Au Comptoir des imprimeurs unis (8p. 117-150).


XXIX


RÉVEIL.


Il est des choses que la plume se refuse à décrire. Nous en avons dit assez pour que le lecteur comprenne ou devine quelle dut être la conduite du docteur Moore auprès du lit de Clary Mac-Farlane. Il ne venait point là pour prêter à l’agonie le secours de sa science ; il venait pour expérimenter, au risque de tuer.

Et l’expression dont nous nous servons ici est trop douce ; elle n’accuse pas assez. Pour le docteur, en effet, la mort de Clary n’était point une chance, mais une certitude. Cela est si vrai, qu’il se présenta devant son lit le visage découvert. — Or, le docteur Moore était un homme prudent. Pour agir ainsi en face de sa victime, il fallait qu’il fût bien sûr de son silence.

Nous avons vu représenter à Londres la traduction d’un drame, fameux de l’autre côté du détroit, où une reine de France, — une reine apocryphe, — détache son masque en présence de l’homme qui vient de la posséder. Mais, derrière cet homme, il y a un poignard levé. D’une main, la reine se découvre le visage, de l’autre elle fait un signe, et le poignard tue.

Ce drame n’était pas fait alors ; le docteur Moore ne peut donc être accusé de plagiat ; mais, en tout temps, le crime eut les mêmes allures, et son masque, en tombant, sert toujours de funèbre signal.

Le docteur avait condamné Clary, et cette sentence était sans appel. Elle devait traîner sa vie de tortures tout le temps nécessaire aux expériences de Moore, puis…

Nous n’entrerons point dans le détail des expérimentations du docteur Moore. À part la repoussante horreur de cette peinture, qui nous effraie, nous ne pourrions nous faire comprendre du lecteur qu’à l’aide d’un formidable déploiement de notes, expliquant, ligne par ligne, le langage technique que nous serions forcé d’employer.

Nos charmantes ladies trouveront peut-être l’excuse maussade. Il est certain que, si nous écrivions exclusivement pour les sporting-gentlewomen et les patronnesses d’Almack, — la fleur des Trois-Royaumes, en vérité, — nous ne croirions point devoir nous arrêter pour si peu. N’avons-nous pas vu, en 1827, lors du fameux procès du docteur Cootes-Campbell, accusé d’avoir inoculé à une jeune fille de douze ans, à l’aide d’une lancette, un virus de la plus terrible essence, tout exprès pour combattre le mal et se faire une spécialité, n’avons-nous pas vu le prétoire empli de robes de mousseline et de blanches coiffures ! On vendait les billets d’entrée jusqu’à dix guinées, et il n’y en avait point au dessous de cinq.

Oh ! certes, belles ladies, ce n’est pas pour vous que s’arrête notre plume. Vous êtes des femmes fortes, et, si la question ordinaire et extraordinaire existait encore, vous vous ruineriez, mesdames, à retenir vos places aux côtés du tourmenteur. — Ce serait grand dommage pour les entreprises dramatiques. Queen’s-Theatre tomberait à plat, — mais quelle fabuleuse fortune ferait le bourreau de Londres !

Si nous reculons devant un hideux tableau, c’est que ces lignes, avant d’être lues à Londres, passeront le détroit. — Or, on prétend que les ladies de France n’aiment point de passion les bonheurs de l’amphithéâtre, et laissent aux femmes de vie équivoque et aux commères, qui sont les mêmes par tout pays, l’exclusive jouissance des abords de la guillotine.

C’est incroyable ! nous sommes prêt à en convenir. Mais, que voulez-vous, miladies. Il faut nous montrer cléments envers ces faibles Parisiennes, qui ne savent point prendre leur plaisir où vous trouvez le vôtre. Elles y viendront peut-être. Déjà, nous a-t-on rapporté, les dames qui fument commencent à manger des tranches de bœuf cru, tout comme Vos Seigneuries. Un peu de patience ! l’anglophilie est fort à la mode en haut lieu. Nous arriverons, vous verrez, à mettre un peu de notre gros poivre parmi les mœurs fades et poudrées à blanc de cette pauvre France, qui, en ce moment, ne nous va pas à la cheville.

C’est pourquoi, miladies, rule, Britannia ! l’Angleterre pour toujours ! que Dieu nous bénisse ! etc., etc.

Et, puissiez-vous fréquenter Old-Bailey pendant de longs jours encore !

Ce que nous venons de dire du docteur Cootes-Campbell, qui fut du reste honorablement acquitté, quoique sa culpabilité fût plus claire que le jour, pourrait nous dispenser d’appuyer sur la réalité du triste épisode dont nous tâchons en ce moment d’abréger les détails. Mais la chose est si atroce en soi, si en dehors des mœurs d’un peuple civilisé, d’un peuple surtout qui monte sur les toits pour proclamer à son de trompe sa fastueuse philanthropie, elle est enfin, il faut l’avouer en frémissant, si particulière à notre malheureux pays, qu’elle pourrait soulever au loin quelques incrédulités peut-être. — De grand cœur, nous voudrions que le doute fût permis. Mais les faits parlent. Les cas d’expérimentation sur le vif sont innombrables, et le nom des médecins cités pour ce fait devant la Thémis anglaise remplirait une longue page.

Nos médecins sont des hommes fort savants, nous connaissons parmi eux des gens parfaitement honnêtes ; peut-être même, qui sait ! dans le nombre, trouverait-on un cœur compatissant. — Mais il y a une chose terrible : c’est que le docteur Moore n’est point un portrait de fantaisie.

Tout Londres l’a connu sous un autre nom, et beaucoup, parmi ceux qui l’ont connu, n’ont point ignoré ses expériences homicides. Et pourtant c’est un homme illustre ; son nom est inscrit au Panthéon britannique…

Quoi d’étonnant à cela ? Manger de la chair humaine est une fort laide habitude ; mais on ne songe point à l’imputer à crime à certaines peuplades, desquelles on dit seulement : — Ce sont des cannibales.

Le docteur Moore était un physician.

Qui ne sait que l’homme est porté à donner le fait pour l’excuse ou pour l’explication du fait ? C’est là un des mille sophismes du sens commun.

Le docteur Moore passa cette nuit entière au chevet de Clary Mac-Farlane. Au moment où Rowley l’avait appelé, la pauvre enfant était en proie à une furieuse attaque de nerfs. Le docteur déploya auprès d’elle toutes les délicatesses de son expérience consommée. Il n’en fallait pas tant pour la sauver. — Mais Moore ne voulait point la sauver.

Vers le matin, il regagna son cabinet, où il jeta rapidement quelques notes sur le papier.

Clary dormait un bon et paisible sommeil.

— Qu’en faut-il faire ? demanda maître Rowley qui pensait à sa préparation nouvelle.

— Il faut déterminer d’autres accidents, répondit le docteur avec réflexion. Cette nuit a été précieuse ; — je suis content… Mais je ne connais qu’un côté du mal de miss Trevor.

Il médita durant quelques minutes et reprit :

— Faites porter son lit dans la chambre noire, Rowley… Désormais, elle aura perpétuellement besoin de sommeil… De temps en temps, vous ouvrirez le trou et vous l’éveillerez brusquement.

Rowley sortit. — À dater de ce moment, Clary fut vouée à ce barbare supplice que les agents de la république française infligèrent, dans la prison du Temple, au malheureux fils de Louis de Bourbon. Prise d’un lourd et irrésistible sommeil, elle fut périodiquement éveillée en sursaut par les éclats d’une voix terrible qui tonnait au dessus de sa tête.

Car maître Rowley faisait les choses en conscience. Il s’était muni d’un porte-voix.

Au bout de trois jours, Clary était arrivée à peu près à l’état désiré pour de nouvelles expériences. Sa riche et robuste nature, complètement désorganisée, ne conservait point de force. En revanche, sa sensibilité nerveuse, accrue jusqu’à toucher l’épilepsie, s’irritait encore, s’irritait sans cesse aux cruelles surprises de son périodique réveil.

Mais la maladie de miss Trevor changea tout à fait d’aspect, comme nous l’avons vu. Devant ce mal inconnu, le docteur Moore s’arrêta indécis. Il ne pouvait pas plus le faire naître chez autrui que le combattre chez miss Trevor. Un instant, le docteur cessa de s’occuper de Clary qui lui devenait inutile, et la laissa aux soins de maître Rowley, qui partagea ses loisirs entre elle et les toxicological amusements.

Nous aurons occasion de voir si cette circonstance fut un soulagement pour la pauvre fille.

Nous savons maintenant ce qu’avait voulu dire le docteur Moore en parlant au marquis de Rio-Santo de symptômes nouveaux et d’une crise terrible éprouvée par miss Trevor. Leur conversation et les événements qui la précédèrent avaient lieu le lendemain du jour où Frank Perceval et Diana se rencontrèrent dans la maison de lady Stewart.

Il y avait vingt-quatre heures que Mary était en catalepsie.

Pendant ces vingt-quatre heures, Moore avait épuisé tous les moyens que lui fournissaient son profond savoir et son expérience consommée.

Il avait essayé d’agir sur les sens par des épreuves extra-médicales ; il avait organisé un concert dans la chambre de la malade, parce que certains auteurs prétendent que la musique est souveraine pour ces sortes d’affections. Hélas ! nous ne voudrions pas désespérer les écrivains estimables qui font de petites comédies chantantes, mais la musique, comme moyen curatif, ne réussit guère qu’à l’Opéra-Comique.

Là, on guérit la folie avec une romance, la fièvre avec un solo de flûte, le choléra-morbus avec un air varié de trombone.

C’est fort ingénieux. — Mais nous avons maudit souvent la harpe de David et l’hypocondrie de Saül, qui ont manifestement produit toutes ces billevesées.

Le mal de Mary résista obstinément. Telle nous l’avons vue dans le salon de lady Trevor, telle elle était restée, avec son blanc visage, immobile, ses yeux fixes et luisants comme du cristal, ses membres raidis, sa pose de statue.

Ce fut auprès d’elle que se rendit le docteur Moore en quittant le marquis. Nul changement ne s’était opéré dans l’état de miss Trevor depuis sa dernière visite. Diana Stewart et lady Campbell, qui ne la quittaient pas, étaient désespérées. Le docteur, suivant son habitude, ne répondit point à leurs questions, et sortit en ordonnant quelque insignifiant remède, dont il n’attendait lui-même aucun effet.

En rentrant dans sa maison de Wimpole-Street, il appela Rowley comme la veille, et, comme la veille, il lui demanda des nouvelles de Clary.

— Ma foi, répondit Rowley, il faut battre le fer pendant qu’il est chaud, et observer la nature vivante tant que dure la vie… La vie s’en va, monsieur ; si vous voulez battre le fer, il faut vous hâter, car il refroidit.

— Y a-t-il quelque nouveau symptôme ?

— Oui, oui… c’est certain, monsieur, il y a un nouveau symptôme… et demain il y en aura un autre encore… Elle sera morte !

— Elle vit, n’est-ce pas ? dit Moore.

— Mais oui… un peu… Elle est évanouie… J’étais en train de la faire revenir quand vous m’avez appelé… J’y retourne.

Le docteur lui saisit le bras au moment où il se retirait.

— Laisse, dit-il à voix basse, — et prépare la pile voltaïque… la grande.

Rowley le regarda, étonné. — Puis il s’en alla en murmurant :

— Ta ta ta ta ! que de façons ! On peut bien dire que la petite aura été traitée en cérémonie !…

Cependant l’heure à laquelle le marquis de Rio-Santo avait ordonné qu’on l’éveillât venait de sonner. Le cavalier Angelo Bembo se chargea de ce soin, et dut pénétrer pour cela jusque dans la chambre du laird, où Rio-Santo s’était endormi.

Celui-ci était toujours sur le fauteuil où nous l’avons laissé. Au premier attouchement de Bembo, il ouvrit les yeux, mais il les referma aussitôt.

— Déjà ! murmura-t-il avec lassitude ; — Ange, ce sommeil m’a brisé.

— Prenez quelques heures de vrai repos, croyez-moi, milord, dit Bembo, qui contemplait avec une sollicitude filiale les traits fatigués du marquis ; — demain il sera temps de reprendre votre tâche…

Rio-Santo releva son regard sur le jeune Maltais et sourit avec caresses.

— Ma tâche ! répéta-t-il doucement ; — vous avez le coup d’œil aussi perçant qu’une femme jalouse, Ange… Vous savez tout, quoique vous n’interrogiez jamais… Tant que votre présence est inutile, on ne vous voit point, — mais à l’heure du péril vous êtes là…

— Sur mon honneur, don José, je vous jure qu’il n’entrait pas un atome de curiosité indiscrète dans le sentiment qui me portait à veiller sur vous.

— Ne le sais-je pas ! répliqua Rio-Santo en lui tendant sa main que Bembo serra timidement ; — quand on n’a en ce monde qu’un seul ami, Ange, on le connaît et on le juge… Il est certain que, au moment où je tombais sous l’étreinte furieuse de cet homme, j’ai songé à vous. Un vague espoir m’a traversé l’esprit… Je me suis dit : mon bon Ange veille peut-être…

— Oh ! milord ! dit tristement Bembo, j’avais abandonné mon poste…

— J’entendais tout, lorsque j’étais là, étendu… Je sais que, depuis bien des heures, vous faisiez sentinelle… Noble et tendre cœur que vous êtes, Ange !… Quand je songe à votre dévoûment, voyez-vous ; je crois que Dieu me protège et me garde la victoire.

Bembo était rouge de fierté. Son œil avait quelque chose de ce chevaleresque enthousiasme qu’excite dans l’âme fidèle d’un soldat la louange d’un souverain aimé.

— Car Dieu vous aime, Bembo, reprit le marquis, dont le sourire se teignit de mélancolie ; — entre Dieu et vous, il n’y a point de ces souvenirs qui cachent le ciel… Moi… oh ! moi, ajouta-t-il tout-à-coup avec entraînement, — je voudrais bien, au prix de tout mon sang, tenir mon épée de combat d’une main pure comme la vôtre, ami ! c’est alors que je serais fort !…

Angelo gardait un respectueux silence. Rio-Santo reprit, en modérant sa voix qui devint calme et profonde :

— Mais je suis fort quand même !… Et qu’importe, après tout, si l’œuvre est sainte, la main qui l’exécute !… Ah ! je ne mérite pas les grandes joies du triomphe, je le sais : Moïse avait péché ; Dieu ne permit point qu’il mît le pied sur la terre des promesses… mais il la lui montra de loin au jour de sa mort ; — Moïse mourut sur la terre de Moab, mais avant de se fermer, ses yeux avaient vu Chanaan…

Il joignit les mains avec une ardeur passionnée :

— Que je meure, mon Dieu ! oh ! que je meure ! poursuivit-il ; — mais, comme Moïse, l’œil sur le but atteint… que je meure dans la victoire !… que je meure sur la terre ennemie, mais que mon dernier regard voie luire au loin l’aurore des beaux jours pour ma patrie ! Mourir ! je veux bien mourir, pourvu que le poids de mon cadavre achève d’écraser l’Angleterre vaincue, et que mon âme, en quittant ce monde, salue avec ivresse le règne naissant de l’Irlande !

Bembo poussa un cri de surprise.

— L’Irlande ! dit-il, la patrie !… Signore, signore ! je savais bien, moi, que votre guerre contre l’Anglais était une guerre légitime !

Rio-Santo ramena les longs cils de ses paupières sur l’éclair enthousiaste de son œil, et parut un instant absorbé dans de hautes méditations.

— Ange, dit-il ensuite si doucement que l’inflexion de sa voix transformait presque le vrai sens de ses paroles, — si un autre que vous savait la moitié de ce que vous savez, je le tuerais… Mais entre vous et les autres il y a un abîme ; et je laisse mon cœur ouvert devant vous, sans craindre un larcin de confiance. Fussiez-vous mon fils ou mon frère, je n’en pourrais faire davantage, car mes secrets sont de ceux que le succès révèle ou que la mort scelle sous la pierre d’un tombeau.

— Merci, murmura Angelo, merci milord ! j’ignore votre vie, mais je connais votre grand cœur… Vos secrets sont à vous. Ce que j’en sais… et j’en sais bien peu !… m’emplit d’admiration et de respect… Ah ! vous êtes Irlandais ! Vous vaincrez ! vous vaincrez, milord ! Et puissiez-vous m’aimer assez pour me donner ma part du péril !

— Votre part est faite, signor Angelo Bembo, répondit le marquis d’un ton grave. Il y a longtemps que je compte sur vous.

L’œil du jeune Italien s’éclaira. Une question se pressa sur ses lèvres. Rio-Santo l’arrêta du geste.

— Vous aurez la première place au feu, Ange, reprit-il en souriant ; — mais nous n’en sommes pas là encore… J’ai pensé que vous voudriez bien me tenir aujourd’hui compagnie ?

Angelo s’inclina.

— Envoyez-moi Ereb, continua le marquis. Je suis bien faible encore, mais il faut réparer le temps perdu.

Dès qu’Angelo fut parti, le marquis essaya de se lever. Sa faiblesse, en effet, était extrême. Il s’y prit à trois fois, retombant toujours lourdement sur le fauteuil. Enfin, il parvint à se dresser sur ses pieds et s’avança, en chancelant, vers le lit dont les rideaux fermés cachaient Angus Mac-Farlane.

Le laird dormait profondément.

— Pauvre frère ! murmura Rio-Santo ; — lui aussi souffre parce qu’il m’a aimé !… Ah ! que j’ai hâte de vaincre, pour avoir le droit de mourir !

Un bruit de pas annonça l’entrée d’Ereb dans le cabinet voisin. Rio-Santo laissa retomber les rideaux du lit d’Angus et quitta la chambre.

Ereb était ce petit nègre que nous avons vu servant de pupitre au bel Edward dans le salon de la maison carrée de Cornhill. Il pouvait avoir quatorze ans, et ses formes admirables ressortaient sous leur enveloppe d’ébène, sans autre voile qu’un châle de cachemire rouge jeté comme un pagne autour de sa taille.

Rio-Santo le trouva debout, immobile, au milieu de son cabinet.

— À boire ! dit le marquis en s’appuyant aux sculptures de son bureau.

Ereb prit une petite clé qu’il portait suspendue à son cou par un cordon de soie, et ouvrit une cassette admirablement incrustée qui se trouvait sur l’un des degrés d’une étagère. De cette cassette, il retira un verre de cristal et un flacon à demi vide. Il versa de l’eau dans le verre et y mêla deux gouttes du contenu du flacon.

L’eau se couvrit de bulles frémissantes et devint couleur d’or.

Rio-Santo en but une gorgée.

— C’est bien, reprit-il. — Que mon valet de chambre prépare mes habits.

Il s’assit et vida le verre. — Quand il se releva, une minute après, il y avait du feu dans son regard éteint naguère, et du sang sous la peau fine de ses joues. Sa riche taille se redressa d’elle-même dans toute sa fierté. Il marcha d’un pas ferme vers son cabinet de toilette.

Et quand, quelques minutes après encore, il ressortit vêtu avec cette noble élégance dont son nom était devenu le synonyme, vous n’eussiez point reconnu l’homme de tout à l’heure, le malade courbé sous la fatigue et la fièvre de sept nuits de veille.

C’était bien maintenant le superbe Rio-Santo, le roi de cette brillante armée qui évolue dans les salons dorés de West-End ; c’était le cavalier beau par excellence, irrésistible, sans rival, même dans le souvenir prévenu des femmes ayant passé l’âge d’aimer ; c’était le héros d’amour, toujours mêlé pour un peu aux doux rêves de toutes les ladies, l’homme qui ne trouvait point de cruelles, le sultan qui jetait le mouchoir dans Londres à l’aventure, l’idole dont on se disputait les regards, et dont les faveurs passaient, sur une femme, comme autrefois les fantaisies royales, sans attirer sur elle les mépris du monde !

C’était le demi-dieu, sous les pieds de qui le fashion entier se groupait, se foulait, se serrait pour faire un vivant piédestal à sa gloire.

Et c’était aussi notre Rio-Santo à nous, l’homme calme vis-à-vis de ces haines impétueuses, l’homme fort sous son écrasant fardeau de pensées.

Il revivait ; son front rayonnait. Sous l’éclair contenu de son œil, il y avait un monde de promesses et de menaces.

Le cavalier Angelo Bembo lui présenta la main pour l’aider à franchir le bas marche-pied de son équipage, au devant duquel piaffaient follement quatre magnifiques chevaux.

Rio-Santo le regarda en souriant. Bembo, qui ne l’avait point encore examiné, recula, frappé d’une craintive admiration, tant il vit de force exubérante et de puissance indomptable dans ce corps exténué tout à l’heure.

— Oh ! don José ! dit-il, ce qui abat les hommes les plus robustes, glisse sur vous sans laisser de traces… Je vous ai vu mourant… et vous voilà dispos, alerte, capable de braver d’autres fatigues où je m’épuiserais, moi, comme un enfant… Est-ce donc votre âme qui garde en réserve pour votre corps accablé ces trésors de vigueur surhumaine ?

Rio-Santo sourit encore et monta d’un saut dans l’équipage. Bembo reprit, en s’adressant à lui-même et avec l’accent d’une superstitieuse conviction :

— Vous vaincrez, milord, vous vaincrez !

Le pavé retentit et se parsema d’étincelles ; — puis le noble équipage glissa, gracieux et léger, au ras du sol, autour des arbres dépouillés du square, pour entrer au galop dans la large voie de Grosvenor-Place.