Au Comptoir des imprimeurs unis (8p. 189-213).


XXXI


PRÉCIEUX MEUBLE.


Fanny Bertram restait toujours assise auprès de Rio-Santo, bien que la lettre d’Irlande, si ardemment désirée, ouverte maintenant, fût à portée de ses yeux.

Rio-Santo, de son côté, ne songeait point à s’éloigner. Il lisait avidement et sans défiance. Lui qui se privait de tout appui pour n’avoir point de confident, laissait maintenant sans voile une portion de son secret, à quelques pouces du regard d’une femme !

C’est que, pour les petites choses comme pour les grandes, Rio-Santo avait un coup d’œil perçant et sûr. La confiance qu’il refusait à des dévoûments intelligents, à des affections passionnées ou chevaleresques, il la donnait à cette femme, morte à demi, cloîtrée dans son passé, végétant avec le souvenir de quelques jours de joie, indifférente au présent, captive encore, aimant toujours ; mais si étrangement réconciliée avec sa chaîne, qu’elle n’en sentait plus les anneaux ; si bien faite à l’oubli, qu’il n’y avait plus pour elle de jalousie ; si vieille enfin, sous la voluptueuse enveloppe de sa beauté de créole, que son amour d’autrefois, passion sensuelle, violente, emportée et toute pleine de ces ardeurs folles que retrouvent de loin en loin les cœurs engourdis dans une vie de molles jouissances, s’était transformé au point d’égaler en abnégation la sainte tendresse d’une mère.

Et tout ceci à son insu. Fanny Bertram était une gracieuse et belle créature que vous n’eussiez point rencontrée sans vous sentir attiré vers elle ; mais dans sa nature indolente, il n’y avait pas un atome d’héroïsme. Si elle était arrivée à ce point que nous avons dit, c’est que sa passion première, sans cesse combattue par son apathie, n’avait gardé d’elle-même que ce qui ne gênait point : une tendresse douce, sobre, presque austère, dans laquelle on pût s’endormir et se laisser bercer paresseusement.

Point d’angoisses jalouses, — pas même cette féminine et petite envie qui prend capricieusement à l’estomac les coquettes qui n’ont plus de cœur. Point de désirs ; — quelques regrets seulement, parce qu’il n’y a pas, sans regrets, de chers souvenirs.

Rio-Santo était seul au monde pour connaître Fanny Bertram, qui ne se connaissait point elle-même. C’était la femme qu’il lui fallait pour confidente, en ce sens qu’elle jouait merveilleusement le rôle d’une cassette organisée, d’une cassette dont lui, Rio-Santo, avait la clé.

Elle était le centre où venaient aboutir de presque tous les points du globe les rayons de sa vaste correspondance. À elle seule étaient adressées toutes ces lettres, grosses d’événements et de hautes intrigues, dont la plus insignifiante eût motivé dix accusations capitales. — Le savait-elle ? Tout porte à croire que non. L’eût-elle su, son rôle aurait été joué de même et parfaitement, car le courage est une qualité qui ne fait guère défaut à la femme.

Mais comment l’aurait-elle appris ? La curiosité n’est-elle pas une fatigue ? La charmante créole entassait les lettres dans son coffret sans même regarder l’adresse…

En vérité, le métier de don Juan a ses dangers, surtout quand on y joint celui de conspirateur. Il est fécond en déboires et amasse sur la tête d’un homme de terribles tempêtes, mais il a ses bénéfices et ses profits. — Ni vous ni moi n’eussions trouvé pour serrer nos lettres un meuble aussi admirablement discret que mistress Fanny Bertram.

Ni vous ni moi… mais parmi nos lecteurs il y aura peut-être un don Juan. Le siècle en produit énormément et de très jolis, surtout dans les classes estimables des jeunes premiers-rôles de théâtre et des perruquiers-coiffeurs.

Rio-Santo, cependant, dévorait sa lettre d’Irlande. À mesure qu’il lisait, son œil brillait davantage et son front s’éclairait de joie.

— Dix mille ! s’écria-t-il enfin avec un éclat de voix enthousiaste ; — dix mille braves et honnêtes cœurs !

Fanny, qui le regardait avec admiration, comme on contemple un tableau aimé, une composition favorite, tressaillit à cette sortie soudaine.

— Voulez-vous donc faire la guerre à quelqu’un, milord ? demanda-t-elle en souriant de sa frayeur.

Elle croyait être bien loin de la vérité.

Rio-Santo ne répondit point. Une pensée nouvelle venait de traverser son cerveau. Son front s’était rembruni tout-à-coup.

— Mais cette lettre a dix jours de date ! murmura-t-il ; — ces hommes doivent être arrivés… et je ne suis pas prêt, moi !

— Cette lettre m’est parvenue le jour même où je vous ai compté dix mille livres, dit la créole.

— Il doit y en avoir une autre.

Rio-Santo vida le coffret par terre. Deux lettres frappèrent aussitôt son regard. L’une de Londres, datée de ce jour même et dont l’adresse était écrite par la même main que la première lettre ouverte, l’autre portait le timbre d’Irlande. L’écriture de cette dernière ne réveilla aucune idée de curiosité dans l’esprit de Rio-Santo. Il décacheta celle de Londres.

Cette lettre était comme un corollaire de la première, qui annonçait le départ de dix mille Irlandais dirigés sur Londres par petits pelotons et par diverses routes ; elle avisait le marquis de l’arrivée de cette espèce d’armée.

Rio-Santo, à cette heure, avait dans Londres dix mille soldats irlandais, c’est-à-dire intrépides et affamés, fougueux et prêts à tout.

Il se renversa sur son fauteuil, et Fanny Bertram l’entendit murmurer :

— Oh !… ces six jours perdus !…

— Que j’ai dû être heureuse tant que j’ai cru qu’il m’aimait ! pensa la belle créole, dont le regard ne se détachait point du visage de Rio-Santo.

Celui-ci se redressa et passa rapidement en revue les autres lettres. Il y en avait de toutes sortes, et beaucoup étaient écrites en idiomes que les savants de Royal-Society auraient eu grand’peine à expliquer. Mais Rio-Santo n’était membre d’aucune académie.

Il lut couramment toutes ces missives, et dans chacune d’elles il trouva une nouvelle heureuse pour ses desseins. Tout succédait à son gré ce jour-là. Chaque point du globe lui envoyait une arme contre son puissant ennemi.

Aussi, lorsqu’il aligna devant lui toutes ces lettres, qui, comme un muet concert, semblaient lui promettre succès et victoire, un immense orgueil descendit dans son cœur. Son fier visage s’illumina d’un reflet de toute-puissance. Il se sentait, comme l’archange rebelle, de force à lutter contre Dieu même.

Fanny baissa les yeux avec un soupir.

— Comment ai-je pu ne point mourir, pensa-t-elle, le jour où j’ai compris qu’il ne m’aimait plus !…

Rio-Santo se leva et mit toutes les lettres en paquet. Ses doigts frémissaient à leur contact d’un belliqueux plaisir. Il sentait que, entre ses mains, elles étaient comme un faisceau de foudres, dont le redoutable choc suffirait à broyer un empire.

— À l’œuvre ! dit-il, sans savoir qu’il parlait.

Au moment où il se dirigeait vers la porte conduisant aux bureaux d’Edward and C°, la douce voix de Fanny l’arrêta.

— Milord, disait-elle, vous avez oublié une lettre.

Rio-Santo revint précipitamment.

— C’est vrai, dit-il en baisant la main de Fanny qui devint pâle. — Vous êtes mon bon génie, Fanny… Vous veillez nuit et jour sur mes secrets sans chercher à les pénétrer jamais… Je n’ai point de meilleur ami que vous.

La créole voulut sourire ; mais ses yeux se mouillèrent. On a beau se vieillir et mettre autour de son cœur un rempart de glace, l’âme a de soudains retours. Fanny, ce jour-là, se sentait malheureuse. Elle avait trop regardé Rio-Santo, confiante qu’elle était dans de longs mois de paresseuse apathie.

Elle tendit la lettre à Rio-Santo, qui la prit et l’ouvrit.

— Oublier une lettre d’Irlande ! murmura-t-il en souriant.

Sans s’arrêter à la première page, il chercha tout de suite la signature. À peine l’eut-il déchiffrée, qu’une expression de grave respect se répandit sur sa hautaine physionomie. Il se rassit et lut la lettre d’un bout à l’autre, à deux reprises.

Voici quel était le contenu de cette lettre :


« Milord,

» Bien que nos opinions diffèrent essentiellement, et quoique nous ayons des idées diamétralement contraires sur les moyens de rendre à notre chère Irlande le rang qui lui est dû parmi les nations, votre noble dévoûment, votre ardent amour de la commune patrie n’ont pu laisser froid l’homme dont tous les jours sont dévoués à l’Irlande, l’homme dont l’unique passion est le bonheur du peuple irlandais.

» Les différentes occasions que j’ai eues de discuter avec Votre Seigneurie m’ont rempli d’admiration pour la profondeur de vos vues, pour la justesse extraordinaire de votre coup d’œil et les puissantes ressources de votre audacieux esprit.

» Assurément, milord, si la guerre effective que Votre Seigneurie prétendait alors déclarer à *** pouvait avoir une issue favorable, ce serait entre les mains de Votre Seigneurie. Vous avez le génie pour préparer, la vaillance pour exécuter.

» Mais la lutte est trop inégale, milord. — Peut-être un jour viendra où les chances se balanceront entre les deux pays. Ce sera lorsque les honteux griefs de l’Angleterre, rendus patents aux yeux même des Anglais, nous donneront des auxiliaires jusque dans les rangs de nos ennemis ; ce sera lorsqu’un long cri de réprobation s’élèvera de tous les coins de l’Europe, et viendra tomber comme un poids accusateur sur ce gouvernement égoïste et misérable, dont les proconsuls concussionnaires étendent leurs mains avides sur notre malheureuse patrie…

» Jusque-là, milord, il faut attendre. Vaincus, nous retomberons plus bas ; vainqueurs, nous devrions compter avec ceux qui furent nos tyrans.

» Milord, vous ne m’avez jamais confié vos desseins, mais, connaissant comme je la connais votre haute intelligence, je ne puis penser autre chose sinon que vous prétendez armer l’étranger contre l’Angleterre. Croyez-vous que ce soit là servir l’Irlande, milord ?…

» J’ose penser que je suis aussi fervent patriote que Votre Seigneurie ; la seule différence qu’il y ait entre nous à cet égard, c’est que, si j’ai beaucoup d’amour pour mon pays, je suis exempt de toute haine systématique. À Dieu ne plaise que je veuille la perte de l’Angleterre, ce grand, ce robuste peuple ! Milord, il n’est pas toujours nécessaire de détruire pour fonder.

» Je veux que l’Irlande soit libre, voilà tout ; — vous, milord, vous voulez que l’Irlande, en conquérant sa liberté, mette le pied sur la métropole et la fasse esclave à son tour. Votre Seigneurie a beaucoup de haine.

» Dans la lettre que vous me faites l’honneur de m’adresser, vous me demandez ma coopération et mes conseils. Ma coopération, qu’elle soit puissante, comme vous le dites, ou faible, comme je le crois, ne peut vous être acquise, milord, que si vous suivez la voie légale et pacifique dans laquelle je suis moi-même engagé. L’Irlande a mis en moi sa confiance : je tâche de mon mieux à la mériter : mais, du jour où vous voudrez être des nôtres, milord, et marcher dans les rangs des soldats du Rappel, je ne serai plus que votre aide-de-camp ou votre ministre, parce que j’ai foi en vos capacités, et que, dans un génie comme le vôtre, il y a le salut de tout un peuple, — son salut et sa gloire !… »


— Le Rappel ! murmura Rio-Santo avec impatience ; — c’est un mot !


» Le Rappel ! continuait la lettre, comme si elle eût pris soin de répondre à cette interruption ; — attendez cinq ans, milord, attendez dix ans au plus, et les échos du monde entier vous renverront ce mot, grossi, menaçant, et si terrible que l’Angleterre tressaillira jusqu’en ses fondements, à l’entendre seulement prononcer.

» Quant au conseil que veut bien me demander Votre Seigneurie, le voici : Ne laissez pas votre haine dominer votre patriotisme. Attendez.

» Je ne suis point suspect de trop de patience, milord. On m’accuse de toutes parts de violence, de passion, de fougue, et ces accusations disent vrai. Mon sang bout dans mes veines à la pensée de l’asservissement de l’Irlande, — mais, en notre siècle, la loi est une arme plus tranchante que l’épée. Je veux vaincre selon la loi, avec la loi, par la loi. Ma violence, ma passion, ma fougue, tout cela peut se taire. Je sais attendre… »


Rio-Santo ferma brusquement la lettre et la rejeta, froissée, au fond du coffret.

Il ne nous convient pas d’écrire en toutes lettres sur ces pages frivoles le nom illustre qui signait cette missive. Ce nom, l’univers entier le connaît ; il excite un intérêt à la fois romanesque et grave ; il est dans toutes les bouches et représente assurément la gloire la plus populaire de notre âge.

L’enthousiasme de Rio-Santo s’était glacé subitement au contact de cette raison froide. Il resta quelques minutes immobile, absorbé dans ses réflexions.

Fanny, la pauvre femme, se repentait de l’avoir contraint à lire cette lettre qui changeait sa joie en tristesse.

— Cet homme est un avocat ! dit enfin le marquis avec amertume et colère.

Puis, se reprenant aussitôt, comme s’il se fût reproché ce mouvement :

— C’est un lumineux esprit, ajouta-t-il, et un grand citoyen ; — mais il ne connaît rien de mes ressources… Il ne sait pas…

Son sourire triomphant reparut, tandis qu’il pesait dans sa main ouverte le paquet de lettres naguère contenues dans le coffret.

— Il ne sait pas, poursuivit-il encore, que mon armée disperse chez tous les peuples alliés ou ennemis de l’Angleterre ses innombrables bataillons ! Il ne sait pas que j’ai prêché partout, — partout ! — la croisade contre la Grande-Bretagne !… Attendre, dit-il… Mais j’ai attendu quinze ans… Il ne sait pas cela encore !… Ah ! il dit vrai en un point pourtant… je hais l’Angleterre presque autant que j’aime l’Irlande… Et c’est pour cela que ses voies légales et pacifiques ne me suffisent point ; — c’est pour cela que je veux détruire pour édifier ; — c’est pour cela qu’il me tarde et que ma volonté est de ne plus attendre !…

Quelques minutes après, M. le marquis de Rio-Santo se faisait annoncer dans le salon de Sa Grâce le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie.

Le Russe venait d’achever sa toilette. Il partait pour la cour. Son costume de feld-maréchal étincelait d’or et de diamants, ce qui faisait ressortir davantage la sauvage barbarie de ses traits.

À la vue de Rio-Santo, il prit un air affable et ordonna de rentrer son équipage.

— Monsieur le marquis, dit-il, l’honneur de votre visite me rend singulièrement joyeux. J’espère que nous allons causer longuement…

— Nous allons causer très longuement, milord, répondit Rio-Santo.

Le prince s’inclina gracieusement et conduisit son hôte jusqu’à la magnifique causeuse qui ouvrait auprès du foyer ses bras de velours.

Rio-Santo s’assit ; le prince en fit autant.

— Monsieur le marquis, reprit ce dernier, notre affaire marche… J’ai suivi en tous points les instructions de Votre Seigneurie, et il ne m’étonnerait pas du tout que, d’ici à deux ou trois mois…

— Prince, interrompit doucement Rio-Santo, — avec ou sans le secours de Votre Grâce, tout sera fini dans deux ou trois jours.