Les Mystères de Marseille/Première partie/Chapitre IX

Charpentier (p. 56-65).

IX

Où M. de Girousse fait des cancans


À Aix, Marius descendit chez Isnard, qui demeurait rue d’Italie. Le mercier n’avait pas été inquiété. On dédaignait sans doute une proie d’une aussi mince valeur.

Fine alla droit chez le geôlier de la prison, dont elle était la nièce par alliance. Elle avait son plan. Elle apportait un gros bouquet de roses qui fut reçu à merveille. Ses jolis sourires, sa vivacité caressante la firent en deux heures l’enfant gâtée de son oncle. Celui-ci était veuf et avait deux filles en bas âge, dont Fine fut tout de suite la petite mère.

Le procès ne devait commencer que dans les premiers jours de la semaine suivante. Marius, les bras liés, n’osant plus tenter une seule démarche, attendait avec angoisse l’ouverture des débats. Par moments, il avait encore la folie d’espérer, de compter sur un acquittement.

Se promenant un soir sur le Cours, il rencontra M. de Girousse qui était venu de Lambesc pour assister au jugement de Philippe. Le vieux gentilhomme lui prit le bras, et, sans prononcer une parole, l’emmena dans son hôtel.

« Là, dit-il, en s’enfermant avec lui dans un grand salon, nous sommes seuls, mon ami. Je vais pouvoir être roturier à mon aise. »

Marius souriait des allures bourrues et originales du comte.

« Eh bien ! continua celui-ci, vous ne me demandez pas de vous servir, de vous défendre contre Cazalis ?… Allons, vous êtes intelligent. Vous comprenez que je ne puis rien, contre cette noblesse entêtée et vaniteuse à laquelle j’appartiens. Ah ! votre frère a fait là un beau coup ! »

M. de Girousse marchait à grands pas dans le salon. Brusquement, il se planta devant Marius.

« Écoutez bien notre histoire, dit-il d’une voix haute. Nous sommes, dans cette bonne ville, une cinquantaine de vieux bonshommes comme moi, qui vivons à part, cloîtrés au fond d’un passé mort à jamais. Nous nous disons la fine fleur de la Provence, et nous restons là, inactifs, à rouler nos pouces… D’ailleurs, nous sommes des gentilshommes, des cœurs chevaleresques, attendant avec dévotion le retour de leurs princes légitimes. Eh ! mordieu ! nous attendrons longtemps, si longtemps que la solitude et la paresse nous auront tués, avant que le moindre prince légitime se montre. Si nous avions de bons yeux, nous verrions marcher les événements. Nous crions aux faits : « Vous n’irez pas plus loin ! » et les faits nous passent tranquillement sur le corps et nous écrasent. J’enrage, lorsque je nous vois enfermés dans un entêtement aussi ridicule qu’héroïque. Dire que nous sommes presque tous riches, que nous pourrions presque tous faire des industriels intelligents qui travailleraient à la prospérité de la contrée, et que nous préférons moisir au fond de nos hôtels, comme de vieux débris d’un autre âge ! »

Il reprit haleine, puis continua avec plus de force :

« Et nous sommes orgueilleux de notre existence vide. Nous ne travaillons pas, par dédain pour le travail. Nous avons une sainte horreur du peuple, dont les mains sont noires… Ah ! votre frère a touché à une de nos filles ! On lui fera voir s’il est du même sang que nous. Nous allons nous liguer tous ensemble et donner une leçon aux vilains, nous leur ôterons l’envie de se faire aimer de nos enfants. Quelques ecclésiastiques puissants nous seconderont ; ils sont fatalement liés à notre cause… Ce sera une bonne campagne pour notre vanité. »

Après un instant de silence, M. de Girousse reprit en raillant :

« Notre vanité… Elle a reçu parfois de larges accrocs. Quelques années avant ma naissance, un drame terrible se passa dans l’hôtel qui est voisin du mien. M. d’Entrecasteaux, président du Parlement, y assassina sa femme dans son lit ; il lui coupa la gorge d’un coup de rasoir, poussé, dit-on, par une passion qu’il voulait contenter, même à l’aide du crime. Le rasoir ne fut retrouvé que vingt-cinq jours après au fond du jardin ; on trouva également dans le puits, les bijoux de la victime, jetés là par le meurtrier afin de faire croire à la justice que l’assassinat avait eu le vol pour mobile. Le président d’Entrecasteaux prit la fuite et se retira, je crois, en Portugal où il mourut misérablement. Le Parlement le condamna par contumace à être roué vif… Vous voyez que nous avons aussi nos scélérats et que le peuple n’a rien à nous envier. Cette lâche cruauté d’un des nôtres porta, dans le temps, un rude coup à notre autorité. Un romancier pourrait faire une œuvre poignante de cette sanglante et lugubre histoire.

– Et nous savons aussi plier l’échine, dit encore M. de Girousse qui s’était remis à marcher. Ainsi, lorsque Fouché, le régicide alors duc d’Otrante, fut, vers 1810, exilé un moment dans notre ville, toute la noblesse se traîna à ses pieds. Je me rappelle une anecdote qui montre à quelle plate servilité nous étions descendus. Au 1er janvier 1811, on faisait queue pour offrir à l’ancien Conventionnel des vœux de bonne année. Dans le salon de réception, on parlait du froid rigoureux qu’il faisait, et un des visiteurs exprimait des craintes sur le sort des oliviers. « Eh ! que nous importent les oliviers ! s’écria un des nobles personnages, pourvu que M. le duc se porte bien !…  » Voilà comme nous sommes, aujourd’hui, mon ami : humbles avec les puissants, hautains avec les faibles. Il y a sans doute des exceptions, mais elles sont rares… Vous voyez bien que votre frère sera condamné. Notre orgueil, qui plie devant un Fouché, ne peut plier devant un Cayol. Cela est logique… Bonsoir. »

Et le comte congédia brusquement Marius. Il s’était exaspéré lui-même en parlant, il craignait que la colère ne finît par lui faire dire des sottises.

Le lendemain, le jeune homme le rencontra de nouveau. M. de Girousse, comme la veille, l’entraîna dans son hôtel. Il tenait à la main un journal où se trouvaient imprimés les noms des jurés qui devaient juger Philippe.

Il frappa du doigt avec force sur le journal.

« Voilà donc les hommes, s’écria-t-il, qui vont condamner votre frère !… Voulez-vous que je vous raconte à leur sujet quelques histoires ? Ces histoires sont curieuses et instructives. »

M. de Girousse s’était assis. Il parcourait le journal du regard, avec des haussements d’épaules.

« C’est là, dit-il enfin, un jury de choix, une assemblée de gens riches qui ont intérêt à servir la cause de M. de Cazalis… Ils sont tous plus ou moins marguilliers, plus ou moins répandus dans les salons de la noblesse… Ils ont presque tous pour amis des hommes qui passent leurs matinées dans les églises, et qui exploitent leurs clients le reste du jour. »

Puis, il nomma les jurés un à un, et parla du monde qu’ils fréquentaient avec une violence indignée.

« Humbert, dit-il, le frère d’un négociant de Marseille, d’un marchand d’huile, honnête homme qui tient le haut du pavé et que tous les pauvres diables saluent. Il y a vingt ans, leur père n’était que petit commis. Aujourd’hui, les fils sont millionnaires, grâce à ses spéculations habiles. Une année, il vend à l’avance, au prix courant, une grande quantité d’huile. Quelques semaines après, le froid tue les oliviers, la récolte est perdue, il est ruiné s’il ne trompe ses clients. Mais notre homme préfère être trompeur que pauvre. Tandis que ses confrères livrent à perte de bonne marchandise, il achète toutes les huiles gâtées, toutes les huiles rances qu’il peut trouver, puis il fait les livraisons promises. Les clients se plaignent, se fâchent. Le spéculateur répond avec sang-froid qu’il tient strictement ses promesses, et qu’on n’a rien de plus à lui demander. Et le tour est joué. Tout Marseille, qui connaît cette histoire, n’a pas assez de coups de chapeau pour cet homme adroit.

– Gautier… autre négociant de Marseille. Celui-là a un neveu, Paul Bertrand, qui a escroqué en grand. Ce Bertrand était associé avec un sieur Aubert de New York, qui lui envoyait des marchandises dont le chargement devait être vendu à Marseille. Ils avaient chacun une part égale dans les bénéfices. Notre homme gagnait beaucoup d’argent à ce commerce, d’autant plus qu’il prenait le soin de tromper son associé à chaque partage. Un jour, une crise éclate, les pertes arrivent. Bertrand continue à accepter les marchandises que les navires apportent toujours, mais il refuse de payer les traites qu’Aubert tire sur lui, disant que les affaires vont mal et qu’il est gêné. Les traites font retour, reviennent de nouveau, avec des frais énormes. Alors Bertrand déclare tranquillement qu’il ne veut pas payer, qu’il n’est pas obligé de rester éternellement l’associé d’Aubert et qu’il ne doit rien. Nouveau retour des traites, nouveaux frais, remboursement onéreux pour le négociant de New York, indigné et surpris. Ce dernier, qui n’a pu plaider que par procuration, a perdu le procès en dommages et intérêts qu’il a intenté à Bertrand ; on m’a affirmé que les deux tiers de sa fortune, douze cent mille francs, avaient disparu dans cette catastrophe… Bertrand reste le plus honnête homme du monde ; il est membre de toutes les sociétés, de plusieurs congrégations ; on l’envie et on l’honore.

– Dutailly… un marchand de blé. Il est arrivé anciennement à un de ses gendres, Georges Fouque, une mésaventure dont ses amis se sont hâtés d’étouffer le scandale. Fouque s’arrangeait toujours de manière à faire trouver des avaries aux chargements que les navires lui apportaient. Les sociétés d’assurances payaient, sur le rapport d’un expert. Fatiguées de payer toujours, ces sociétés chargent de l’expertise un honnête boulanger, qui reçoit bientôt la visite de Fouque. Celui-ci, tout en causant de choses indifférentes, lui glisse dans la main quelques pièces d’or. Le boulanger laisse tomber les pièces et, d’un coup de pied, les lance au milieu de l’appartement. La scène se passait devant plusieurs personnes… Fouque n’a rien perdu de son crédit.

– Delorme… Celui-là habite une ville voisine de Marseille. Il est retiré du commerce depuis longtemps. Écoutez l’infamie que son cousin Mille a commise. Il y a une trentaine d’années, la mère de Mille tenait un magasin de mercerie. Lorsque la vieille dame se retira, elle céda son fonds à un de ses commis, garçon actif et intelligent qu’elle considérait presque comme un fils. Le jeune homme, nommé Michel, acquitta vite sa dette et augmenta tellement le cercle de ses affaires qu’il se vit obligé de prendre un associé. Il choisit un garçon de Marseille, Jean Martin, qui avait quelque argent, et qui paraissait être un homme d’honneur et de travail. C’était une fortune assurée que Michel offrait à son associé. Dans les commencements, tout alla pour le mieux. Les bénéfices augmentaient chaque année, et les deux associés mettaient chacun de côté des sommes rondes au bout de l’an. Mais Jean Martin, âpre au gain et qui rêvait une fortune rapide, finit par se dire qu’il gagnerait le double, s’il était seul. La chose était difficile : Michel, en somme, était son bienfaiteur, et il avait pour ami le propriétaire de la maison, le fils de Mme Mille. Pour peu que ce dernier fût honnête, Jean Martin devait échouer dans son indigne projet. Il alla le voir, il trouva en lui le coquin qu’il cherchait. Il lui offrit de passer un nouveau bail à son nom, moyennant une forte somme d’argent ; même il doubla, il tripla la somme. Mille, qui est un cuistre et un avare, se vendit le plus cher possible. Le marché fut conclu. Alors Jean Martin joua auprès de Michel un rôle d’hypocrite : il lui dit qu’il désirait rompre leur acte de société pour aller s’établir plus loin ; il lui désigna même le local qu’il avait loué. Michel, étonné, mais ne pouvant soupçonner l’infamie dont il devait être la victime, lui dit qu’il était libre de se retirer, et l’acte fut rompu. Peu de temps après, le bail de Michel finissait, Jean Martin, son nouveau bail à la main, mettait triomphalement son associé à la porte… Michel, qu’une pareille trahison avait rendu presque fou, alla s’établir plus loin ; mais, n’ayant plus de clientèle, il perdit l’argent péniblement amassé par trente années de labeur. Il est mort paralytique, dans des souffrances atroces, en criant que Mille et Martin étaient des misérables, des traîtres, et en demandant vengeance à ses fils… Aujourd’hui, ses fils travaillent, suent sang et eau pour se faire une position. Mille est allié aux premières familles de la ville, ses enfants sont riches, ils vivent grassement dans la dévotion et dans l’estime de tous.

– Faivre… Sa mère avait épousé en secondes noces un sieur Chabran, armateur et escompteur. Sous prétexte de spéculations malheureuses, Chabran écrit un jour à ses nombreux créanciers qu’il est obligé de suspendre ses paiements. Quelques-uns consentent à lui donner du temps. La majorité veut poursuivre. Alors, Chabran se procure, en qualité d’employés, deux jeunes garçons auxquels, huit jours durant, il fait la leçon ; puis, flanqué de ces gaillards, parfaitement dressés, il va voir, l’un après l’autre, tous ses créanciers, se lamentant sur sa détresse, et demandant pitié pour ses deux fils, déguenillés et sans pain… Le tour réussit à merveille.. Tous les créanciers déchirent leurs titres… Le lendemain, Chabran était à la Bourse, plus calme et plus insolent que jamais. Un courtier, qui ignorait l’affaire, vint lui proposer à escompter trois valeurs signées précisément des négociants qui lui avaient, la veille, donné quittance. « Je ne fais rien, dit-il hautement, avec des gens de cette classe. » Aujourd’hui, Chabran est à peu près retiré des affaires. Il habite une villa, où il donne le dimanche de somptueux dîners.

– Gerominot… Le président du cercle où il passe ses soirées, est un usurier de la pire espèce. Il a gagné, dit-on, à ce métier-là, un petit million, ce qui lui a permis de marier sa fille à un gros bonnet de la finance. Son nom est Pertigny. Mais, depuis la faillite qui lui a laissé dans les mains un capital de trois cent mille francs, il se fait appeler Félix. Cet adroit coquin avait fait, il y a quarante ans, une première faillite qui lui permit d’acheter une maison. Les créanciers reçurent quinze pour cent. Dix ans plus tard, une seconde faillite le mit à même d’acquérir une maison de campagne. Ses créanciers reçurent dix pour cent. Il y a quinze ans à peine, il fit enfin une troisième faillite de trois cent mille francs et offrit cinq pour cent. Les créanciers ayant refusé, il leur prouva que tous ses biens étaient à sa femme, et il ne donna pas un centime. »

Marius était écœuré, il fit un geste de dégoût, comme pour interrompre ces abominations.

« Vous ne me croyez peut-être pas, reprit le terrible comte. Vous êtes un naïf, mon ami. Je n’ai pas fini, je veux que vous m’écoutiez jusqu’au bout. »

M. de Girousse raillait avec une verve terrible. Ses paroles hautes et sifflantes, tombaient avec des bruits de fouet sur les gens dont il racontait les sales histoires. Il nomma les jurés à la file, il fouilla leur vie et celle de leur famille, il en mit à nu toutes les hontes et toutes les misères. À peine en épargna-t-il quelques-uns. Puis, il se posa violemment devant Marius et continua avec âpreté :

« Aviez-vous la naïveté de croire que tous ces millionnaires, que tous ces parvenus, que tous ces gens puissants qui vous dominent et vous écrasent aujourd’hui, sont de petits saints, des justes, dont la vie est sans tache ? Ces hommes étalent, à Marseille surtout, leur vanité et leur insolence ; ils sont devenus dévots et cafards, ils ont trompé jusqu’aux honnêtes gens qui les saluent et les estiment. En un mot, ils forment à eux tous une aristocratie ; leur passé est oublié, on ne voit que leur richesse et leur probité de fraîche date. Eh bien ! j’arrache les masques. Écoutez… Celui-ci a fait fortune en trahissant un ami ; cet autre, en vendant de la chair humaine, cet autre, en vendant sa femme et sa fille ; cet autre, en spéculant sur la misère de ses créanciers ; cet autre, en rachetant à vil prix, après les avoir lui-même adroitement discréditées, toutes les actions d’une compagnie dont il était le gérant ; cet autre, en coulant un navire chargé de pierres en guise de marchandises, et en se faisant payer par la compagnie d’assurance le prix de cet étrange chargement ; cet autre, associé sur parole, en refusant de partager les chances d’une opération, dès que cette opération est devenue mauvaise, cet autre, en dissimulant son actif, en faisant deux ou trois faillites et en vivant ensuite comme un homme de bien ; cet autre, en vendant pour du vin de l’eau de Campêche ou du sang de bœuf ; cet autre, en accaparant les blés en mer pendant les années de disette ; cet autre, en fraudant le fisc sur une grande échelle, en essayant de corrompre les employés et en volant tout son saoul l’administration ; cet autre, en mettant au bas de ses billets des signatures fausses de parents ou d’amis qui n’osent nier, le jour de l’échéance, et qui paient au besoin, plutôt que de compromettre le faussaire ; cet autre, en incendiant lui-même son usine ou ses vaisseaux, assurés au-delà de leur valeur ; cet autre, en déchirant et en jetant au feu les billets qu’il a arrachés des mains de son créancier, le jour du paiement ; cet autre, en jouant à la Bourse avec l’intention de ne pas payer, ce qui ne l’empêche pas de s’enrichir huit jours après, aux dépens de quelque dupe…  »

La respiration manqua à M. de Girousse. Il garda un long silence, laissant sa colère se calmer. Ses lèvres s’ouvrirent de nouveau, il eut un sourire moins amer.

« Je suis un peu misanthrope, dit-il doucement à Marius, qui l’avait écouté avec douleur et surprise, je vois tout en noir. C’est que l’oisiveté à laquelle mon titre me condamne, m’a permis d’étudier les hontes de ce pays. Mais sachez qu’il y a d’honnêtes gens parmi nous. Le malheur est qu’ils redoutent ou qu’ils méprisent les coquins. »

Marius prit congé de M. de Girousse, tout bouleversé par les paroles ardentes qu’il venait d’entendre. Il prévoyait que son frère serait impitoyablement condamné. L’ouverture des débats devait avoir lieu le lendemain.