Degorge-Cadot (p. 28-33).

LIVRE QUATRIÈME

L’ange protecteur de l’Amérique, qui montait vers le soleil, avait découvert le voyage de Satan et du démon de la Renommée : à cette vue, poussant un soupir, il précipite le mouvement de ses ailes. Déjà il a laissé derrière lui les planètes les plus éloignées de l’œil du monde ; il traverse ces deux globes que les hommes, plongés dans les ténèbres de l’idolâtrie, profanèrent par les noms de Mercure et de Vénus. Il entre ensuite dans ces régions où se forment les couleurs du soleil couchant et de l’aurore ; il nage dans des mers d’or et de pourpre ; et, sans être ébloui, les regards fixés sur l’astre du jour, il surgit à son orbite immense.

Uriel l’aperçoit ; après l’avoir salué du salut majestueux des anges, il lui dit :

— Esprit diligent, que le Créateur a placé à la garde d’une des plus belles parties de la terre, je connais le sujet qui vous amène : tandis que vous remontiez jusqu’à moi, l’ange de la Croix du sud descendait sur ce soleil, pour m’apprendre qu’il avait vu Satan et sa compagne s’élancer du pôle du midi. J’aurais déjà communiqué cette nouvelle aux archanges des soleils les plus reculés, si je n’avais aperçu deux illustres voyageuses qui viennent comme vous de la terre, et qui bientôt arriveront à nous : elles continueront ensuite leur route vers les tabernacles éternels. Reposez-vous donc en les attendant ici ; il n’y a point d’ange qui ne soit effrayé de la course à travers l’infini : les deux saintes pourront se charger de votre message ; elles témoigneront de votre vigilance, et vous redescendrez au poste où vous rappelle l’audace du prince des ténèbres.

L’ange de l’Amérique répondit : « Uriel, ce n’est pas sans raison que l’on vous loue dans les parvis célestes : vos paroles sont véritablement pleines de sagesse, et les yeux dont vous êtes couvert ne vous laissent rien ignorer. Vous daignerez donc rendre compte de mon zèle ? Vous savez que les flèches du Très-Haut sont terribles, et qu’elles dévorent les coupables. Puisque les deux patronnes des Français s’élèvent aux sanctuaires sublimes, dans le même dessein qui m’a conduit à l’astre dont vous dirigez le cours, je vais retourner à la terre. J’aurai peut-être à livrer des combats, car Satan semble avoir pris une force nouvelle. »

Uriel repartit : « Ne craignez point cet archange ; le crime est toujours faible, et Dieu vous enverra sa victoire. Votre empressement est digne d’éloges ; mais vous pouvez vous arrêter un moment pour délasser vos ailes. »

En parlant ainsi, l’ange du soleil présenta à celui de l’Amérique une coupe de diamant, pleine d’une liqueur inconnue : ils y mouillèrent leurs lèvres, et les dernières gouttes du nectar, tombées en rosée sur la terre, y firent naître une moisson de fleurs.

L’ange de l’Amérique, regardant les champs du soleil, dit à Uriel : « Brûlant chérubin, si toutefois ma curiosité n’est point déplacée, et qu’il soit permis à un ange de mon rang de connaître de tels secrets, ce qu’on dit de l’astre auquel vous présidez est-il vrai, ou n’est-ce qu’un bruit né de l’ignorance humaine ? »

Uriel, avec un sourire paisible :

— Esprit rempli de prudence, votre curiosité n’a rien d’indiscret, puisque vous n’avez pour but que de glorifier l’œuvre du Père, cet œuvre que le Fils conserve et que le Saint-Esprit vivifie. Je puis aisément vous satisfaire.

Non, cet astre qui sert de marchepied à l’Éternel ne fut point formé comme se le figurent les hommes. Lorsque la création sortit du néant à la parole éternelle, et que le ciel eut célébré le soir et le matin du premier jour, la clarté émanée du Saint des saints faisait seule la lumière du monde.

Mais cette lumière, toute tempérée qu’elle pouvait être, trop forte encore pour l’univers, menaçait de le consumer. Emmanuel pria Jéhovah de reployer ses rayons et de n’en laisser échapper qu’un seul. Le Fils prit ce rayon dans sa main, le rompit, et du brisement s’échappa une goutte de feu, que le Fils nomma soleil.

Alors brilla dans les cieux ce luminaire qui lie les planètes autour de lui, par les fils invisibles qu’il tire sans interruption de son sein inépuisable. Je reçus l’ordre de m’asseoir à son foyer, moins pour veiller à la marche des sphères que pour empêcher leur destruction : car, lorsque Jéhovah, rentré dans la profondeur de son immensité, appelle à lui ses deux autres principes, lorsqu’il enfante avec eux ces pensées qui donnent la vie à des millions d’âmes et de mondes, dans ces moments de conception du Père, il sort de tels feux du tabernacle, que tout ce qui est créé serait dévoré. Placé au centre du soleil, je me hâte d’étendre mes ailes et de les interposer entre la création et l’effusion brûlante, afin de prévenir l’embrasement des globes. L’ombre de mes ailes forme dans l’astre du jour ces taches que les hommes découvrent et que, dans leur science vaine, ils ont diversement expliquées.

Ainsi s’entretenaient les deux anges, et cependant Catherine des Bois et Geneviève touchaient au disque du soleil.

Peuple guerrier et plein de génie, Français, c’est sans doute un esprit puissant, un conquérant fameux, qui protège du haut du ciel votre double empire ? Non ! c’est une bergère en Europe, une fille sauvage en Amérique. Geneviève du hameau de Nanterre, et vous, Catherine des bois canadiens, étendez à jamais votre houlette et votre crosse de hêtre sur ma patrie ; conservez-lui cette naïveté, ces grâces naturelles qu’elle tient sans doute de ses patronnes !

Née d’une mère chrétienne et d’un père idolâtre sous le toit d’écorce d’une famille indienne, Catherine, élevée dans la religion de sa mère, annonça dès son enfance que l’époux céleste l’avait réservée pour ses chastes embrassements. À peine avait-elle accompli quatre lustres, qu’elle fut appelée dans ces domaines incorruptibles, où les anges célèbrent incessamment les noces de ces femmes qui ont divorcé avec la terre pour s’unir au ciel. Les vertus de Catherine resplendirent après sa mort ; Dieu couvrit son tombeau de miracles riches et éclatants, en proportion de la pauvreté et de l’obscurité de la sainte ici-bas. Elle fut publiquement honorée comme patronne du Canada ; on lui rendit un culte au bord d’une fontaine, sous le nom de la Bonne Catherine des Bois. Cette vierge ne cesse de veiller au salut de la Nouvelle-France et de s’intéresser aux habitants du désert. Elle revenait alors du séjour des hommes avec Geneviève.

Les patronnes des fils de saint Louis s’étaient alarmées des malheurs dont Satan menaçait l’empire français en Amérique : un même mouvement de charité les emportait aux célestes habitacles pour implorer la miséricorde de Marie. Tristes, autant que des substances spirituelles peuvent ressentir notre douleur, elles versaient ces larmes intérieures dont Dieu a fait présent à ses élus ; elles éprouvaient cette sorte de pitié que l’ange ressent pour l’homme, et qui, loin de troubler la pacifique Jérusalem, ne fait qu’ajouter aux félicités qu’on y goûte.

Geneviève porte encore dans sa main sa houlette garnie de guirlandes de lierre ; mais cette houlette est plus brillante que le sceptre d’un monarque de l’Orient. Les roses qui couronnent le front de la fille des Gaules ne sont plus les roses fugitives dont la bergère se parait aux champs de Lutèce ; ce sont ces roses qui ne se fanent jamais, et qui croissent dans les campagnes merveilleuses, sur les pas de l’Agneau sans tache. Geneviève, une nue blanche forme ton vêtement ; des cheveux d’un or fluide accompagnent divinement ta tête : à travers ton immortalité on reconnaît les grâces pleines d’amour, les charmes indicibles d’une vierge française !

Plus simple encore que la patronne de la France policée est peut-être la patronne de la France sauvage. Catherine brille de cet éclat qui apparut en elle lorsqu’elle eut cessé d’exister. Les fidèles accourus à sa couche de mort lui virent prendre une couleur vermeille, une beauté inconnue qui inspirait le goût de la vertu et le désir d’être saint. Catherine retint, avec la transparence de son corps glorieux, la tunique indienne et la crosse du labour : fille de la solitude, elle aime celui qui se retira au désert avant de s’immoler au salut des hommes.

Ainsi voyagent ensemble les deux saintes : l’une, qui sauva Paris d’Attila, Geneviève, qui précéda le premier des rois très chrétiens ; qui, dans une longue suite de siècles, opposa l’obscurité et la vertu de ses cendres à toutes les pompes et à toutes les calamités de la monarchie de Clovis : l’autre, qui ne devança sur la terre que de peu d’années le dernier des rois très chrétiens ; Catherine, qui ne sait que l’histoire de quelques apôtres de la Nouvelle-France, semblables à ceux que vit la pastourelle de Nanterre lorsque l’Évangile pénétra dans les vieilles Gaules.

Les épouses du Seigneur se chargèrent du message de l’ange de l’Amérique, qui se précipita aussitôt sur la terre, tandis qu’elles continuèrent leur route vers le firmament.

Dans un champ du soleil, dans des prairies dont le sol semble être de calcédoine, d’onyx et de saphir, sont rangés les chars subtils de l’âme, chars qui se meuvent d’eux-mêmes, et qui sont faits de la même manière que les étoiles. Les deux saintes se placent l’une auprès de l’autre sur un des chars. Elles quittent l’astre de la lumière, s’élèvent par un mouvement plus rapide que la pensée, et voient bientôt le soleil suspendu au-dessous d’elles dans les espaces, comme une étoile imperceptible.

Elles suivent la route tracée en losange de lumière par les esprits des justes qui, dégagés des chaînes du corps, s’envolent au séjour des joies éternelles. Sur cette route passaient et repassaient des âmes délivrées, ainsi qu’une multitude d’anges. Ces anges descendaient vers les mondes pour exécuter les ordres du Très-Haut, ou remontaient à lui, chargés des prières et des vœux des mortels.

Bientôt les saintes arrivent à cette terre qui s’étend au-dessous de la région des étoiles, et d’où l’on découvre le soleil, la lune et les planètes tels qu’ils sont en réalité, sans le milieu grossier de l’air qui les déguise aux yeux des hommes. Douze planètes de différente couleur composent cette terre épurée, dont la nôtre est le sédiment matériel : l’une de ces bandes est d’un pourpre étincelant ; l’autre d’un vif azur ; une troisième d’un blanc de neige. Ces couleurs surpassent en éclat celles de notre peinture, qui n’en sont que les ombres.

Catherine et Geneviève traversent cette zone sans s’arrêter, et bientôt elles entendent cette harmonie des sphères que l’oreille ne saurait saisir, et qui ne parvient qu’au sens intérieur de l’âme. Elles entrent dans la région des étoiles, qu’elles voient comme autant de soleils, avec leurs systèmes de planètes tributaires. Grandeur de Dieu, qui pourra te comprendre ? Déjà les saintes s’approchent de ces premiers mondes placés à des distances que la balle poussée par le salpêtre mettrait des millions d’années à franchir ; et cependant les deux vierges ne sont que sur les plus lointaines limites du royaume de Jéhovah, et des soleils après des soleils émergent de l’immensité, et des créations inconnues succèdent à des créations plus inconnues encore.

Un homme qui pour comprendre l’infini, se plaçant en imagination au milieu des espaces, chercherait à se représenter l’étendue suivie de l’étendue, des régions qui ne commencent et ne finissent en aucun lieu, cet homme, saisi de vertiges, détournerait sa pensée d’une entreprise si vaine : tels seraient mes inutiles efforts si j’essayais de tracer la route que parcouraient Geneviève et Catherine. Tantôt elles s’ouvrent une voie au travers des sables d’étoiles ; tantôt elles coupent les cercles ignorés où les comètes promènent leurs pas vagabonds. Les deux saintes croient avoir fait des progrès, et elles ne touchent encore qu’à l’essieu commun de tous les univers créés.

Cet axe d’or, vivant et immortel, voit tourner tous les mondes autour de lui dans des révolutions cadencées. À distance égale, le long de cet axe, sont assis trois esprits sévères : le premier est l’ange du passé ; le second, l’ange du présent ; le troisième, l’ange de l’avenir. Ce sont ces trois puissances qui laissent tomber le temps sur la terre, car le temps n’entre point dans le ciel et n’en descend point. Trois anges inférieurs, semblables aux fabuleuses sirènes pour la beauté de la voix, se tiennent aux pieds de ces trois premiers anges, et chantent de toutes leurs forces. Le son que rend l’essieu d’or du monde en tournant sur lui-même accompagne leurs hymnes. Ce concert forme cette triple voix du temps qui raconte le passé, le présent et l’avenir, et que des sages ont quelquefois entendue sur la terre en approchant l’oreille d’un tombeau durant le silence des nuits.

Le char subtil de l’âme vole encore : les épouses de Jésus-Christ abordent à ces globes où se pressent les âmes des hommes que l’Éternel créa par sa seconde idée : après avoir pensé les anges, Dieu forma à la fois tous les exemplaires des âmes humaines, et les distribua dans diverses demeures, où ils attendent le moment qui les doit unir à des corps terrestres. La création fut une et entière. Dieu n’admet point de succession pour produire.

Les chastes pèlerines furent émues au spectacle de ces âmes égales en innocence, qui devaient devenir inégales par le péché, les unes restant immaculées, les autres portant la marque des clous avec lesquels les passions les attacheraient un jour au sang et à la chair.

Par delà ces globes où sommeillent les âmes qui n’ont point encore subi la vie mortelle, se creuse la vallée où elles doivent revenir pour être jugées, après leur passage sur la terre. Les saintes aperçoivent dans la formidable Josaphat le cheval pâle monté par la Mort, les sauterelles au visage d’hommes, aux dents de lion, aux ailes bruyantes comme un chariot de bataille. Là, paraissent les sept anges avec les sept coupes pleines de la colère de Dieu ; là, se tient la femme assise sur la bête de couleur écarlate, au front de laquelle est écrit Mystère. Le puits de l’abîme fume à l’une des extrémités de la vallée, et l’ange du jugement, approchant peu à peu la trompette de ses lèvres, semble prêt à la remplir du souffle qui doit dire aux morts : Levez-vous !

En sortant de la mystique vallée, Geneviève et Catherine entrèrent enfin dans ces régions où commencent les joies du ciel. Ces joies ne sont pas, comme les nôtres, sujette à fatiguer et à rassasier le cœur ; elles nourrissent, au contraire, dans celui qui les goûte une soif insatiable de les goûter encore.

À mesure que les patronnes de la France approchent du séjour de la Divinité, la clarté et la félicité redoublent. Aussitôt qu’elles découvrent les murs de la Jérusalem céleste, elles descendent du char, et se prosternent comme des pèlerines aux champs de la Judée, lorsque, dans la splendeur du midi, Sion se montre tout à coup à leur foi ardente. Geneviève et Catherine se relèvent, et, glissant dans un air qui n’est point un air, mais qu’il faut appeler de ce nom pour se faire comprendre, elles entrent par la porte de l’Orient. Au même instant le bienheureux Las Casas et les martyrs canadiens, Brébœuf et Jogues, se pressent sur les pas de Catherine. Toujours brûlés de charité pour les Indiens, ils ne cessent de veiller à leur salut. Par un effet de la gloire de Dieu, plus ces confesseurs ont souffert de leurs ingrats néophytes, plus ils les chérissent. Las Casas, adressant la parole à la patronne de la France nouvelle :

— Servante du Seigneur, quelque péril menacerait-il nos frères des terres américaines ? La tristesse de votre visage et celle qui respire sur le front de Geneviève me feraient craindre un malheur. Nous avons été occupés à chanter la création du monde, et je n’ai pu descendre aux régions sublunaires.

— Protecteur des cabanes, répondit Catherine, votre bonté ne s’est point en vain alarmée. Satan a déchaîné l’enfer sur l’Amérique : les Français et leurs frères sauvages sont menacés. L’ange gardien du Nouveau-Monde s’est vu forcé de monter vers Uriel pour l’instruire des attentats des esprits pervers. Je viens, chargée de son message avec la vierge de la Seine, supplier Marie d’intercéder auprès du Rédempteur. Prélat, et vous confesseurs de la foi, joignez-vous à nous, implorons la miséricorde divine.

Tandis que la fille des torrents parlait de la sorte, les saints, les anges, les archanges, les séraphins et les chérubins, rassemblés autour d’elle, ressentaient une religieuse douleur. Las Casas et les missionnaires canadiens, tout resplendissants de leurs plaies, se réunissent aux deux illustres femmes. Voici venir le saint roi Louis, la palme à la main, qui se met à la tête des enfants de la France, et dirige les suppliants vers les tabernacles de Marie. Ils s’avancent au milieu des chœurs célestes, à travers les champs qu’habitent à jamais les hommes qui ont pratiqué la vertu.

Les eaux, les arbres, les fleurs de ces champs inconnus n’ont rien qui ressemble aux nôtres, hors les noms : c’est le charme de la verdure, de la solitude, de la fraîcheur de nos bois, et pourtant ce n’est pas cela ; c’est quelque chose qui n’a qu’une existence insaisissable.

Une musique qu’on entend partout, et qui n’est nulle part, ne cesse jamais dans ces lieux : tantôt ce sont des murmures comme ceux d’une harpe éolienne que la faible haleine du zéphyr effleure pendant une nuit de printemps ; tantôt l’oreille d’un mortel croirait ouïr les plaintes d’une harmonie divine, ces vibrations qui n’ont rien de terrestre et qui nagent dans la moyenne région de l’air. Des voix, des modulations brillantes sortent tout à coup du fond des forêts célestes ; puis, dispersés par le souffle des esprits, ces accents semblent avoir expiré. Mais bientôt une mélodie confuse se révèle dans le lointain, et l’on distingue, ou les sons veloutés d’un cor sonné par un ange, ou l’hymne d’un séraphin qui chante les grandeurs de Dieu au bord du fleuve de vie.

Un jour grossier, comme ici-bas, n’éclaire point ces régions ; mais une molle clarté, tombant sans bruit sur les terres mystiques, s’y fond pour ainsi dire comme une neige, s’insinue dans tous les objets, les fait briller de la lumière la plus suave, leur donne à la vue une douceur parfaite. L’éther, si subtil, serait encore trop matériel pour ces lieux : l’air qu’on y respire est l’amour divin lui-même ; cet air est comme une sorte de mélodie visible qui remplit à la fois de splendeur et de concerts toutes les blanches campagnes des âmes.

Les passions, filles du temps, n’entrent point dans l’immortel Éden. Quiconque, apprenant de bonne heure à méditer et à mourir, s’est retiré au tombeau, pur des infirmités du corps, s’envole au séjour de vie. Délivré de ses craintes, de son ignorance, de ses tristesses, cette âme, dans des ravissements infinis, contemple à jamais ce qui est vrai, divin, immuable et au-dessus de l’opinion : toutefois, si elle n’a plus les passions du monde, elle conserve le sentiment de ses tendresses. Serait-il de véritable bonheur sans le souvenir des personnes qui nous furent chères, sans l’espoir de les voir se réunir à nous ? Dieu, source d’amour, a laissé aux prédestinés toute la sensibilité de leur cœur, en ôtant seulement à cette sensibilité ce qu’elle peut avoir de faible : les plus heureux, comme les plus grands saints, sont ceux qui ont le plus aimé.

Ainsi s’écoulent rapidement les siècles des siècles. Les élus existent, pensent et voient tout en Dieu : la félicité dont cette union les remplit est délectable. À la source de la vraie science, ils y puisent à longs traits et pénètrent dans les artifices de la sagesse. Quel spectacle merveilleux ! et que l’éternité même, passée dans de telles extases, doit être courte !

Les secrets les plus cachés et les plus sublimes de la nature sont découverts à ces hommes de vertu. Ils connaissent les causes du mouvement de l’abîme et de la vie des mers ; ils voient l’or se filtrer dans les entrailles de la terre ; ils suivent la circulation de la sève dans les canaux des plantes, et l’hysope et le cèdre ne peuvent dérober à l’œil du saint la navette qui croise la trame de leurs feuilles et le tissu de leur écorce.

Mais que dis-je ! ce ne sont point de si curieux secrets qui occupent uniquement les bienheureux : Jéhovah leur donne d’autres joies et d’autres spectacles. Ils embrassent de leurs regards les cercles sur lesquels roulent les astres divers ; ils connaissent la loi qui gouverne les globes, qui les chasse ou les attire ; ils découvrent les chaînes qui retiennent ces globes, et viennent aboutir à la main de Dieu ; chaînes que son doigt pourrait rompre avec la facilité de l’ouvrier qui brise une soie. Les élus voient les comètes accourir aux pieds du Très-Haut, recevoir ses ordres, et partir avec des yeux rougis et une chevelure flamboyante, pour fracasser quelque monde. Ô Paradis ! ton chantre ne peut suffire à peindre tes grandeurs ! Ô Vertu ! prête-moi tes ailes pour atteindre à ces régions de béatitude ! Déserts, et vous, rochers, venez à moi ! prenez-moi dans votre sein, afin que, nourri loin de la corruption des hommes, je puisse, au sortir de cette misérable vie, monter au séjour de l’éternelle science et de la souveraine beauté !

Dans les régions de la grâce et de l’amour, le saint roi et les saintes patronnes de la France vont chercher le trône de Marie. Un chant séraphique leur annonce le lieu où réside la Vierge qui renferma dans son flanc celui que l’univers ne peut contenir. Ils découvrent dans une crèche resplendissante, au milieu des anges en adoration, au milieu d’un nuage d’encens et de fleurs, la libératrice du monde, ornée des sept dons du Saint-Esprit. Seule de tous les justes, Marie a conservé un corps. Une tendre compassion pour les hommes, dont elle fut la fille, une patience, une douceur sans égale, rayonnent sur le front de la mère du Sauveur.

Geneviève, Catherine, Louis, roi dans le ciel comme sur la terre, le bienheureux Las Casas, les saints martyrs de la Nouvelle-France, s’avancent au milieu de la foule céleste, qui, s’entrouvrant sur leur passage, les laisse approcher du trône de Marie ; ils s’y prosternent. Catherine :

— Mère d’Emmanuel ! seconde Ève, reine dont je suis la plus indigne des servantes, prenez pitié d’un peuple prêt à périr. Le serpent dont vous avez écrasé la tête est retourné au monde pour persécuter les hommes, et surtout l’empire nouveau de saint Louis. Ô Marie ! recevez les humbles vœux de la fille d’une nouvelle Église, de la première vierge consacrée au bord du torrent ! écoutez la prière de cette autre vierge et de ces saints profondément humiliés à vos pieds !

Divine mère de Dieu, vous ouvrîtes vos lèvres : un parfum délicieux remplit l’immensité du ciel. Telles furent vos paroles :

— Vierges du désert, charitables patronnes des deux Frances, saint roi, miséricordieux prélat, et vous, courageux martyrs, vos prières ont trouvé grâce à mon oreille : je vais monter au trône de mon Fils.

Elle dit et part comme une colombe qui prend son vol. Ses yeux sont levés vers le séjour du Christ, ses bras sont déployés en signe d’oraison ; ses cheveux flottent, portés par des faces de chérubins d’une beauté incomparable. Les plis de la tunique dont elle se revêtait sur la terre enveloppent ses pieds, qui se découvrent à travers le voile immortalisé. Les vierges et les saints tombés à genoux, regardent, éblouis, son ascension : Gabriel précède la consolatrice des affligés, en chantant la salutation que les échos sacrés répètent. Moins ravissant était dans l’antiquité ce mode de musique, expression du charme d’un ciel où le génie de la Grèce se mariait à la beauté de l’Asie.

Marie approche du Calvaire immatériel : l’aspect du paradis commence à prendre une majesté plus terrible. Là, aucun saint, quelle que soit l’élévation de son bonheur et de ses vertus, ne peut paraître ; là, les anges, les archanges, les trônes, les dominations, les séraphins, n’osent errer : les seuls chérubins, premiers nés des esprits, peuvent supporter l’ardeur du sanctuaire où réside Emmanuel. Dans ces abîmes flottent des visions comme celle qui réveilla Job au milieu de la nuit, et qui fit hérisser le poil de sa chair. Les unes ont quatre têtes et quatre ailes, les autres ne sont qu’une main, la main qui saisit Ézéchiel par les cheveux, ou qui traça les mots inexplicables au festin de Balthazar. Ces lieux sont obscurs à force de lumière, et le foudre à trois pointes les sillonne.

Un rideau, dont celui qui dérobait l’arche aux regards des Hébreux fut l’image, sépare les régions inférieures du ciel de ces régions sublimes ; toute la puissance réunie des hommes et des anges n’en pourrait soulever un pli ; la garde en est confiée à quatre chérubins armés d’épées flamboyantes. À peine ces ministres du Très-Haut ont aperçu la fille de David, qu’ils s’inclinent, et la charité ouvre sans effort le rideau de l’éternité. Le Sauveur apparaît
Je découvris à sa lumière un vieillard assis sur un rocher. (page 37, col. 2)
à Marie : il est assis sur une tombe immortelle, à travers laquelle il communique avec les hommes.

Marie, saisie d’un saint respect, touche à cet autel de l’Agneau ; elle y présente ses vœux et ceux de la terre, que le Christ à son tour va porter aux pieds du Père tout-puissant. Qui pourrait redire l’entretien de Marie et d’Emmanuel ? Si la femme a pour son enfant des expressions si divines, qu’étaient-ce que les paroles de la mère d’un Dieu, d’une mère qui avait vu mourir son fils sur la croix et qui le retrouvait vivant d’une vie éternelle ? Que devaient être aussi les paroles d’un fils et d’un Dieu ? Quel amour filial ! quels embrassements maternels ! Un seul moment d’une pareille félicité suffirait pour anéantir dans l’excès du bonheur tous les mondes.

Le Christ sort de son trône, avec un labarum de feu qui se forme soudainement dans sa main ; sa mère reste au sanctuaire de la croix. Marie elle-même ne pourrait entrer dans ces profondeurs du Père, où le Fils et l’Esprit se plongent. Dans le tabernacle le plus secret du Saint des saints sont les trois idées existantes d’elles-mêmes, exemplaires incréés de toutes les choses créées. Par un mystère inexplicable, le chaos se tient caché derrière Jéhovah. Lorsque Jéhovah veut former quelque monde, il appelle devant lui une petite partie de la matière, laissant le reste derrière lui ; car la matière s’animerait à la fois si elle était exposée aux regards de Dieu.

Une voix unique fait retentir éternellement une parole unique autour du Saint des saints. Que dit-elle ?