Les Mystères de Marseille/Première partie/Chapitre VIII

Charpentier (p. 48-55).

VIII

Le pot de fer et le pot de terre


Lorsque, le soir, Marius raconta à M. Martelly l’entrevue qu’il avait eue avec M. de Cazalis, l’armateur lui dit en hochant la tête :

« Je ne sais quel conseil vous donner, mon ami. Je n’ose vous désespérer ; mais vous serez vaincu, n’en doutez pas. Votre devoir est d’engager la lutte, et je vous seconderai de mon mieux. Avouons pourtant entre nous que nous sommes faibles et désarmés, en face d’un adversaire qui a pour lui le clergé et la noblesse. Marseille et Aix n’aiment guère la monarchie de Juillet, et ces deux villes sont toutes dévouées à un député de l’opposition qui fait une guerre terrible à M. Thiers. Elles aideront M. de Cazalis dans sa vengeance ; je parle des gros bonnets, le peuple nous servirait, s’il pouvait servir quelqu’un. Le mieux serait de gagner à notre cause un membre influent du clergé. Ne connaissez-vous pas quelque prêtre en faveur auprès de notre évêque ? »

Marius répondit qu’il connaissait l’abbé Chastanier, un pauvre vieux bonhomme, qui ne devait avoir aucun pouvoir.

« N’importe, allez le voir, répondit l’armateur. La bourgeoisie ne peut nous être utile ; la noblesse nous jetterait honteusement à la porte, si nous allions quêter chez elle des recommandations. Reste l’Église. C’est là qu’il nous faut frapper. Mettez-vous en campagne, je travaillerai de mon côté. » Marius, dès le lendemain, se rendit à Saint-Victor. L’abbé Chastanier le reçut avec une sorte d’embarras peureux.

« Ne me demandez rien, s’écria-t-il dès les premiers mots du jeune homme. On a su que je m’étais déjà occupé de cette affaire, et j’ai reçu de graves reproches… Je vous l’ai dit, je ne suis qu’un pauvre homme, je ne puis que prier Dieu. »

L’attitude humble du vieillard toucha Marius. Il allait s’éloigner, lorsque le prêtre le retint et lui dit à voix basse :

« Écoutez, il y a ici un homme, l’abbé Donadéi, qui pourrait vous être utile. On prétend qu’il est au mieux avec Monseigneur. C’est un prêtre étranger, un Italien, je crois, qui a su se faire aimer de tout le monde en quelques mois…  »

L’abbé Chastanier s’arrêta, hésitant, semblant s’interroger lui-même. Le digne homme songeait qu’il allait se compromettre terriblement, mais il ne pouvait résister à la joie de rendre un service.

« Voulez-vous que je vous accompagne chez lui ? » demanda-t-il brusquement.

Marius, qui avait remarqué sa courte hésitation, essaya de refuser ; mais le vieillard tint bon, il ne songeait plus à sa tranquillité personnelle, il songeait à contenter son cœur.

« Venez, reprit-il, l’abbé Donadéi demeure à deux pas, sur le boulevard de la Corderie. »

Après quelques minutes de marche, l’abbé Chastanier s’arrêta devant une petite maison à un étage, une de ces maisons closes et discrètes qui ont de vagues senteurs de confessionnal.

« C’est ici », dit-il à Marius.

Une vieille servante vint leur ouvrir et les introduisit dans un étroit cabinet, aux tentures sombres, qui ressemblait à un boudoir austère.

L’abbé Donadéi les reçut avec une aisance souple. Son visage pâle, d’une finesse où perçait la ruse, n’exprima pas le moindre étonnement. Il approcha des sièges d’un geste câlin, demi-courbé, demi-souriant, faisant les honneurs de son bureau, comme une femme ferait les honneurs de son salon.

Il portait une longue robe noire, lâche à la taille. Il avait des mines coquettes dans ce costume sévère ; ses mains blanches et délicates sortaient toutes petites des larges manches, et son visage rasé gardait une fraîcheur tendre au milieu des boucles châtaines de ses cheveux. Il pouvait avoir trente ans environ.

Quand il se fut assis dans un fauteuil, il écouta, avec une gravité souriante, les paroles de Marius. Il lui fit répéter les détails scabreux de la fuite de Philippe et de Blanche ; cette histoire paraissait l’intéresser infiniment.

L’abbé Donadéi était né à Rome. Il avait un oncle cardinal. Un beau jour, son oncle l’avait envoyé brusquement en France, sans qu’on ait jamais bien su pourquoi. À son arrivée, le bel abbé s’était vu forcé d’entrer au petit séminaire d’Aix comme professeur de langues vivantes. Une position si infime l’humilia à tel point, qu’il en tomba malade.

Le cardinal s’émut et recommanda son neveu à l’évêque de Marseille. Dès lors, l’ambition satisfaite guérit Donadéi. Il entra à Saint-Victor, et, comme le disait naïvement l’abbé Chastanier, il sut se faire aimer de tous en quelques mois. Sa caressante nature italienne, son visage doux et rose en firent un petit Jésus pour les dévotes sucrées de la paroisse. Il triomphait surtout lorsqu’il était en chaire son léger accent donnait un charme étrange à ses sermons ; et, quand il ouvrait ses bras, il savait imprimer à ses mains des tremblements d’émotion qui mettaient en larmes l’auditoire.

Comme presque tous les Italiens, il était né pour l’intrigue. Il usa et abusa de la recommandation de son oncle auprès de l’évêque de Marseille. Bientôt il fut une puissance, puissance occulte qui agissait sous terre et qui ouvrait des trous devant les pas de ceux dont elle voulait se débarrasser. Devenu membre d’un cercle religieux tout-puissant à Marseille, par sa souplesse, en souriant et en pliant l’échine, il imposa sa volonté à ses collègues, il se fit chef de parti. Alors, il se mêla de chaque événement, il se glissa dans toutes les affaires ; ce fut lui qui poussa M. de Cazalis à la députation, et il attendait une bonne occasion pour demander au député le paiement de ses services. Son plan était de travailler à la réussite des gens riches, plus tard, lorsqu’il aurait mérité leur reconnaissance, il comptait les faire travailler à sa propre fortune.

Il questionna Marius avec complaisance, il parut, par son attention, par la sympathie de son accueil, être tout disposé à l’aider dans son œuvre de délivrance. Le jeune homme se laissa prendre à la douceur aimable de ses manières il lui ouvrit son âme, il lui dit : ses projets, il lui avoua que le clergé seul pouvait sauver son frère.

Enfin, il lui demanda son aide auprès de Monseigneur.

L’abbé Donadéi se leva, et, d’un ton de raillerie austère :

« Monsieur, dit-il, mon caractère sacré me défend de me mêler de cette déplorable et scandaleuse aventure. Les ennemis de l’Église accusent trop souvent les prêtres de sortir de leurs sacristies. Je ne puis que demander à Dieu le pardon de votre frère. »

Marius, consterné, s’était également levé. Il comprenait qu’il venait d’être joué par Donadéi. Il voulut faire bonne contenance.

« Je vous remercie, répondit-il. Les prières sont une aumône bien douce pour les malheureux. Demandez à Dieu que les hommes nous fassent justice. »

Il se dirigea vers la porte, suivi par l’abbé Chastanier qui marchait la tête basse. Donadéi avait affecté de ne pas regarder le vieux prêtre.

Sur le seuil, le bel abbé, retrouvant toute sa légèreté gracieuse, retint un instant Marius.

« Vous êtes employé chez M. Martelly, je crois ? lui demanda-t-il.

– Oui, monsieur, répondit le jeune homme étonné.

— C’est un homme d’une grande honorabilité. Mais je sais qu’il n’est pas de nos amis… Je professe cependant pour lui la plus profonde estime. Sa sœur, Mlle Claire, que j’ai l’honneur de diriger, est une de nos meilleures paroissiennes. »

Et, comme Marius le regardait, ne trouvant rien à répondre, Donadéi ajouta en rougissant légèrement :

« C’est une personne charmante, d’une piété exemplaire. »

Il salua avec une exquise politesse, puis ferma la porte doucement. L’abbé Chastanier et Marius, restés seuls sur le trottoir, se regardèrent ; et le jeune homme ne put s’empêcher de hausser les épaules. Le vieux prêtre était confus de voir un ministre de Dieu jouer ainsi la comédie. Il se tourna vers son compagnon, il lui dit en hésitant :

« Mon ami, il ne faut pas en vouloir à Dieu si ses ministres ne sont pas toujours ce qu’ils devraient être. Ce jeune homme, que nous venons de voir, n’est coupable que d’ambition…  »

Il continua longtemps, excusant Donadéi. Marius le regardait, touché de sa bonté ; et, malgré lui, il comparait ce vieillard pauvre au puissant abbé, dont les sourires faisaient loi dans le diocèse. Alors, il pensa que l’Église n’aimait pas ses fils d’un égal amour, et que comme toutes les mères, elle gâtait les visages roses, et négligeait les âmes tendres qui se dévouent dans l’ombre.

Les deux visiteurs s’éloignaient, lorsqu’une voiture s’arrêta devant la petite maison close et discrète. Marius vit descendre M. de Cazalis de la voiture ; le député entra vivement chez l’abbé Donadéi.

« Tenez, regardez, mon père ! s’écria le jeune homme. Je suis certain que le caractère sacré de ce prêtre ne va pas lui défendre de travailler à la vengeance de M. de Cazalis. »

Il eut la tentation de rentrer dans cette maison, où l’on faisait jouer à Dieu un rôle si misérable. Puis, il se calma, il remercia l’abbé Chastanier, et s’éloigna, en se disant avec désespoir que la dernière porte de salut, celle dont le haut clergé tenait la clef, se fermait devant lui.

Le lendemain, M. Martelly lui rendit compte d’une démarche qu’il venait de tenter auprès du premier notaire de Marseille, M. Douglas, homme pieux qui, en moins de huit ans, était devenu une véritable puissance par sa riche clientèle et ses larges aumônes. Le nom de ce notaire était aimé et respecté. On parlait avec admiration des vertus de ce travailleur intègre qui vivait frugalement ; on avait une confiance sans bornes dans son honnêteté et dans l’activité de son intelligence.

M. Martelly s’était servi de son ministère pour placer quelques capitaux. Il espérait que, si Douglas voulait prêter son appui à Marius, ce dernier aurait une partie du clergé pour lui. Il se rendit chez le notaire et lui demanda son aide. Douglas, qui semblait très préoccupé, balbutia une réponse évasive, disant qu’il était surchargé d’affaires, qu’il ne pouvait lutter contre M. de Cazalis.

« Je n’ai pas insisté, dit M. Martelly à Marius, j’ai cru comprendre que votre adversaire vous avait devancé… Je suis pourtant étonné que M. Douglas, cet homme probe, se soit laissé lier les mains… Maintenant, mon pauvre ami, je crois que la partie est bien perdue. »

Pendant un mois, Marius courut Marseille, tâchant de gagner à sa cause quelques hommes influents. Partout on le reçut froidement, avec une politesse railleuse. M. Martelly ne fut pas plus heureux. Le député avait rallié toute la noblesse et le clergé autour de lui. La bourgeoisie, les gens de commerce riaient sous cape, sans vouloir agir, ayant une peur atroce de se compromettre. Quant au peuple, il chansonnait M. de Cazalis et sa nièce, ne pouvant servir autrement Philippe Cayol.

Les jours s’écoulaient, l’instruction du procès criminel marchait bon train. Le jeune homme était aussi seul que le premier jour pour défendre son frère contre la haine de M. de Cazalis et les mensonges complaisants de Blanche. Il n’avait toujours à ses côtés que Fine, dont les bavardages emportés gagnaient seulement à Philippe les sympathies chaleureuses des filles du peuple.

Un matin, Marius apprit que son frère et le jardinier Ayasse venaient d’être mis en accusation, le premier comme coupable de rapt, le second comme complice de ce crime. Mme Cayol avait été relâchée, les preuves manquant pour l’impliquer dans le procès.

Marius courut embrasser sa mère. La pauvre femme avait beaucoup souffert pendant sa captivité ; sa santé chancelante se trouvait gravement compromise. Quelques jours après sa sortie de prison, elle s’éteignait doucement dans les bras de son fils, qui jurait en sanglotant de venger sa mort.

Le convoi devint une cause de manifestation populaire. La mère de Philippe fut conduite au cimetière Saint-Charles, suivie d’un immense cortège de femmes du peuple, qui ne se gênaient pas pour accuser tout haut M. de Cazalis. Peu s’en fallut que ces femmes n’allassent ensuite jeter des pierres dans les fenêtres du député.

En revenant de l’enterrement, Marius, dans son petit logement de la rue Sainte, se sentit seul au monde et se mit à pleurer amèrement. Les larmes le soulagèrent, il vit la route qu’il devait suivre, nettement tracée devant ses pas. Les malheurs qui l’accablaient grandissaient en lui l’amour de la vérité et la haine de l’injustice. Il sentait que toute sa vie allait être vouée à une œuvre sainte.

Il ne pouvait plus agir à Marseille. La scène du drame se déplaçait. L’action devait se dérouler maintenant à Aix, selon les péripéties du procès. Il voulait être sur les lieux pour suivre les différentes phases de l’affaire et profiter des incidents qui se présenteraient. Il demanda à son patron un congé d’un mois que celui-ci s’empressa de lui accorder.

Le jour de son départ, il trouva Fine à la diligence.

« Je vais à Aix avec vous, lui dit tranquillement la jeune fille.

– Mais c’est une folie ! s’écria-t-il. Vous n’êtes point assez riche pour vous dévouer ainsi… Et vos fleurs, qui les vendra ?

– Oh ! j’ai mis à ma place une de mes amies, une fille qui demeure sur le même palier que moi, place aux œufs… Je me suis dit comme ça : « Je puis leur être utile », j’ai passé ma plus belle robe, et me voilà.

– Je vous remercie bien », répondit simplement Marius d’une voix émue.