pas singulier que tu arrives exprès de l’Amérique pour être mon compagnon de boulet en Europe, pour montrer la liberté et la servitude, le vice et la vertu, accouplés au même joug ? Voilà, mon cher Iroquois, ce que c’est que la société. N’est-ce pas une très belle chose ? Mais prends courage et ne t’étonne de rien : qui sait si un jour je ne serai point assis sur un trône ? Ne t’alarme pas trop d’être appareillé avec un criminel au char de la vie ; la journée est courte, et la mort viendra vite nous dételer. »

« Je n’ai jamais été si étonné qu’en entendant parler cet homme : il y avait dans son insouciance une espèce d’horrible raison qui me confondait. Quelle est, disais-je en moi-même, cette étrange nation où les insensés semblent avoir étudié la sagesse, où les scélérats supportent la douleur comme ils goûteraient le plaisir ? Honfroy m’engagea à lui ouvrir mon cœur : il me fit sentir qu’il y avait lâcheté à se laisser vaincre du chagrin. Ce malheureux me persuada : je consentis à vivre, et j’engageai les autres chefs à suivre mon exemple.

« Le soir, après le travail, mes compagnons s’assemblaient autour de moi, et me demandaient des histoires de mon pays. Je leur disais comment nous poursuivions les élans dans nos forêts, comment nous nous plaisions à errer dans la solitude avec nos femmes et nos enfants. À ces peintures de la liberté, je voyais des pleurs couler sur toutes les mains enchaînées. Les galériens me racontaient à leur tour les diverses causes du châtiment qu’ils éprouvaient. Il m’arriva à ce sujet une chose bizarre : je m’imaginai que ces malfaiteurs devaient être les véritables honnêtes gens de la société, puisqu’ils me semblaient punis pour des choses que nous faisons tous les jours sans crime dans nos bois.

« Cependant notre vêtement et notre langage excitaient la curiosité. Les premiers guerriers et les principales matrones nous venaient voir : lorsque nous étions au travail, ils nous apportaient des fruits, et nous les donnaient en retirant la main. Le chef des esclaves nous montrait pour quelque argent ; l’homme était offert en spectacle à l’homme.

« Nous n’étions pas sans consolations. Le Grand Chef de la prière du village[11] nous visitait : ce digne pasteur, qui me rappelait le père Aubry, nous amenait quelquefois ses parents.

— Chactas, me disait-il, voilà ma mère ! figure-toi que c’est la femme qui t’a nourri et qui t’a porté dans la peau d’ours, comme nous l’apprennent nos missionnaires. « À ce souvenir de ma famille et des coutumes de mon pays, mon cœur était noyé d’amertume et de plaisir. Ce prêtre charitable nous laissait toujours, en nous quittant, des pleurs pour effacer les maux de la veille, des espérances pour nous conduire à travers les maux du lendemain.

« Le chef de la hutte des chaînes, dans la vue de prolonger notre existence, utile à ses intérêts, nous permettait quelquefois de nous promener avec lui au bord de la mer.

« Un soir j’errais ainsi sur les grèves : mes yeux, parcourant l’étendue des flots, tâchaient de découvrir dans le lointain les côtes de ma patrie. Je me figurais que ces flots avaient baigné les rives américaines. Dans l’illusion de ma douleur, la mer me semblait murmurer des plaintes comme celles des arbres de mes forêts ; alors je lui racontais mon malheur, afin qu’elle le redît à son tour aux tombeaux de mes pères.

« Le gardien, occupé avec d’autres guerriers, oublia de me ramener à mes chaînes. Des millions d’étoiles percèrent la voûte céleste, et la lune s’avança dans le firmament. Je découvris à sa lumière un vieillard assis sur un rocher. Les flots calmés expiraient aux pieds de ce vieillard, comme aux pieds de leur maître. Je le pris pour Michabou, génie des eaux : je m’allais retirer, lorsqu’un soupir apporté à mon oreille m’apprit que le dieu était un homme.

« Cet homme, de son côté, m’aperçut : la vue de mon vêtement natchez lui fit faire un mouvement de surprise et de frayeur : « Que vois-je ! s’écria-t-il, l’ombre d’un sauvage des Florides, ? Qui es-tu ? Viens-tu chercher Lopez ? — Lopez ! répétai-je en poussant un cri. Je m’approche du père d’Atala ; je crois le reconnaître. Il me regarde avec le même étonnement, la même hésitation ; il me tend à demi les bras ; il me parle de nouveau. C’est sa voix, sa voix même ! Erreur ou vérité, je me précipite dans les bras de mon vieil ami, je le serre sur mon cœur, baigne son visage de mes larmes. Lopez, hors de lui, doutait encore de la réalité. « Je suis Chactas, lui disais-je, Chactas, ce jeune Natchez que vous comblâtes de vos bienfaits à Saint Augustin, et qui vous quitta avec tant d’ingratitude ! » À ces derniers mots, je fus obligé de soutenir le vieillard prêt à s’évanouir ; et pourtant il me pressait encore de ses mains, devenues tremblantes par l’âge et par le chagrin.

« L’effusion de ces premiers transports passée, après avoir ranimé mon ancien hôte, je lui dis : « Lopez, quels semblables et funestes génies président à nos destinées ? quelle infortune t’amène comme moi sur ces bords ? que tu es malheureux dans tes enfants ! Pourras-tu croire que j’ai creusé le tombeau de ta fille, de ta fille qui devait être mon épouse ?

« — Que me dis-tu ? répondit le vieillard.

« — J’ai aimé Atala, m’écriai-je, la fille de cette Floridienne que tu as aimée. » Ici ma voix, étouffée dans mes larmes, s’éteignit. Mille souvenirs m’accablèrent : c’étaient la patrie, l’amour, la liberté, les déserts perdus !

« Lopez, qui me comprenait à peine, me pria de m’expliquer. Je lui fis succinctement le récit de mes aventures. Il en fut touché ; il admira et pleura cette fille qu’il n’avait point connue. Il s’étendit en longs regrets sur le bonheur que nous eussions pu goûter réunis dans une cabane, au fond de quelque solitude.

« — Mais, mon fils, ajouta-t-il, la volonté de Dieu s’est opposée à nos desseins ; c’est à nous de nous soumettre. À peine m’aviez-vous quitté à Saint-Augustin, que des méchants m’accusèrent : des colons puissants à qui j’avais enlevé quelques Indiens esclaves en les rachetant à un prix élevé, se joignirent à mes ennemis. Le gouverneur, qui était au nombre de ces derniers, nous fit saisir moi et ma sœur : on nous transporta à Mexico, où nous comparûmes au tribunal de l’inquisition. Nous fûmes acquittés, mais après plusieurs années de prison, durant lesquelles ma sœur mourut. On me permit alors de retourner à Saint-Augustin. Mes biens avaient été vendus. J’attendis quelque temps dans l’espoir d’obtenir justice : l’iniquité prévalut, je me décidai à abandonner cette terre de persécution.

« Je m’embarquai pour les vieilles Espagnes : comme je mettais le pied au rivage, j’appris que mes ennemis, redoutant mes plaintes, avaient obtenu contre moi un ordre d’exil. Je remontai sur le vaisseau, et je me réfugiai dans la Provence. Le prélat de Marseille m’accueillit avec bonté : ses secours ont soutenu ma vie. J’ai fait autrefois la charité, et maintenant je suis nourri du pain des pauvres. Mais j’approche du moment de la délivrance éternelle, et Dieu, j’espère, me fera part de son froment. »

« Comme Lopez finissait de parler, le guerrier qui surveillait ma servitude revint, et m’ordonna de le suivre. Le sachem espagnol me voulut accompagner ; mais son habit n’était pas celui d’un possesseur de grandes cabanes, et le guide repoussa l’indigne étranger : « Rocher insensible, m’écriai-je, les esprits vengeurs de l’hospitalité violée vous frapperont pour votre dureté. Ce sachem est un suppliant comme moi parmi votre peuple ; il y a plus, c’est un vieillard et un infortuné. Ce n’est pas ainsi que je vous traiterais, si vous veniez dans le pays des chevreuils : je vous présenterais le calumet de paix, je fumerais avec vous, je vous offrirais une peau d’ours et du maïs : le Grand Esprit veut que l’on traite de la sorte les étrangers.

« À ces paroles, le guerrier des cités se prit à rire : j’aurais tiré de ce méchant une vengeance soudaine ; mais, songeant que j’exposais Lopez, j’apaisai le bouillonnement de mon cœur. Lopez, à son tour, dans la crainte de m’attirer quelque mauvais traitement, s’éloigna, promettant de me venir voir. Je regagnai la natte du malheur, sur laquelle sont assis presque tous les hommes.

« Lopez et le Grand Chef de la prière accoururent le lendemain : je formai avec eux et mes compagnons sauvages une petite société libre et vertueuse, au milieu de la servitude et du vice, comme ces cocotiers chargés de fruits et de lait, qui croissent ensemble sur un écueil aride au milieu des flots mexicains. Les autres esclaves assistaient à nos discours : plusieurs commencèrent à régler leurs âmes, qu’ils avaient laissées jusqu’alors dans un affreux abandon. Bientôt, par la patience, par la confession de nos erreurs, par la puissance des prières, nous enchantâmes nos fers. C’est de cette façon, me disait le ministre des chrétiens, que d’anciens esclaves avaient racheté autrefois leur liberté, en répétant à leurs maîtres les compositions d’un homme divin et des chants aimés du ciel.

« Du village où nous étions, on nous transporta à un autre village où nous fûmes employés aux travaux d’un port : on nous ramena ensuite à notre première demeure. Le mérite de nos souffrances supportées avec humilité monta vers le Grand Esprit : celui que vous appelez le Seigneur plaça ce mérite auprès de nos fautes ; ainsi me l’a conté le prêtre instruit des choses merveilleuses. Comme une veuve indienne, pleine d’équité, met dans ses balances le reste des richesses de son époux et l’objet offert en échange par l’Européen, elle égalise les deux poids dans toute la sincérité de son cœur, ne voulant ni nuire à ses enfants ni à l’étranger qui se confie en elle, de même le Juge suprême pesa l’offense et la réparation : celle-ci l’emporta aux yeux de sa miséricorde. Dans ce moment même je vis venir Lopez, tenant un collier qu’il me montrait de loin en criant : « Vous êtes libre ! » Je m’empresse de déployer le collier ; il était marqué du sceau d’Ononthio-Frontenac, chef du Canada avant Ononthio-Denonville. Les premières branches du collier s’exprimaient ainsi :

« — Le Soleil de la grande nation des Français a désapprouvé la conduite d’Ononthio-Denonville. Le chef de tous les chefs a su que son fils Chactas, qui lui avait renvoyé plusieurs de ses enfants dans le Canada, était retenu dans la hutte de l’esclavage. Ononthio-Denonville est rappelé. Moi, ton père Ononthio-Frontenac, je retourne au Canada ; je t’y ramènerai avec tes compagnons. Hâte-toi de venir me trouver au grand village, où je t’attends pour te présenter au Soleil. Essuie les pleurs de tes yeux : le calumet de paix ne sera plus violé, et la natte du sang sera lavée avec l’eau du fleuve.

« Je fis à haute voix l’explication du collier aux chefs sauvages ; à l’instant même un guerrier détacha nos fers. Aussitôt que nous sentîmes nos pieds dégagés des entraves, nous présentâmes en sacrifice au Grand Esprit un pain de tabac, que nous jetâmes dans la mer, après avoir coupé l’offrande en douze parties.

« Le chef de la prière nous donna l’hospitalité, et nous reçûmes avec de l’or, des vêtements nouveaux faits à la façon de notre pays.

« Dès que l’esprit du jour eut attelé le soleil à son traîneau de flamme, on nous conduisit à la hutte roulante qui devait nous emporter : Lopez et le chef de la prière nous accompagnaient. Longtemps, à la porte de la cabane mobile, je tins serré contre mon cœur le père d’Atala ; je lui disais :

« — Lopez ! faut-il que je vous quitte encore, lorsque vous êtes malheureux ? Suivez votre fils : venez parmi vos Indiens planter votre bienfaisante vie dans le sol de ma cabane. Là, vous ne serez point méprisé parce que vous êtes pauvre : je chasserai pour votre repas, vous serez honoré comme un génie. Si mes prières trouvent votre cœur fermé, si vous craignez de vous exposer aux fatigues d’un long voyage, je resterai avec vous : j’apprendrai les arts des blancs, je vous mettrai par mon travail au-dessus de l’indigence. Qui vous fermera les yeux ? qui cueillera le dernier jour de votre vieillesse ? Souffrez que la main d’un fils vous présente au moins la coupe de la mort : d’autres l’agiteraient peut-être, et vous la feraient boire troublée.

« Sage et indulgent Lopez, vous me répondîtes : « — Vous n’avez jamais été ingrat envers moi : quand vous me quittâtes à Saint-Augustin, vous suiviez le penchant naturel à tous les hommes ; loin de vous rien reprocher, je vous admirai. Dans ce moment vous seriez coupable en demeurant sur ces bords : Dieu a enrichi votre âme des plus beaux dons de l’adversité ; vous devez ces richesses à votre patrie.

Que si je refuse de vous suivre, ne croyez pas que ce soit faute de vous aimer ; mais je serais un trop vieux voyageur. Il faut que chacun accomplisse les ordres de la Providence : vous dormirez auprès des os de vos pères : moi je dois mourir ici. La charité partagera ma dépouille ; les enfants de l’étranger viendront jouer autour de ma tombe, et l’effaceront sous leurs pas. Aucune épouse, aucun fils, aucune sœur, aucune mère, ne s’arrêtera à ma pierre funèbre, visitée seulement du malheureux, et sur laquelle passera le sentier du pèlerin. »

« Et Lopez m’inondait de ses larmes, comme un jardinier arrose l’arbrisseau qu’il a planté. Le chef de la prière voulant prévenir une plus longue faiblesse nous cria : « À quoi pensez-vous ? où est donc votre courage ? » Il me jette dans la hutte roulante, en ferme brusquement la porte, et fait un geste de la main. À ce signal le guide du traîneau pousse ses coursiers, qui s’agitaient dans leurs traits et blanchissaient leur frein d’écume : frappant de leurs seize pieds d’airain le pavé sonore, ils partent, suivis des quatre ailes bruyantes de la cabane mobile, qui roulent avec des étincelles de feu. Les édifices fuient des deux côtés ; nous franchissons des portes qui s’ébranlent à notre passage et bientôt le traîneau, lancé dans une longue carrière, glisse comme une pirogue sur la surface unie d’un fleuve. »

  1. Génie de la guerre.
  2. Les Iroquois.
  3. L’art d’écrire, de lire, etc.
  4. Nom que les sauvages donnaient à tous les gouverneurs du Canada. Il signifie la grande montagne. Ainsi Ononthio-Denonville, Ononthio-Frontenac ; etc.
  5. Génie de la vengeance.
  6. Québec.
  7. Le fleuve Saint-Laurent.
  8. Marseille.
  9. La Méditerranée.
  10. Les bagnes.
  11. L’évêque de Marseille.