Au Comptoir des imprimeurs unis (8p. 151-187).


XXX


NI MESSALINE NI MADELEINE.


L’équipage de M. le marquis de Rio-Santo traversa Green-Park, d’où le froid et la brune chassaient déjà les promeneurs, longea Picadilly et s’élança dans Regent-Street. Il s’arrêta devant Barnwood-House.

— Je vous rejoins dans un quart d’heure, Ange, dit le marquis avant de descendre. Faites promener la voiture dans la rue afin qu’on ne la voie point stationner à la porte de lady Ophelia.

La comtesse de Derby était seule et livrée à de bien tristes réflexions. Elle ignorait le fatal résultat de l’entrevue de Frank et de miss Trevor, et l’impression pénible qui lui était restée de sa démarche de la veille n’aurait point suffi à mettre sur son charmant visage ces signes d’amer découragement.

Elle était enfouie dans une chaude bergère, vis-à-vis d’un feu mourant dont les vacillantes clartés déplaçaient l’ombre de ses traits et faisaient mentir souvent par de bizarres jeux de lumière la mélancolie désespérée qui était leur véritable expression.

Parfois, un brusque jet de flamme se mirait dans son œil fixe, en même temps qu’il accusait plus énergiquement l’ombre de ses sourcils, lui donnant ainsi l’apparence d’une soudaine colère ; d’autres fois, la flamme, en s’abaissant, estompait les coins de sa belle bouche et y traçait vaguement les signes du sourire.

Mais il n’y avait en réalité sur cette figure uniformément triste, ni gaîté ni colère. Lady Ophelia souffrait et, lasse de combattre depuis si long-temps sa souffrance, elle n’essayait point de réagir.

Elle se laissait aller sur la pente de ses douloureuses pensées. Son âme les suivait, docile, partout où il leur plaisait de la conduire. Regrets et craintes venaient tour-à-tour ; regrets et craintes étaient accueillis par ce cœur fatigué de battre, qui pleurait son passé dans un présent dépourvu de toutes joies et ne voyait point de consolations dans l’avenir.

Sa démarche de la veille était maintenant jugée. Elle avait voulu mettre un obstacle entre Mary Trevor et Rio-Santo, parce que Rio-Santo lui avait dit une fois qu’un échec essuyé par lui auprès de Mary le ramènerait heureux à ses pieds.

Il avait dit cela. — Mais Rio-Santo pouvait-il essuyer un échec ? y avait-il des obstacles qu’il ne fût capable de renverser ?

Lady Ophelia était la dernière personne au monde qui pût répondre à cette double question par l’affirmative. Rio-Santo était pour elle un dieu.

Mais, avec toutes les inconséquences des rêveries du cœur, elle craignait tout-à-coup mortellement pour la sûreté de ce dieu. Devant ses craintes, il reprenait soudainement les proportions d’un homme, et elle se maudissait d’avoir livré son secret, — sa vie ! — à la merci d’un ennemi.

Car, dans son entraînement insensé, elle avait été choisir justement pour confident de ce secret funeste le rival du marquis, l’homme dont l’intérêt était de le perdre à tout prix !

Cet homme était loyal. Elle connaissait son cœur, franc et sincère comme le cœur d’un chevalier des anciens jours ; — mais cet homme aimait, il aimait ardemment et de toute son âme. Elle aussi était loyale ! elle aussi était sincère ! et pourtant n’avait-elle pas trahi son serment, fait tant de fois à Rio-Santo, de taire la funèbre aventure du chevalier de Weber ?

L’amour est comme l’ambition : il fait taire la conscience, et jette un voile d’oubli sur les plus saintes promesses.

Et si Frank Perceval allait oublier ! si une indiscrétion !…

La pauvre Ophélie n’osait achever l’expression mentale de cette terrible hypothèse. Elle ne pleurait point ; mais son gracieux corps, ramassé sur lui-même, dans une attitude de muette épouvante, semblait vouloir s’enfuir et se cacher dans la profondeur du vaste fauteuil.

Qu’elle se repentait douloureusement et comme elle se voyait coupable !…

Lorsque Joan, sa femme de chambre, annonça le marquis de Rio-Santo, toutes ces sombres idées s’envolèrent comme par enchantement. Elle se leva, radieuse, consolée, et fit un pas vers la porte. Mais elle ne fit qu’un pas ; l’homme qui allait entrer, l’homme qu’elle aimait si ardemment, elle avait suspendu le déshonneur ou la mort au dessus de sa tête.

Elle retomba sans courage sur son fauteuil.

Rio-Santo entra et sentit trembler la main qu’il élevait jusqu’à sa lèvre pour y mettre un baiser.

Cette émotion de la comtesse fut contagieuse. Rio-Santo, pris d’un trouble extraordinaire, laissa retomber la main sans la porter à sa bouche, et attacha sur lady Ophelia l’un de ces regards qui soumettent à la question les cœurs faibles ou subjugués.

Ophélie avait les yeux baissés, mais, au travers de ses paupières closes, elle sentait ce regard peser lourdement sur elle. Il semblait que sa conscience fût percée d’outre en outre par cet implacable et muet examen.

Le sourcil de Rio-Santo se fronça légèrement. Il vit une larme rouler entre les cils d’Ophélie. — Il savait ce qu’il voulait savoir, ce qu’il redoutait d’apprendre.

Il reprit la main de la comtesse, y déposa un froid baiser et se dirigea vers la porte.

— Oh ! milord ! milord ! s’écria Ophélie dont les larmes contenues éclatèrent ; ne me quittez pas ainsi !

Rio-Santo s’arrêta. Son regard était tout plein de tendresse et de pitié.

— Vous vous repentez bien, n’est-ce pas ? dit-il. Oh ! je le crois, madame ; vous voudriez racheter à tout prix votre imprudence…

— Au prix de mon sang, milord ! interrompit Ophélie qui joignit ses mains et leva sur lui un regard suppliant.

— Je le crois, pauvre Ophélie, je le crois, répéta Rio-Santo. Vous êtes bonne et vous m’aimez… Vos regrets sont sincères… mais on ne peut point retirer une parole prononcée.....

— Vous savez donc tout ? murmura la comtesse.

— Je craignais tout, milady ; je ne savais rien. C’est vous qui venez de vous trahir… Vous étiez si joyeuse naguère à ma venue ! Votre sourire était si franc et si heureux !… Aujourd’hui, vous m’accueillez par des larmes…

Il s’arrêta, puis reprit avec calme :

— C’est un grand malheur, madame !

— Quoi ! s’écria la comtesse désespérée, le danger est-il donc prochain, et votre vie ?…

— Ma vie ! interrompit Rio-Santo en souriant tristement ; — il ne s’agit pas de ma vie, madame… Mais n’était-ce pas assez de M. de Weber ?…

La comtesse sentit ses larmes se sécher sur sa joue qui brûla.

— Oh ! milord ! murmura-t-elle avec épouvante ; — je crains de vous comprendre.

— Vous me comprenez, milady… votre indiscrétion a condamné un homme, mais il n’est pas en votre pouvoir, — il n’est pas au pouvoir de personne de me condamner, moi !

Ophélie se leva, et tomba sur ses deux genoux.

— Grâce, don José ! grâce pour lui ! dit-elle.

Rio-Santo la prit par la main et s’assit auprès d’elle.

— Pauvre Ophélie ! murmura-t-il ; — que de peines vous a données mon amour !… Vous êtes bien la plus noble et la plus belle parmi toutes les femmes dont j’ai gardé souvenir… Je vous aime autant qu’autrefois, mieux qu’autrefois, madame, et il ne sera pas dit que vous aurez en vain plié le genou devant moi… Mettez-vous à votre secrétaire et prenez une plume, Ophelia, afin d’écrire à l’Honorable Frank Perceval.

La comtesse obéit aussitôt. Rio-Santo vint s’appuyer au dossier de son fauteuil.

— Je voudrais vous dire simplement : Perceval n’a rien à craindre de moi, reprit-il ; — je le voudrais, madame, car vos moindres désirs s’imposent à moi comme feraient les ordres d’un maître… Mais je ne m’appartiens pas, et ce qui vous paraît être ma volonté n’est que ma destinée… N’ai-je pas été forcé un jour de quitter cette douce vie que je menais auprès de vous ?… Écrivez, je vous prie.

Lady Ophelia trempa sa plume dans l’encrier et le marquis poursuivit :

— Écrivez à l’Honorable Frank Perceval que vous l’attendrez demain soir dans votre voiture, devant le théâtre de Saint-James, à l’angle de Duke-Street… Demain soir, à neuf heures.

Ophelia écrivit.

— Et me rendrai-je devant Saint-Jame’s-Theatre ? demanda-t-elle.

— Votre équipage, milady, mais non pas vous… Ce sera moi qui recevrai Frank Perceval.

Ophelia se retourna vivement et attacha sur Rio-Santo un regard inquiet.

— Je vous donne ma parole de gentilhomme, acheva le marquis, répondant à ce regard, — que la vie de Perceval sera respectée… Mettez l’adresse, madame, car nos heures sont comptées.

Lady Ophelia hésitait encore. Elle se souvenait du chevalier de Weber.

Pendant qu’elle hésitait, Rio-Santo regarda la pendule, et reprit son chapeau sur un meuble.

— Madame, dit-il en s’inclinant, un devoir bien impérieux peut seul me forcer à m’éloigner si vite… Vous semblez vouloir réfléchir ; réfléchissez. Demain, vous me ferez savoir vos volontés… Je vous ai dit le seul moyen de sauver la vie de l’Honorable Frank Perceval.

Il sortit et Ophelia demeura pensive. Elle avait, certes, de graves sujets de méditation. Les heures passèrent, inécoutées, et le timbre de la pendule jeta par deux fois ses métalliques vibrations autour d’elle sans la tirer de sa rêverie.

Pensait-elle donc au danger de Frank Perceval ?

Hélas ! Lady Ophelia était une généreuse femme. Tout ce qu’un cœur peut enfermer de digne, de sensible, de bon, était dans le sien. Mais l’amour qui souffre n’a de pensées que pour soi. Ophelia avait oublié sa lettre et se perdait, émue, parmi les nombreux souvenirs d’un passé trop cher.

Ce fut cette lettre inachevée qui l’éveilla enfin. Ses souvenirs avaient plaidé à son insu, mais bien éloquemment, la cause du marquis, car elle signa la lettre sans plus hésiter, mit l’adresse et la jeta dans sa boîte de poste, où Joan devait la prendre le lendemain.

— Ce sont ces doutes injustes et outrageants, murmura-t-elle, ce sont ces doutes qui l’éloignent de moi… Tous les hommes ont des duels… et M. de Weber est mort l’épée à la main… Oh ! mais ce duel fut étrange, mon Dieu !…

Rio-Santo avait regagné depuis long-temps son équipage. Bembo put remarquer un nuage sur son front au moment où il s’asseyait sur les coussins de soie de la voiture, et, quand le cocher demanda la direction à prendre, le marquis répondit avec distraction :

— Je ne sais.

— Nous rentrons à Irish-House, sans doute ? dit alors Angelo.

— Non… non… prononça le marquis dont une préoccupation puissante semblait absorber toutes les facultés ; — la nuit sera bien avancée, Ange, quand nous rentrerons dans Irish-House.

Puis, s’adressant au cocher, il ajouta résolument :

— Cornhill, magasin Falkstone !

L’équipage s’ébranla aussitôt.

— Ange, reprit Rio-Santo avec de l’émotion dans la voix, — vous parliez de péril… le péril est venu.

— Tant mieux, milord ! s’écria Bembo ; — par les saints anges, mes patrons, tant mieux !

Le marquis secoua lentement la tête.

— Ah ! dit-il, si je n’avais pas perdu ces six jours !… Mais peut-être d’autres ont-ils travaillé pour moi. Je vais le savoir. Ma correspondance secrète m’attend à la maison de commerce… Quoi qu’il en soit, l’instant est arrivé, Ange. Un mot imprudemment prononcé… Ah ! ne confiez jamais votre secret à une femme, Bembo !… un mot va précipiter le dénouement… Faible ou fort, il me faudra combattre.

— Je serai près de vous, milord ! dit Bembo avec la chaude vivacité de son dévoûment.

— Merci… Je sais que votre vie est à moi, Ange.

Il lui prit la main qu’il tint long-temps dans les siennes, comme s’il se fût oublié soi-même parmi ses profondes méditations.

— Le sort en est jeté, murmura-t-il enfin ; — que Dieu sauve l’Irlande !

— Que Dieu sauve l’Irlande ! répéta Bembo presque joyeusement.

Le marquis tressaillit à cette voix étrangère qui reproduisait sa pensée, jusque-là si bien enfouie en lui. Son regard étincela et couvrit Bembo qui baissa les yeux sous cet extraordinaire éclat.

— Merci ! dit encore Rio-Santo dont la voix s’emplit d’une mélancolique amertume ; — mais vous m’avez fait peur, Ange, car ces mots prononcés à Londres retentissent comme un terrible cri de guerre… et quinze ans de fatigue, ami, m’ont acquis le droit de donner moi-même le signal.

L’équipage s’arrêta au coin de Finch-Lane et de Cornhill.

Rio-Santo reprit d’une voix brève et dégagée :

— Ainsi, Ange, vous voilà devenu mon aide-de-camp… Je ne vous ai rien dit, mais je vous ai laissé deviner : c’est là aussi de la confiance…

— Je l’ai compris de la sorte, milord, et j’attends que vous usiez de moi.

— Vous n’attendrez pas long-temps, Bembo… je vous charge tout d’abord de réunir à la salle de White-Chapel tout les lords de la Nuit, ce soir même… Je m’y rendrai dans deux heures… il faut que je les trouve assemblés.

— Vous les trouverez, milord.

— Il faut aussi qu’à la même heure j’aie des renseignements certains sur l’état de la mine de Prince’s-Street… Car nous aurons besoin de monceaux d’or, Bembo.

— Vous aurez des renseignements précis dans deux heures.

— À bientôt donc ! dit Rio-Santo qui s’élança hors de la voiture et tourna l’angle de Finch-Lane pour gagner cette petite ruelle boueuse où était l’entrée des magasins Edward and C°.

La voiture continua de stationner devant la boutique du bijoutier Falkstone.

Bembo sortit par l’autre portière et monta dans un cab.

Il n’y avait point de lumière dans les magasins d’Edward and C°, dont les contrevents étaient hermétiquement fermés ; mais Ereb, le petit noir, qui avait quitté son siège derrière la voiture en même temps que Rio-Santo mettait pied à terre, tira de son sein une clé sans aile, à trou carré, à l’aide de laquelle il fit tourner une billette de cuivre, faisant saillie hors de la serrure de la porte principale. Des ressorts crièrent à l’intérieur comme si cette clôture grossière eût été fermée au moyen de ces systèmes à combinaisons, alors assez nouveaux, mais dont l’usage a pénétré depuis jusque dans les boutiques du petit commerce.

Un simple tour d’une seconde clé plus petite fit tourner la porte sur ses gonds.

— Va frapper sur le gong du salon du centre, dit Rio-Santo en entrant.

— Combien de coups ?

— Un seul.

Le petit nègre prit les devants. Rio-Santo le suivit et pénétra bientôt dans ce salon sans fenêtres, percé de six portes, où nous l’avons vu une fois déjà, sous le nom d’Edward, en compagnie de M. Smith, de mistress Bertram, de M. Falkstone, du changeur Walter et de maître Peter Practice, ancien sollicitor et actuellement brocanteur et usurier.

Le gong n’avait pas encore fini de résonner que l’une des six portes s’ouvrit et donna passage à Fanny Bertram.

Les moralistes et les philosophes ont la pitoyable manie de généraliser toutes choses, même leurs maigres observations sur le cœur de la femme. Ils ne savent pas, ces graves causeurs, que don Juan lui-même, malgré sa proverbiale expérience, n’aurait point pu poser de règles certaines sur ce kaléidoscopique sujet. Don Juan, eût-il expérimenté toutes les femmes moins une, et cette hypothèse est assurément exorbitante, n’aurait point été plus habile, et la dernière, l’inconnue, eût suffi à le déconcerter à l’occasion.

Fanny Bertram avait dû être, cinq ou six ans avant l’époque où se passe notre histoire, une créature merveilleusement belle. Elle était encore maintenant une de ces femmes qu’on suit long-temps de l’œil dans la rue, et qui, aperçues une seule fois, gravent d’autorité leur gracieuse image en votre souvenir.

Ce qui la distinguait principalement, c’était une mollesse d’attitude, une mignardise de poses dont les séductions cachées ne sauraient se peindre ni sur la toile ni sur le papier. Sa taille souple et nonchalamment balancée appelait un amoureux appui ; sa tête, paresseusement inclinée, laissait, entre les masses de ses beaux cheveux noirs et les plis de sa guimpe, juste la place d’un baiser sur sa peau brune et comme veloutée ; ses yeux, voilés par de longs cils arqués, lustrés, soyeux, semblaient, lorsqu’ils se fermaient à demi, nager dans un humide sourire. Sa bouche, dans les harmonieux mouvements de sa parole lente, douce, musicale, montrait à peine une étroite bande d’émail blanc et nacré. Le rire seul eût pu découvrir en ses convulsions involontaires les deux rangs de perles qui soutenaient ces lèvres légèrement pâlies ; mais Fanny Bertram, qui souriait souvent un mélancolique et distrait sourire, ne riait plus depuis bien long-temps.

C’était une créole des Antilles anglaises. Sa jeunesse, passée en une vie d’aventures et de plaisirs, avait laissé sur toute sa personne des traces impuissantes à détruire sa beauté, mais saisissables à l’œil le plus dépourvu d’expérience. Tout ce qu’on pouvait faire en sa faveur, c’était de se tromper sur l’origine de cette fatigue de corps et de cette pâleur du visage qui bleuissait aux alentours des yeux. — Et encore, comment se tromper ? Tout en cette femme respirait les feux éteints ou assoupis de la volupté. C’était Vénus lasse d’amoureuses batailles.

C’était cela en apparence au moins, car la pauvre Fanny Bertram menait en réalité la vie d’une recluse, et passait ses jours dans son splendide magasin, si bien en dehors de toute affaire d’amour, que nul dandy de haut, de moyen ou de bas étage ne pouvait se vanter d’avoir seulement baisé le bout de ses doigts pâles et menus.

Et voilà justement pourquoi nous avons pris à partie tout à l’heure moralistes et philosophes. Quant aux poètes, il est notoire qu’ils étudient le cœur de la femme en allant voir lever l’aurore.

Tout ce qui porte plume a la fatale habitude de commencer une foule de phrases par ces mots : Les femmes font, les femmes sont, les femmes disent… etc. C’est un non-sens. Philosophiquement, le mot femme n’a point de pluriel. Encore, lorsqu’on emploie le singulier, faut-il spécifier l’âge, la position et l’heure de la journée. La même femme ne se ressemble point à elle-même à six mois d’intervalle. Du soir au matin, parfois, elle change à n’être plus reconnaissable.

Et, téméraires que vous êtes, vous venez nous parler des femmes, absolument comme vous pourriez parler, si la faim vous avait faits naturalistes, de testacés, de mammifères, d’ovipares ou de fossiles ! Vous dissertez, vous louez, vous blâmez. De ce que vous connaissez, — ou croyez connaître, — de votre femme à vous, de vos maîtresses, vous concluez à l’inconnu, à la femme d’autrui, au sexe comme on dit, lorsqu’on ne veut point se livrer à cette galante période : « la plus belle moitié du genre humain. »

Et, ce qui est mille fois plus déplorable, vous faites de l’histoire à propos du cœur féminin. Vous traduisez du grec et du latin au lieu de regarder ; vous citez au lieu d’observer, et c’est à l’aide d’un vers d’Horace que vous nous dites le caractère de Fanchon.

Horace ne connaissait point Fanchon, et Fanchon ne connaît pas Horace.

Messaline a existé, c’est vrai ; des femmes ont ressemblé à Messaline, c’est malheureux. Que prouve cela ? De quel droit faites-vous du nom de Messaline une qualification, un adjectif ? N’êtes-vous pas sûr, ce faisant, d’insulter ou l’impératrice ou celle que vous lui comparez ?

Pensez-vous que Madeleine, autre adjectif, vous sache beaucoup de gré des mentions honorables que vous lui donnez en vos périodes ? — Elle s’est repentie ; ne sauriez-vous lui faire grâce ?

Voici une chose convenue : toute femme qui a péché se nomme Messaline ou Madeleine. Point de milieu : la débauche ou le repentir ; tel est votre verdict.

Fanny Bertram se permettait de n’y point acquiescer. Elle n’était ni Messaline ni Madeleine. La débauche l’eût dégoûtée ; le repentir n’allait point à sa nonchalante nature de créole. Son repos était de la lassitude, et si son âme se ravivait parfois et retrouvait des élans de jeunesse, elle s’élançait vers un souvenir.

Fanny n’aimait plus parce qu’elle avait trop aimé, ou peut-être parce que le dernier homme qu’elle avait aimé lui faisait prendre en mépris ceux qu’elle eût pu aimer encore.

Elle s’endormait dans son apathie tropicale, résignée à l’oubli de l’homme qui avait passé dans sa vie comme un météore. Après le bonheur qu’il lui avait jeté en courant, elle ne voulait plus d’autre bonheur.

Et pourtant, Fanny avait beaucoup péché avant d’être la maîtresse de M. le marquis de Rio-Santo, qui l’avait prise quelque jour pour la quitter le lendemain.

À présent elle se souvenait ; et ce souvenir d’un jour emplissait sa vie. Il y avait bien long-temps qu’elle n’aimait plus le marquis de cet amour qui désire et rend jalouse, mais elle lui gardait son cœur. Moitié apathie, moitié sentiment, elle rompait d’elle-même, sans but moral, sans religion, sans nécessité, avec les joies de sa jeunesse.

Ce corps, où tout semblait être volupté, avait endormi ses sens et laissé son âme dans le passé.

Exception, direz-vous. — Il faut s’entendre. Là où il n’y a point de règle, il ne peut y avoir d’exception.

Nonobstant, si vous tenez absolument à classer, classez. L’occupation est à tout le moins innocente.

Fanny Bertram, lorsqu’elle entra dans « le salon du centre, » portait à la main une cassette incrustée, où son chiffre se mariait de tous côtés, en de capricieuses arabesques, au chiffre de Rio-Santo.

— Donnez, Fanny, donnez ! s’écria celui-ci en saisissant vivement la cassette ; — y a-t-il beaucoup de lettres ?

— Il y en a beaucoup, répondit la créole, qui s’assit auprès du marquis.

— Et la clé ?…

— Laissez-moi ouvrir, Edward, votre main tremble…

La main de Rio-Santo tremblait en effet. Dès que Fanny eut fait tourner la clé dans la serrure, il souleva le couvercle et plongea son regard à l’intérieur.

Il y avait une vingtaine de lettres. — D’un seul coup d’œil, parmi ces vingt lettres, Rio-Santo découvrit un pli de rude papier, portant le cachet de la poste d’Irlande.

Il laissa échapper un cri de joie et déchira l’enveloppe.