Degorge-Cadot (p. 22-28).

LIVRE TROISIÈME

Le départ de Chactas pour le conseil avait laissé René à la solitude. Il sortait et rentrait dans la cabane, suivait un sentier dans le désert ou regardait le fleuve couler. Un bois de cyprès avait attiré sa vue. Perdu quelque temps dans l’épaisseur des ombres, il se trouva tout à coup auprès de l’habitation de Céluta. Devant la hutte s’élevaient quelques gordonias qui étalaient l’or et l’azur dans leurs feuilles vieillies, la verdure dans leurs jeunes rameaux et la blancheur dans leurs fleurs de neige. Des copalmes se mêlaient à ces arbustes, et des azaléas formaient un buisson de corail à leurs racines.

Conduit par le chemin derrière ce bocage, le frère d’Amélie jeta les yeux dans la cabane, où il aperçut Céluta : ainsi, après son naufrage, le fils de Laërte regardait, à travers les branches de la forêt, Nausicaa, semblable à la tige du palmier de Délos.

La fille des Natchez était assise sur une natte ; elle traçait en fil de pourpre, sur une peau d’orignal, les guerres des Natchez contre les Siminoles. On voyait Chactas au moment d’être brûlé dans le cadre de feu, et délivré par Atala. Profondément occupée, Céluta se penchait sur son ouvrage : ses cheveux, semblables à la fleur d’hyacinthe, se partageaient sur son cou et tombaient des deux côtés de son sein comme un voile. Lorsqu’elle venait à tirer en arrière un long fil, en déployant lentement son bras nu, les Grâces étaient moins charmantes.

Non loin de Céluta, Outougamiz était assis sur des herbes parfumées, sculptant une pagaie. On retrouvait le frère dans la sœur, avec cette différence qu’il y avait dans les traits du premier plus de naïveté, dans les traits de la seconde plus d’innocence. Égale candeur, égale simplicité, sortait de leurs cœurs par leurs bouches : tels sur un même tronc, dans une vallée du Nouveau-Monde, croissent deux érables de sexe différent ; et cependant le chasseur qui les voit du haut de la colline les reconnaît pour frère et sœur à leur air de famille, et au langage que leur fait parler la brise du désert.

Le frère d’Amélie était le chasseur qui contemplait le couple solitaire ; et, bien qu’il ne comprît pas ses paroles, il les écoutait pourtant, car les deux orphelins échangeaient alors de doux propos.

Génie des forêts à la voix naïve, génie accoutumé à ces entretiens ignorés de l’Europe, qui font à la fois pleurer et sourire, refuseriez-vous de murmurer ceux-ci à mon oreille ?

« Je ne veux plus voir dormir les jeunes hommes, disait la fille des Natchez. Mon frère, quand tu dors sur ta natte, ton sommeil est un baume rafraîchissant pour moi : est-ce que les hommes blancs n’ont pas le même repos ? »

Outougamiz répondit : « Ma sœur, demandez cela aux vieillards. »

Céluta repartit : « Il m’a semblé voir le Manitou de la beauté qui ouvrait et fermait tour à tour les lèvres du guerrier blanc, pendant son sommeil, chez Chactas.

— Un esprit, dit Outougamiz, m’est apparu dans mes songes. Je n’ai pu voir son visage, car sa tête était voilée. Cet esprit m’a dit : « Le grand jeune homme blanc porte la moitié de ton « cœur. »

Ainsi parlaient les deux innocentes créatures ; leur tendresse fraternelle enchantait et attristait à la fois le frère d’Amélie. Il fit un mouvement, et Céluta, levant la tête, découvrit l’étranger à travers la feuillée. La pudeur monta au front de la fille des Natchez ; et ses joues se colorèrent : ainsi un lis blanc, dont on a trempé le pied dans la sève purpurine d’une plante américaine, se peint en une seule nuit de la couleur brillante, et étonne au matin l’empire de Flore par sa prodigieuse beauté.

À demi-caché dans les guirlandes du buisson, René contemplait Céluta, qui lui souriait du même air que la divine Io souriait au maître des dieux, lorsqu’on ne voyait que la tête de l’immortel dans la nue. Enfin la fille de Tabamica ouvrit ses lèvres comme celles de la persuasion, et d’une voix dont les inflexions ressemblaient aux accents de la linotte bleue : « Mon frère, voilà le fils de Chactas. »

Outougamiz, le plus léger des chasseurs, se lève, court à l’étranger, le prend par la main, et le conduit dans sa cabane de bois d’ilicium, dont les meubles reflétaient l’éclat des essences qui les avaient embaumés. Il le fait asseoir sur la dépouille d’un ours longtemps la terreur du pays des Esquimaux ; lui-même il s’assied à ses côtés en lui disant : « Enfant de l’aurore, les étrangers et les pauvres viennent du Grand-Esprit. »

Céluta, dans la couche de laquelle aucun guerrier n’avait dormi, essaya de continuer son ouvrage ; mais ses yeux ne voyaient plus que des erreurs sans issue dans les méandres de ses broderies.

Il est une coutume parmi ces peuples de la nature, coutume que l’on trouvait autrefois chez les Hellènes : tout guerrier se choisit un ami. Le nœud, une fois formé, est indissoluble il résiste au malheur, et à la prospérité. Chaque homme devient double et vit de deux âmes ; si l’un des deux amis s’éteint, l’autre ne tarde pas à disparaître. Ainsi ces mêmes forêts américaines nourrissent des serpents à deux têtes, dont l’union se fait par le milieu, c’est-à-dire par le cœur : si quelque voyageur écrase l’un des deux chefs de la mystérieuse créature, la partie morte reste attachée à la partie vivante, et bientôt le symbole de l’amitié périt.

Trop jeune encore lorsqu’il perdit son père, le frère de Céluta n’avait point fait le choix d’un ami. Il résolut d’unir sa destinée à celle du fils adoptif de Chactas : il saisit donc la main de l’étranger, et lui dit : « Je veux être ton ami. » René ne comprit point ce mot, mais il répéta dans la langue de son hôte le mot ami. Plein de joie, Outougamiz se lève, prend une flèche, un collier de porcelaine[1] et fait signe à René et à Céluta de le suivre.

Non loin de la cabane habitée on voyait une autre cabane déserte, dans laquelle Outougamiz était né : un ruisseau en baignait le toit tombé et les débris épars. Le jeune Indien y pénètre avec son hôte ; Céluta, comme une femme appelée en témoignage devant un juge, demeure debout à quelque distance du lieu marqué par son frère. Outougamiz, parvenu au milieu des ruines, prend une contenance solennelle ; il donne à tenir à René un bout de la flèche dont l’autre bout repose dans sa main. Élevant la voix et attestant le ciel et la terre :

« Fils de l’étranger, dit-il, je me confie à toi sur mon berceau, et je mourrai sur ta tombe. Nous n’aurons plus qu’une natte pour le jour, qu’une peau d’ours pour la nuit. Dans les batailles, je serai à tes côtés. Si je te survis, je donnerai à manger à ton esprit, et, après plusieurs soleils passés en festins ou en combats, tu me prépareras à ton tour une fête dans le pays des âmes. Les amis de mon pays sont des castors qui bâtissent en commun. Souvent ils frappent leurs tomahawks[2] ensemble ; et quand ils se trouvent ennuyés de la vie, ils se soulagent avec leur poignard.

« Reçois ce collier ; vingt graines rouges marquent le nombre de mes neiges[3] ; les dix-sept graines blanches qui les suivent indiquent les neiges de Céluta, témoin de notre engagement ; neuf graines violettes disent que c’est dans la neuvième lune, ou la lune des chasseurs, que nous nous sommes juré amitié ; trois graines noires succèdent aux graines violettes : elles désignent le nombre des nuits que cette lune a déjà brillé. J’ai dit. »

Outougamiz cessa de parler, et des larmes tombèrent de ses paupières. Comme les premiers rayons du soleil descendent sur une terre fraîchement labourée et humectée de la rosée de la nuit, ainsi l’amitié du jeune Natchez pénétra dans l’âme attendrie de René. À la vivacité du frère de Céluta, au mot d’ami souvent répété, au choix extraordinaire du lieu, René comprit qu’il s’agissait de quelque chose de grand et d’auguste ; il s’écria à son tour : « Quel que soit ce que tu me proposes, homme sauvage, je te jure de l’accomplir ; j’accepte les présents que tu me fais. » Et le frère d’Amélie presse sur son sein le frère de Céluta. Jamais cœur plus calme, jamais cœur plus troublé ne s’étaient approchés l’un de l’autre.

Après ce pacte, les deux amis échangèrent les manitous de l’amitié. Outougamiz donna à René le bois d’un élan, qui, tombant chaque année, chaque année se relève avec une branche de plus, comme l’amitié qui doit s’accroître en vieillissant. René fit présent à Outougamiz d’une chaîne d’or. Le sauvage la saisit d’une main empressée, parla tout bas à la chaîne, car il l’animait de ses sentiments, et la suspendit sur sa poitrine, jurant qu’il ne la quitterait qu’avec la vie : serment trop fidèlement gardé ! Comme un arbre consacré dans une forêt à quelque divinité, et dont les rameaux sont chargés de saintes reliques, mais qui va bientôt tomber sous la cognée du bûcheron, ainsi parut Outougamiz portant à son cou l’offrande de l’amitié.

Les deux amis plongèrent leurs pieds nus dans le ruisseau de la cabane, pour marquer que désormais ils étaient deux pèlerins devant finir l’un avec l’autre leur voyage.

Dans la fontaine qui donnait naissance au ruisseau, Outougamiz puisa une eau pure où Céluta mouilla ses lèvres, afin de se payer de son témoignage et de participer à l’amitié qui venait de naître dans l’âme des deux nouveaux frères.

René, Outougamiz et Céluta errèrent ensuite dans la forêt ; Outougamiz s’appuyait sur le bras de René ; Céluta les suivait. Outougamiz tournait souvent la tête pour la regarder, et autant de fois il rencontrait les yeux de l’Indienne, où l’on voyait sourire des larmes. Comme trois vertus habitant la même âme, ainsi passaient dans ce lieu ces trois modèles d’amitié, d’amour et de noblesse. Bientôt le frère et la sœur chantèrent la chanson de l’amitié ; ils disaient :

« Nous attaquerons avec le même fer l’ours sur le tronc des pins : nous écarterons avec le même rameau l’insecte des savanes : nos paroles secrètes seront entendues dans la cime des arbres.

« Si vous êtes dans un désert, c’est mon ami qui en fait le charme ; si vous dansez dans l’Assemblée des peuples, c’est encore mon ami qui cause vos plaisirs.

« Mon ami et moi nous avons tressé nos cœurs comme des lianes : ces lianes fleuriront et se dessécheront ensemble. »

Tels étaient les chants du couple fraternel. Le soleil, dans ce moment, vint toucher de ses derniers rayons les gazons de la forêt : les roseaux, les buissons, les chênes s’animèrent ; chaque fontaine soupirait ce que l’amitié a de plus doux, chaque arbre en parlait le langage, chaque oiseau en chantait les délices. Mais René était le génie du malheur égaré dans ces retraites enchantées.

Rentrés dans la cabane, on servit le festin de l’amitié : c’étaient des fruits entourés de fleurs. Les deux amis s’apprenaient à prononcer dans leur langue les noms de père, de mère, de sœur, d’épouse. Outougamiz voulut que sa sœur s’occupât d’un vêtement indien pour l’homme blanc. Céluta déroule aussitôt un ruban de lin ; elle invite René à se lever, et appuie une main tremblante sur l’épaule du fils de Chactas, en laissant pendre le ruban jusqu’à terre. Mais lorsque, passant le ruban sous les bras de René, elle approcha son sein si près de celui du jeune homme qu’il en ressentit la chaleur sur sa poitrine ; lorsque, levant sur le frère d’Amélie des yeux qui brillaient à travers ses longues paupières ; lorsque, s’efforçant de prononcer quelques mots, les mots vinrent expirer sur ses lèvres, elle trouva l’épreuve trop forte, et n’acheva point l’ouvrage de l’amitié !

Douce journée ! votre souvenir ne s’effaça de la cabane des Natchez que quand les cœurs que vous aviez attendris cessèrent de battre. Pour apprécier vos délices, il faut avoir élevé comme moi sa pensée vers le ciel, du fond des solitudes du Nouveau-Monde.

Cependant les quatre guerriers portant le calumet de paix étaient arrivés au fort Rosalie. Chépar a rassemblé le conseil où se trouvent avec les principaux habitants de la colonie les capitaines de l’armée. Un riche trafiquant se lève, prend la parole, et, après avoir traité les Indiens de sujets rebelles, il veut que les députés des Natchez soient repoussés et que l’on s’empare des terres les plus fertiles.

Le père Souël se lève à son tour. Une grande doctrine, une vaste érudition, un esprit capable des plus hautes sciences, distinguaient ce missionnaire : charitable comme Jésus-Christ, humble comme ce divin maître, il ne cherchait à convertir les âmes au Seigneur que par des actes de bienfaisance et par l’exemple d’une bonne vie ; pacifique envers les autres, il aspirait ardemment au martyre.

Il ne devait point rester au fort Rosalie, son ancienne résidence : la palme des confesseurs, qu’il demandait au Roi de Gloire, lui devait être accordée à la mission des Yazous. C’était pour la dernière fois qu’il plaidait la cause de ses néophytes natchez.

Toujours vêtu d’un habit de voyage, le père Souël avait l’air d’un pèlerin qui ne fait qu’un séjour passager sur la terre, et qui va bientôt retourner à sa patrie céleste : lorsqu’il ouvrit la bouche, un silence profond régna dans le conseil.

Le saint orateur remonta, dans son discours, jusqu’à la découverte de l’Amérique ; il traça le tableau des crimes commis par les Européens au Nouveau-Monde. De là, passant à l’histoire de la Louisiane, il fit un magnifique éloge de Chactas, qu’il peignit comme un homme d’une vertu digne des anciens sages du paganisme. Il nomma avec estime Adario, et invita le conseil à se défier d’Ondouré. Exhortant les Français à la modération et à la justice, il conclut ainsi :

« J’espère que notre commandant et cette assemblée voudront bien pardonner à un religieux d’avoir osé expliquer sa pensée. À Dieu ne plaise qu’il ait parlé dans un esprit d’orgueil ! Ayons, pour l’amour de Jésus-Christ, notre doux Seigneur, quelque pitié des pauvres idolâtres ; tâchons, en nous montrant vrais chrétiens, de les appeler à la lumière de l’Évangile. Plus ils sont misérables et dépourvus des biens de la vie, plus nous devons plaindre leurs faiblesses. Missionnaire du Dieu de paix dans ces déserts, puissé-je vivre et mourir en semant la parole de l’Agneau ! Puisse mon sang servir au maintien de la concorde ! Mais à tous n’est pas réservée une si grande bénédiction ; à moi n’appartient pas d’aspirer à la gloire des Brébeuf et des Jogues, morts pour la foi en Amérique. »

Le père Souël s’inclina devant le commandant, et reprit sa place. Ô véritable religion ! que tes délices sont puissantes sur les cœurs ! que ta raison est adorable ! que ta philosophie est haute et profonde !
Après ce pacte, les deux amis échangèrent
les manitous de l’amitié (page 23, col. 2).
Dans celle des hommes, il manque toujours quelque chose ; dans la tienne tout est surabondant. Le conseil, touché des paroles du missionnaire, croyait sentir les inspirations de la miséricorde de Dieu.

Le démon de l’or, envoyé par Satan, craignait l’effet du discours du père Souël, en voyant les âmes s’attendrir à la voix du juste. Cet esprit infernal, à la tête chauve, aux lèvres minces et serrées, au corps diaphane, au cœur sans pitié, à l’esprit toujours plein de nombres, au regard avide et inquiet, aux manières défiantes et cachées, cet esprit souffle sa concupiscence sur le conseil. Aussitôt les sentiments généreux s’éteignent. Robert, Salency, Artagnan, veulent répliquer au religieux : Fébriano obtient la parole.

Né parmi les Francs, sur les côtes de la Barbarie, cet aventurier, chrétien dans son enfance, ensuite parjure à l’Évangile, fut, dans l’ordre des seyahs, disciple zélé du Coran. Jeté en Europe par un coup de la fortune, entré dans la carrière des armes, trop noble pour lui, il est redevenu extérieurement chrétien ; mais il continue à détester les serviteurs du vrai Dieu, et à observer en secret les abominables lois du faux prophète. Chépar l’a rencontré dans les champs, et le traître, moitié moine, moitié soldat, a pris sur le loyal militaire l’ascendant que la bassesse exerce sur les caractères impérieux et la finesse sur les esprits bornés. Fébriano dispose presque toujours de la volonté de Chépar, qui croit suivre ses propres résolutions, lorsqu’il ne fait qu’obéir aux inspirations de Fébriano. Ce vagabond était, du reste, un de ces scélérats vulgaires, qui ne peuvent briller au rang des grands infâmes, et qui meurent oubliés dans la portion obscure du crime. Jouet d’Ondouré, dont il recevait les présents, il en avait les vices sans en avoir le génie. Rencontré par le frère d’Amélie à la Nouvelle-Orléans, traité par lui avec hauteur dans une contention passagère, Fébriano nourrissait déjà contre René un sentiment de haine et de jalousie. Le renégat élève ainsi la voix contre le pasteur de l’Évangile :

— Les moines se devraient tenir dans leur couvent ou avec les femmes, et laisser à l’épée le soin de l’épée. Le brave commandant saura bien ce qu’il doit faire, et sa sagesse n’a pas besoin de nos conseils. Les Natchez sont des rebelles, qui refusent de céder leurs terres aux sujets du roi. Qu’on me charge de l’expédition, je réponds d’amener ici enchaînés, et cet insolent Adario, et ce vieux Chactas qui reçoit dans ce moment même un homme dont on ignore la famille et les desseins, un homme qui pourrait n’être que l’envoyé de quelque puissance ennemie.

De bruyants éclats de rire et de longs applaudissements couvrirent ce discours : les habitants de la colonie portaient aux nues l’éloquence de Fébriano. Le père Souël, sans changer de contenance, soutint le mépris des hommes comme il aurait reçu leurs caresses. Mais, indigné de l’affront fait au missionnaire, d’Artaguette rompt le silence qu’il avait gardé jusqu’alors.

À jamais cher à la France, à jamais cher à l’Amérique, qui le vit tomber avec tant de gloire, ce jeune capitaine offrait en lui la loyauté des anciens jours et l’aménité des mœurs du nouvel âge. Placé entre son inclination et son devoir, il était malheureux aux Natchez ; car, avec une âme bien née il n’avait cependant point ce caractère vigoureusement épris du beau, qui nous précipite dans le parti où nous croyons l’apercevoir. D’Artaguette aurait été l’ennemi des extrêmes, s’il avait pu être l’ennemi de quelque chose : il ne blâmait et ne louait rien absolument ; il cherchait à amener tous les hommes à une tolérance mutuelle de leurs faiblesses ; il croyait que les sentiments de nos cœurs et les convenances de notre état se devaient céder tour à tour. C’est ainsi qu’en aimant les sauvages, il se trouva toute sa vie engagé contre eux : tel un fleuve plein d’abondance et de limpidité, mais dont le cours n’est pas assez rapide, tourne à chaque pas dans la plaine ; repoussé par les moindres obstacles, il est sans cesse obligé de remonter contre le penchant de son onde.

— Ornement de notre ancienne patrie dans cette France nouvelle, dit d’Artaguette s’adressant au père Souël, vous n’avez pas besoin d’un défenseur tel que moi. Je supplie le commandant de prendre le temps nécessaire pour peser les ordres qu’il a reçus du gouverneur général ; je le supplie d’accepter le calumet de paix des sauvages. Le vénérable missionnaire, rempli de sagesse et d’expérience, ne peut avoir fait des objections tout à fait indignes d’être examinées. Il ne m’appartient point de juger les deux premiers sachems des Natchez, encore moins ce jeune voyageur qui ne devait guère s’attendre à trouver son nom mêlé à nos débats : il me semble téméraire de hasarder légèrement une opinion sur l’honneur d’un homme, surtout quand cet homme est Français.

La noble simplicité avec laquelle d’Artaguette prononça ce peu de paroles charma le conseil sans le convaincre. On attendait avec inquiétude la décision du commandant. Incapable de la moindre bassesse, plein de probité et d’honneur, Chépar commettait cependant une foule d’injustices qui ne sortaient point de la droiture de son cœur, mais de la faiblesse de sa tête. Il blâma Fébriano d’avoir violé l’ordre et la discipline en parlant avant son supérieur, le capitaine d’Artaguette ; mais il reprocha à celui-ci sa tiédeur et sa modération.

— Ce n’était pas ainsi, s’écria-t-il, qu’on servait à Malplaquet et à Denain, lorsque j’enlevai un drapeau à l’ennemi et que je reçus un coup de feu dans la poitrine. Les Villars auraient été bien étonnés de tous ces beaux discours de la jeunesse actuelle ; les Marlborough, qu’avaient élevés les Turenne, auraient eu bon marché d’une armée d’orateurs et n’auraient pas acheté si cher leurs victoires.

Chépar s’emporta contre les chefs sauvages, soutint qu’Ondouré était le seul Indien attaché aux Français, quel que fût d’ailleurs le dernier discours prononcé par cet Indien, discours que Chépar prenait pour une ruse d’Ondouré. Le commandant menaça de sa surveillance et de sa colère ces Européens sans aveu, qui venaient, disait-il, s’établir au Nouveau-Monde. Mais enfin les ordres du gouverneur de la Louisiane n’étaient pas assez précis pour établir immédiatement la colonie sur les terres des Natchez : Chépar donc consentit à recevoir le calumet de paix et à prolonger les trêves.

C’était ainsi que la fatalité attachée aux pas de René le poursuivait au-delà des mers : à peine avait-il dormi deux fois sous le toit d’un sauvage, que les passions et les préjugés commençaient à se soulever contre lui chez les Français et chez les Indiens. Les esprits des ténèbres profitèrent du malheur du frère d’Amélie pour étendre ce malheur sur tout ce qui environnait la victime : poussant Ondouré à la tentative d’un premier forfait, ils grossirent le germe des divisions.

Lorsqu’un sanglier, la terreur des forêts, a découvert une laie avec son amant sauvage, excité par l’amour, le monstre hérisse ses soies, creuse la terre avec la double corne de son pied, et, blessant de ses défenses le tronc des hêtres, se cache pour fondre sur son rival : ainsi Ondouré, transporté de jalousie par le récit de la Renommée, cherche et trouve le lieu écarté qui doit lui livrer l’Européen dont les maléfices ont déjà troublé le cœur de Céluta.

Entre la cabane de Chactas et celle d’Outougamiz s’élevait un bocage de smilax qui répandait une ombre noire sur la terre ; les chênes verts dont il était surmonté en augmentaient les ténèbres. Le frère d’Amélie, revenant de prêter le serment de l’amitié, s’était assis auprès d’une source qui coulait parmi ce bois : ainsi que l’Arabe accablé par la chaleur du jour s’arrête au puits du chameau, René s’était reposé sur la mousse qui bordait la fontaine. Soudain un cri perce les airs : c’était ce cri de guerre des sauvages, dont il est impossible de peindre l’horreur, cri que la victime n’entend presque jamais, car elle est frappée de la hache au moment même : tel le boulet suit la lumière ; tel le cri du fils de Pélée retentit aux rives du Simoïs, lorsque le héros, la tête surmontée d’une flamme, s’avança pour sauver le corps de Patrocle : les bataillons se renversèrent, les chevaux effrayés prirent la fuite, et douze des premiers Troyens tombèrent dans l’éternelle nuit.

C’en était fait des jours du frère d’Amélie, si les esprits attachés à ses pas ne l’avaient eux-mêmes sauvé du coup fatal, afin que sa vie prolongée devînt encore plus malheureuse, plus propre à servir les desseins de l’enfer. Docile aux ordres de Satan, la Nuit, toujours cachée dans ces lieux, détourna elle-même la hache, qui, sifflant à l’oreille de René, alla s’enfoncer dans le tronc d’un arbre.

À cette attaque imprévue, René se lève. Furieux d’avoir manqué le but, Ondouré se précipite, le poignard à la main, sur le frère d’Amélie et le blesse au-dessous du sein. Le sang s’élance en jet de pourpre, comme la liqueur de Bacchus jaillit sous le fer dont une troupe de joyeux vignerons a percé un vaste tonneau.

René saisit la main meurtrière, et veut en arracher le poignard ; Ondouré résiste, jette son bras gauche autour du frère d’Amélie, essaye de l’ébranler et de le précipiter à terre. Les deux guerriers se poussent et se repoussent, se dégagent et se reprennent, font mille efforts, l’un pour dominer son adversaire, l’autre pour conserver son avantage. Leurs mains s’entrelacent sur le poignard que celui-ci veut garder, que celui-là veut saisir. Tantôt ils se penchent en arrière, et tâchent par de mutuelles secousses de s’arracher l’arme fatale ; tantôt ils cherchent à s’en rendre maîtres, en la faisant tourner comme le rayon de la roue d’un char, afin de se contraindre à lâcher prise par la douleur. Leurs mains tordues s’ouvrent et changent adroitement de place sur la longueur du poignard ; leur genou droit plie, leur jambe gauche s’étend en arrière, leur corps se penche sur un côté, leurs têtes se touchent, et mêlent leurs chevelures en désordre.

Tout à coup, se redressant, les adversaires s’approchent poitrine contre poitrine, front contre front : leurs bras tendus s’élèvent au-dessus de leurs têtes, et leurs muscles se dessinent comme ceux d’Hercule et d’Antée. Dans cette lutte leur haleine devient courte et bruyante ; ils se couvrent de poussière, de sang et de sueur : de leurs corps meurtris s’élève une fumée, comme cette vapeur d’été que le soir fait sortir d’un champ brûlé par le soleil.

Sur les rivages du Nil ou dans les fleuves des Florides, deux crocodiles se disputent au printemps une femelle brillante : les rivaux s’élancent des bords opposés du fleuve, et se joignent au milieu. De leurs bras, ils se saisissent ; ils ouvrent des gueules effroyables ; leurs dents se heurtent avec un craquement horrible ; leurs écailles se choquent comme les armures de deux guerriers : le sang coule de leurs mâchoires écumantes, et jaillit en gerbes de leurs naseaux brûlants : ils poussent de sourds mugissements, semblables au bruit lointain du tonnerre. Le fleuve, qu’ils frappent de leur queue, mugit autour de leurs flancs comme autour d’un vaisseau battu par la tempête. Tantôt ils s’abîment dans des gouffres sans fond, et continuent leur lutte au voisinage des enfers : un impur limon s’élève sur les eaux ; tantôt ils remontent à la surface des vagues, se chargent avec une furie redoublée, s’enfoncent de nouveau dans les ondes, reparaissent, plongent, reviennent, replongent, et semblent vouloir éterniser leur épouvantable combat : tels se pressent les deux guerriers, tels ils s’étouffent dans leurs bras ; serrés par les nœuds de la colère. Le lierre s’unit moins étroitement à l’ormeau, le serpent au serpent, la jeune sœur au cou d’une sœur chérie, l’enfant altéré à la mamelle de sa mère. La rage des deux guerriers monte à son comble. Le frère d’Amélie combat en silence son rival, qui lui résiste en poussant des cris. René, plus agile, a la bravoure du Français ; Ondouré, plus robuste, a la férocité du sauvage.

L’Éternel n’avait point encore pesé dans ses balances d’or la destinée de ces guerriers ; la victoire demeurait incertaine. Mais enfin le frère d’Amélie rassemble toutes ses forces, porte une main à la gorge du Natchez, soulève ses pieds avec les siens, lui fait perdre à la fois l’air et la terre, le pousse d’une poitrine vigoureuse, l’abat comme un pin et tombe avec lui. En vain Ondouré se débat ; René le tient sous ses genoux, et le menace de la mort avec le poignard arraché à une main déloyale. Déjà généreux par la victoire, le frère d’Amélie sent sa colère expirer : un pêcher couvert de ses fleurs, au milieu des plaines de l’Arménie, cache un moment sa beauté dans un tourbillon de vent ; mais il reparaît avec toutes ses grâces lorsque le tourbillon est passé, et le front de l’arbre charmant sourit immobile dans la sérénité des airs : ainsi René reprend sa douceur et son calme. Il se relève, et, tendant la main au sauvage : « Malheureux, lui dit-il, que t’ai-je fait ? » René s’éloigne et laisse Ondouré livré non à ses remords, mais au désespoir d’avoir été vaincu et désarmé.

  1. Sorte de coquillage.
  2. Massues.
  3. Années.