Au Comptoir des imprimeurs unis (7p. 333-359).


XXIV


CONFIDENCE.


Le nom du marquis de Rio-Santo, prononcé par la bouche aimée de Mary Trevor, perça le cœur de Frank comme un coup de poignard ; ses traits, fatigués par la fièvre et pâlis par les suites de sa blessure, exprimèrent éloquemment la navrante douleur qui prenait son âme, et il demeura un instant sans force pour répondre.

Le cœur de Mary s’élançait vers lui en ce moment. La pauvre enfant se reprochait la souffrance de Perceval. Elle se sentait aimée, et, libre un instant de l’obsession sophistique exercée sur elle par lady Campbell, elle se sentait aimer.

Mais un des principaux traits du caractère de Frank était une fierté ombrageuse et poussant à l’excès la délicatesse de ses susceptibilités. Le premier moment de douleur passé, il se redressa dans son orgueil et mit un voile sur sa blessure.

Le cours de ses idées changea. Un instant, emporté par son amour, il avait été sur le point d’oublier le but réel de sa visite. Il était venu pour accuser, et nous l’avons vu jusqu’ici songer uniquement à se défendre. S’il eût continué un instant encore, s’il eût donné à Mary l’explication de la présence de Susannah à Dudley-House, la pauvre enfant, attendrie déjà et repentante du mal qu’elle venait de faire, se fût rendue bien vite, — et avec quelle joie !

Mais il ne plut pas à Perceval de poursuivre en ce moment l’explication annoncée.

— Madam, dit-il de cette voix grave et ferme qui force l’attention, j’ignorais que vous fussiez la fiancée de M. le marquis de Rio-Santo, mais si je l’avais su, je n’en aurais été que plus empressé à tenter la démarche qui nous met en présence… Je ne parle plus pour moi, madam… Quoi qu’il arrive, ma bouche ne laissera plus passer ni plaintes ni prières… Je tâcherai d’oublier comme vous ces chers souvenirs d’amour qui étaient mon plus précieux trésor… Il n’y a plus entre nous de serments, car ceux que vous m’aviez faits, je vous les rends, madam.

Mary écoutait, gardant l’attitude hautaine qu’elle avait prise au commencement de l’entretien, mais vaincue déjà au fond du cœur et retenant à grand’peine ses larmes, qui demandaient à couler.

Miss Stewart, toujours assise à son piano, laissait à l’aventure courir ses doigts sur le clavier et jouait, sans le savoir, le naïf refrain d’un chant gaélique.

— Mais si je n’espère plus, reprit Perceval, dont la voix s’adoucit, j’aime encore, et je n’ai rien fait, madam qui puisse me faire perdre le droit de veiller sur vous et de détourner, autant qu’il est en moi, l’affreux malheur qu’on suspend au dessus de votre tête…

— Je ne vous comprends pas, milord, balbutia Mary.

— Je vais m’expliquer, madam… Oh ! ne craignez pas de trouver en mes paroles de l’amertume ou des reproches… Le mouvement de colère excité en moi par votre accueil glacé est déjà loin de mon cœur… Vous avez souffert, Mary… souffert horriblement ! et vous souffrez encore… Vous que j’avais quittée si pleine de jeunesse et de vie… Hélas ! pauvre Mary, je vous pardonne…

— J’ai bien souffert, c’est vrai, milord… et je dois vous paraître bien changée, dit miss Trevor ; — depuis que je ne vous aime plus, mes jours sont sans joie et mes nuits se passent dans les larmes… Pourquoi ?… Je ne sais… J’aime le marquis de Rio-Santo qui m’aime… Devrais-je être malheureuse ?

— Pauvre Mary ! répéta Frank qui la contemplait, les mains jointes, avec une indicible pitié ; — vous aimez, dites-vous ?… Non… Si vous aimiez, vous ne le diriez pas… vous auriez scrupule à me briser ainsi le cœur…

— Oh ! non, milord, interrompit Mary dont les yeux devinrent humides ; elle est plus belle que moi… Les larmes ne l’ont point pâlie… Oh ! non, je n’ai pas scrupule à vous dire que je ne vous aime plus.

— Vous l’avez donc vue, vous aussi, madam ? demanda Perceval.

— Je l’ai vue, milord… Sais-je pourquoi je me suis senti mourir en la voyant ?… Hélas ! Frank, ma tête est faible comme mon cœur… J’ai cru peut-être que je vous aimais encore… Oui, je l’ai vue… elle montait les degrés de Dudley-House… Mon père l’a suivie… et je suis devenue la fiancée du marquis de Rio-Santo.

Elle mit sa main sur son front et ferma les yeux.

— Mais c’est donc de force et par surprise que vous êtes à lui ? s’écria Frank.

— Qui vous a dit cela, milord ? demanda Mary en relevant la tête… — toute femme ne doit-elle pas être fière de l’amour du marquis de Rio-Santo ?

Frank détourna les yeux sans répondre.

— Je suis une folle, reprit miss Trevor ; je me suis désolée étourdiment, tandis que j’aurais dû me réjouir… Ne devais-je pas être heureuse de me voir oubliée, lorsque moi-même je n’aimais plus ?

— Madam, dit Perceval qui secoua une seconde fois la mollesse que mettait en lui le retour de sa préoccupation amoureuse, — il ne m’est point donné de comprendre ce qui se passe au fond de votre cœur… Quant à ce qui me regarde, je n’ai jamais cessé de vous aimer, et je pourrais me justifier d’un mot.

— Justifiez-vous, murmura bien bas miss Trevor.

Frank lui prit la main et la baisa.

— Ils sont bien cruels, ceux qui ont ainsi aveuglé votre cœur loyal et bon, Mary, dit-il ; — oh ! oui, je vous ai toujours aimée… je vous aimerai toujours !

— Mais cette femme, milord ?…

— Je ne la connais pas, Mary… Cette femme a joué à mon chevet une perfide et infâme comédie… cette femme était apostée…

— Mais par qui, Frank ?… Mon Dieu ! pourquoi ne puis-je m’empêcher de le croire ?… par qui ?

— Par celui, sans doute, qui a tenté d’empoisonner ma blessure…

— Oh ! Frank !… murmura la pauvre enfant avec horreur.

— Par l’homme qui, seul au monde, avait intérêt à ma mort ou à mon malheur.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! sanglota Mary, ils ont tenté de vous tuer, Frank, mon noble Frank !… Et moi qui vous repoussais !…

Elle s’interrompit. Son regard devint fixe et morne.

— Et moi qui suis maintenant sa fiancée ! répondit-elle. — C’en est assez, milord, je ne vous crois pas.

— Pauvre enfant ! murmura Frank dont l’émotion grandissait ; — qui donc a pu la réduire à ce point ?…

— Écoutez-moi, madam, reprit-il tout à coup. Je ne suis venu ici ni pour vous reprocher votre conduite, ni pour justifier la mienne… Je suis venu pour vous arrêter au bord d’un précipice… Ce que je vais faire pour vous, je le ferais pour toute autre, car, en le faisant, j’accomplis mon devoir de gentilhomme… Écoutez-moi.

Mary le regarda craintivement, subjuguée par la solennité de ses paroles.

— Il est à Londres une noble femme qui a eu pitié de vous et de moi, madam, poursuivit Perceval. Elle m’a dit son secret, afin que je vous sauve. Voulez-vous jurer de ne point révéler ce secret, Mary ?

— En quoi me regarde-t-il, milord ?

— Il regarde le passé de l’homme qu’on veut vous donner pour époux.

— Milord, je ne puis rien entendre contre le marquis de Rio-Santo.

— Vous m’entendrez pourtant, Mary, s’écria Frank ; vous m’entendrez, si je vous en prie…

Il passa son bras autour de la taille de miss Trevor dont le front s’éclaira.

— Vous m’entendrez, reprit Frank avec entraînement, car vous m’aimez encore, Mary, malgré eux et malgré vous !

— C’est bien vrai ! pensa tout haut la pauvre fille ; — Frank, je vous aimais moins que cela autrefois !… Mais je suis sa fiancée…

Elle jeta ses deux bras autour du cou de Perceval avec l’abandon gracieux d’un enfant et se prit à le regarder avec un doux sourire.

— Il ne faut pas vous réjouir et il ne faut pas vous attrister, mon bien-aimé Frank, ajouta-t-elle ; — voyez… je n’ai plus de force. Dieu qui est bon m’envoie la mort dans sa miséricorde…

— Non, vous ne mourrez pas, Mary ! s’écria Frank dont une angoisse navrante vint serrer le cœur ; — le bonheur vous rendra la vie… Et j’empêcherai bien, moi, cet odieux mariage de s’accomplir… Jurez, Mary, jurez de garder le secret de lady Ophelia.

— Elle est bonne et souffre, elle aussi, dit Mary ; — je le jure.

Frank l’attira sur son sein.

— Mary, reprit-il à voix basse, vous savez que la comtesse a dû épouser le marquis de Rio-Santo ?

— Je sais qu’elle l’aime, répondit Mary.

— Vous vous souvenez peut-être d’un étranger qui vint à Londres en même temps que le marquis, — et que je n’ai pu connaître, moi, par conséquent. — On le nommait le chevalier de Weber.

— Je m’en souviens, Frank… Au bout de trois mois il partit pour l’Inde.

— Non, Mary… le chevalier alla plus loin et ne reviendra pas de son voyage… le chevalier fut assassiné.

Frank sentit la faible enfant tressaillir entre ses bras.

— Il était jeune, reprit-il, riche et brillant cavalier. À l’un des bals d’Almack de la saison dernière, il devint éperdument amoureux de la comtesse Ophélie, qui, engagée déjà dans sa liaison avec le marquis, dut repousser tout d’abord les avances de ce nouveau prétendant. — Weber ne se rebuta point. Il écrivit à la comtesse une lettre passionnée où il l’adjurait de ne point unir son sort à celui de Rio-Santo. Dans cette lettre, il parlait, à mots couverts, de dangers terribles, et s’offrait à révéler de vive voix, sur le compte du marquis, des faits tellement graves que la comtesse ne pourrait, sans folie, passer outre au mariage.

« Si je ne reçois point de réponse, milady, disait-il en terminant, je me rendrai demain, à onze heures du matin, à votre hôtel. »

La comtesse méprisa cette lettre et ne daigna point y faire réponse au premier moment. Le soir venu, cependant, elle se souvint de la dernière phrase et résolut de répondre, afin d’éviter la visite annoncée de M. le chevalier de Weber.

Pour répondre, il fallait l’adresse du chevalier. La comtesse chercha la lettre qu’elle avait jetée, ouverte, sur le tapis d’un guéridon. La lettre avait disparu. M. le marquis de Rio-Santo, tout seul, avait pénétré dans son boudoir ce jour-là.

Le cœur de Mary battait par soubresauts irréguliers contre la poitrine de Frank. Il eut une vague frayeur et lâcha sa taille pour s’éloigner et la considérer mieux. Mary était bien pâle, voilà tout. Elle ne semblait point souffrir plus qu’à l’ordinaire.

Diana Stewart jouait une valse brillante, dont la discrète harmonie s’élevait comme une barrière entre son oreille et la confidence de Perceval.

Celui-ci reprit :

— La comtesse passa une nuit inquiète et agitée.

Le lendemain, à dix heures, le marquis de Rio-Santa était chez elle.

Lady Ophelia ne m’a point raconté le détail de cette entrevue, madam. Tout ce que je sais, c’est que M. de Rio-Santo avait rapporté deux épées sous son carrick, et que la comtesse, vaincue par ses impérieuses prières, le laissa seul au salon, après avoir donné ordre d’y introduire M. de Weber lorsqu’il se présenterait.

Madam, nul ne peut savoir au juste ce qui se passa entre le marquis et le chevalier, car leur entretien n’eut pas de témoins. La comtesse, qui était tombée demi-morte sur un sofa dans la chambre voisine, entendit seulement qu’ils conversaient à voix basse.

Le marquis ordonnait ; le chevalier semblait se défendre et prier.

Puis il se fit un silence, puis encore la marquise entendit le grincement de deux épées qui se croisent.

Au bout d’une demi-minute l’un des deux combattants tomba lourdement sur le tapis. La comtesse s’élança ; elle craignait pour M. de Rio-Santo.

Mais M. de Rio-Santo, lorsqu’elle ouvrit la porte, se tenait debout, immobile devant le chevalier étendu sans vie sur le carreau.

— Vous l’avez tué, milord ! s’écria-t-elle.

— Madam, répondit seulement M. de Rio-Santo, — il voulait se mettre entre nous deux !…

M’écoutez-vous, Mary ?

Frank fit cette brusque question, parce que, depuis quelques secondes, toute la personne de miss Trevor avait pris un aspect étrange. Elle se tenait droite sur son siège ; son sein, agité tout à l’heure, ne battait plus. Ses yeux grands ouverts n’avaient point de regard. Ainsi, habillée de blanc, immobile et n’ayant ni sur ses mains, ni sur son visage décolorés aucun de ces tons vivants qui accusent le mouvement du sang dans les veines, elle ressemblait à une charmante statue de marbre.

Elle ne répondit point à la question de Frank.

Effrayé, celui-ci voulut saisir sa main. Il la trouva glacée. Lorsqu’il lâcha prise, la main, au lieu de retomber brusquement, retourna, par une chute lente, graduée, insensible, à sa position première.

— Mary ! Mary ! s’écria Frank, — qu’avez-vous ?… répondez-moi.

Même silence. Même immobilité.

— Oh ! Diana ! dit Perceval venez, je vous en conjure !… Mary est morte !

Miss Stewart ne fit qu’un bond de son piano jusqu’à son amie, et demeura sans voix à l’aspect de Mary.

— Morte ! murmura-t-elle enfin ; — c’est impossible… Voyez ! son dos ne s’appuie pas même au fauteuil… Mary !… Au nom de Dieu, Frank, que lui avez-vous donc fait ?

— Je lui ai dit ce qu’est Rio-Santo, son fiancé, répondit Perceval… Oh ! Diana ! ce ne sont pas mes paroles qui l’ont brisée… le coup est plus ancien que cela… Pauvre douce martyre ! comme on a torturé cruellement son cœur ! Dieu nous la rendra, j’espère… Mais qui donc accuser de ce lent supplice ! quel bourreau assez impitoyable ?…

— Écoutez ! interrompit Diana ; — j’entends du bruit… Il ne faut pas qu’on entre…

Elle s’élança pour défendre la porte, mais il était trop tard ; elle n’arriva que pour se trouver face à face avec lady Campbell.

— Mary et Frank ! s’écria celle-ci qui devint pâle de colère ; — Quoi ! miss Stewart, ajouta-t-elle en donnant à sa voix une inflexion d’amer dédain, — la maison de votre mère est-elle donc faite pour de pareils rendez-vous ?

— Madame, répondit Diana en rougissant, le moment est mal choisi…

Elle désignait du geste miss Trevor, toujours immobile, raide et comme pétrifiée.

— Le moment est toujours opportun pour s’indigner contre une action vile et inexcusable, mademoiselle, reprit sèchement lady Campbell qui ne devinait point l’état de Mary.

— Ah ! madame ! madame ! s’écria miss Stewart, incapable de contenir plus long-temps la pétulance de sa rancune ; — Frank Perceval demandait tout à l’heure quel était le bourreau, — l’impitoyable bourreau ! capable d’avoir ainsi torturé jusqu’à la mort cette douce et chère enfant…

— C’est donc bien elle ! murmura Frank, qui toisa lady Campbell d’un regard de haine.

Celle-ci prit un maintien de dignité hautaine, et passa tête levée devant Diana et Frank pour s’avancer vers Mary.

— Venez, mon enfant, dit-elle ; sortons de cette maison où vous n’auriez point dû venir.

Comme Mary ne répondait point, elle voulut lui prendre la main, mais au contact de ses doigts de marbre, elle poussa un cri, et tomba, terrifiée, sur un fauteuil.

Frank s’approcha d’elle à pas lents.

— Je vous l’avais laissée jeune, belle, heureuse, dit-il d’une voix où il y avait de l’indignation et des larmes ; — heureuse, entendez-vous !… Et maintenant, la voilà qui se meurt !… Ah ! les hommes ne vous jugeront point, madame… Que Dieu vous pardonne !…