Les Mystères de Marseille/Première partie/Chapitre VII

Charpentier (p. 42-47).

VII

Où Blanche suit l’exemple de saint Pierre


La nouvelle de l’arrestation n’arriva à Marseille que le lendemain. Ce fut un véritable événement. On avait vu, dans l’après-midi, M. de Cazalis passer en voiture avec sa nièce sur la Cannebière. Les bavardages allaient leur train ; chacun parlait de l’attitude triomphante du député, de l’embarras et de la rougeur de Blanche. M. de Cazalis était homme à promener la jeune fille dans tout Marseille pour faire savoir au peuple que l’enfant était rentré en son pouvoir et que sa race ne se mésallierait pas.

Marius, prévenu par Fine, courut la ville pendant la journée entière. La voix publique lui confirma la nouvelle ; il put saisir au passage tous les détails de l’arrestation. Le fait, en quelques heures, était devenu légendaire, et les boutiquiers, les oisifs des carrefours le racontaient comme une histoire merveilleuse qui se serait passée cent ans auparavant. Le jeune homme, las d’entendre ces contes à dormir debout, se rendit à son bureau, la tête brisée, ne sachant quoi se décider.

Par malheur, M. Martelly devait rester absent jusqu’au lendemain soir. Marius sentait le besoin d’agir au plus tôt, il aurait voulu tenter sur-le-champ quelque démarche qui le rassurât sur le sort de son frère. Ses craintes du premier instant s’étaient d’ailleurs un peu calmées. Il avait réfléchi qu’après tout son frère ne pouvait être accusé d’enlèvement, et que Blanche serait toujours là pour le défendre. Il en vint à croire naïvement qu’il devait se rendre chez M. de Cazalis pour lui demander, au nom de son frère la main de sa nièce.

Le lendemain matin, il s’habilla tout de noir, et il descendait lorsque Fine se présenta comme à son ordinaire. La pauvre fille devint toute pâle, lorsque Marius lui eut fait connaître le motif de sa sortie.

« Me permettez-vous de vous accompagner ? demanda-t-elle d’une voix suppliante. J’attendrai en bas la réponse de la demoiselle et de son oncle. »

Elle suivit Marius. Arrivé au cours Bonaparte, le jeune homme entra d’un pas ferme dans la maison du député, et se fit annoncer.

La colère aveugle de M. de Cazalis était tombée. Il tenait sa vengeance. Il allait pouvoir prouver sa toute-puissance en écrasant un de ces républicains qu’il détestait. Maintenant, il ne désirait plus que goûter la joie cruelle de jouer avec sa proie. Aussi donna-t-il l’ordre d’introduire M. Marius Cayol. Il s’attendait à des larmes, à des supplications ardentes.

Le jeune homme le trouva au milieu d’un grand salon, debout, l’air hautain. Il s’avança vers lui, et, sans lui laisser le temps de parler, d’une voix calme et polie :

« Monsieur, lui dit-il, j’ai l’honneur de vous demander, au nom de mon frère, M. Philippe Cayol, la main de Mlle Blanche de Cazalis, votre nièce. » Le député fut littéralement foudroyé. Il ne put se fâcher, tant la demande de Marius lui parut d’une extravagance grotesque. Se reculant, regardant le jeune homme en face, riant avec dédain :

« Vous êtes fou, monsieur, répondit-il. Je sais que vous êtes un garçon laborieux et honnête, et c’est pour cela que je ne vous fais pas jeter à la porte… Votre frère est un scélérat, un coquin qui sera puni comme il le mérite… Que voulez-vous de moi ? »

Marius, en entendant insulter son frère, avait eu une forte envie de tomber à coups de poing, comme un vilain, sur le noble personnage. Il se retint et continua d’une voix que l’émotion commençait à faire trembler :

« Je vous l’ai dit, monsieur, je viens ici pour offrir à Mlle de Cazalis la seule réparation possible, le mariage. Ainsi sera lavée injure qui lui a été faite.

– Nous sommes au-dessus de l’injure, cria le député avec mépris. La honte pour une Cazalis n’est pas d’avoir été la maîtresse d’un Philippe Cayol, la honte pour elle serait de s’allier à des gens tels que vous.

– Les gens tels que nous ont d’autres croyances en matière d’honneur… D’ailleurs, je n’insiste pas : le devoir seul me dictait l’offre de réparation que vous refusez… Permettez-moi seulement d’ajouter que votre nièce accepterait sans doute cette offre, si j’avais l’honneur de m’adresser à elle.

– Vous croyez ? » dit M. de Cazalis d’un ton railleur.

Il sonna et donna l’ordre de faire descendre sa nièce sur-le-champ. Blanche entra, pâle, les yeux rougis, comme brisée par des émotions trop fortes. En apercevant Marius, elle frissonna.

« Mademoiselle, lui dit froidement son oncle, voici monsieur qui demande votre main au nom de l’infâme que je ne veux pas nommer devant vous… Dites à monsieur ce que vous me disiez hier. »

Blanche chancelait. Elle n’osa pas regarder Marius. Les yeux fixés sur son oncle, toute tremblante, d’une voix hésitante et faible :

« Je vous disais, murmura-t-elle, que j’avais été enlevée par la violence, et que je ferai tous mes efforts pour qu’on punisse l’attentat odieux dont j’ai été la victime. »

Ces paroles furent récitées comme une leçon apprise. À l’exemple de saint Pierre, Blanche reniait son Dieu.

M. de Cazalis n’avait pas perdu son temps. Dès que sa nièce fut en son pouvoir, il pesa sur elle de tout son entêtement et de tout son orgueil. Elle seule pouvait lui faire gagner la partie. Il fallait qu’elle mentît, qu’elle étouffât les révoltes de son coeur, qu’elle fût entre ses mains un instrument complaisant et passif.

Pendant quatre heures, il la tint sous ses paroles froides et aiguës. Il ne commit pas la maladresse de s’emporter. Il parla avec une hauteur écrasante, rappelant l’ancienneté de sa race, étalant sa puissance et sa fortune. Habilement, il fit d’un côté le tableau d’une mésalliance ridicule et vulgaire, puis montra de l’autre les joies nobles d’un riche et grand mariage. Il attaqua la jeune fille par la vanité, il la fatigua, la brisa, l’hébéta, la rendit telle qu’il la voulait, souple et inerte.

Au sortir de ce long entretien, de ce long martyre, Blanche était vaincue. Peut-être, sous les paroles accablantes de son oncle, son sang de patricienne s’était-il enfin révolté au souvenir des caresses brutales de Philippe ; peut-être ses rêveries d’enfant s’étaient-elles éveillées, en entendant parler de toilettes luxueuses, d’honneurs de toutes sortes, de délicatesses mondaines. D’ailleurs, elle avait la tête trop malade, le coeur trop lâche pour résister à cette volonté terrible. Chaque phrase de M. de Cazalis la frappait, l’écrasait, mettait en elle une anxiété douloureuse. Elle ne se sentait plus la puissance de vouloir. Elle avait aimé et suivi Philippe par faiblesse ; maintenant, elle allait se tourner contre lui également par faiblesse : c’était toujours la même âme timide. Elle accepta tout, elle promit tout. Elle avait hâte d’échapper au poids étouffant dont les discours de son oncle l’écrasaient.

Lorsque Marius l’entendit faire son étrange déclaration, il demeura stupide, épouvanté. Il se rappelait l’attitude de la jeune fille chez le jardinier Ayasse, il la revoyait pendue au cou de Philippe, toute pâmée, confiante et amoureuse.

« Ah ! mademoiselle, s’écria-t-il avec amertume, l’attentat odieux dont vous avez été la victime paraissait vous indigner moins, le jour où vous m’avez prié à mains jointes d’implorer le pardon et le consentement de votre oncle… Avez-vous songé que votre mensonge causera la perte de l’homme que vous aimez peut-être encore et qui est votre époux ? » Blanche, raidie, les lèvres serrées, regardait vaguement en face d’elle.

« Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit-elle en balbutiant. Je ne fais pas de mensonge… J’ai cédé à la force… Cet homme m’a outragée, et mon oncle vengera l’honneur de notre famille. »

Marius s’était redressé. Une colère généreuse avait grandi sa petite taille, et sa face maigre était devenue belle de justice et de vérité. Il regarda autour de lui, il fit un geste méprisant.

« Et je suis chez les Cazalis, dit-il lentement, je suis chez les descendants de cette famille illustre dont la Provence s’honore… Je ne savais point que le mensonge habitât dans cette demeure, je ne m’attendais pas à trouver logées ici la calomnie et la lâcheté… Oh ! vous m’entendrez jusqu’au bout. Je veux jeter ma dignité de laquais à la face indigne de mes maîtres. » Puis, se tournant vers le député, désignant Blanche qui tremblait :

« Cette enfant est innocente, continua-t-il, je lui pardonne sa faiblesse… Mais vous, monsieur, vous êtes un habile homme, vous sauvegardez l’honneur des filles en faisant d’elles des menteuses et des coeurs lâches… Si maintenant vous m’offriez pour mon frère la main de Mlle Blanche de Cazalis, je refuserais, car je n’ai jamais menti, je n’ai jamais commis une méchante action, et je rougirais de m’allier à des gens tels que vous. »

M. de Cazalis plia sous l’emportement du jeune homme. Dès la première insulte, il avait appelé un grand diable de domestique qui se tenait debout sur le seuil de la porte. Comme il lui faisait signe de jeter Marius dehors, celui-ci reprit avec un éclat terrible :

« Je vous jure que je crie à l’assassin, si cet homme fait un pas… Laissez-moi passer… Un jour, monsieur, je pourrai peut-être vous cracher au visage, devant tous, les vérités que je viens de vous dire dans ce salon. »

Et il s’en alla, d’un pas lent et ferme. Il ne voyait plus la culpabilité de Philippe, son frère devenait pour lui une victime qu’il voulait sauver et venger à tout prix. Dans ce caractère droit, le moindre mensonge, la moindre injustice amenaient une tempête. Déjà le scandale que M. de Cazalis avait soulevé, lors de la fuite lui avait fait prendre la défense des fugitifs, maintenant que Blanche mentait et que le député se servait de la calomnie, il aurait voulu être tout-puissant pour crier la vérité en pleine rue.

Il trouva sur le trottoir Fine que l’inquiétude dévorait.

« Eh bien ? lui demanda la jeune fille, dès qu’elle l’aperçut.

– Eh bien ! répondit-il, ces gens sont de misérables menteurs et des fous orgueilleux. »

Fine respira longuement. Un flot de sang monta à ses joues.

« Alors, reprit-elle, M. Philippe n’épouse pas la demoiselle ?

– La demoiselle, dit Marius en souriant amèrement, prétend que Philippe est un scélérat qui l’a enlevée avec violence… Mon frère est perdu. »

Fine ne comprit pas. Elle baissa la tête, se demandant comment la demoiselle pouvait traiter son amant de scélérat. Et elle songeait qu’elle eût été bien heureuse d’être enlevée par Philippe même avec violence. La colère de Marius l’enchantait : le mariage était manqué.

« Votre frère est perdu, murmura-t-elle avec une câlinerie tendre, oh ! je le sauverai, nous le sauverons ! »