Au Comptoir des imprimeurs unis (7p. 311-332).


XXIII


LE RENDEZ-VOUS.


Frank Perceval s’était présenté seul à l’hôtel de la comtesse de Derby. Stephen l’avait attendu dans la voiture.

Il avait failli bien des prières pour déterminer lady Ophelia, si véritablement douée de la délicatesse du cœur, et imbue de cette haute et digne réserve qui tient lieu de morale au peuple de nos salons, il avait fallu, disons-nous, bien des prières pour la déterminer à tenter la démarche équivoque qui clôt le précédent chapitre.

Remettre une missive clandestine à une jeune fille !… — Ceci, dans nos mœurs hypocrites, qui se drapent, pour la foule dans un austère manteau de pruderie et grimacent incessamment le faux puritanisme d’une chasteté poussée à l’extrême, dépasse réellement les bornes et doit sembler à chacun une révoltante énormité. Sur trois cents douzaines de ladies, pas une assurément ne laisserait passer ce fait, raconté, sans lever les yeux au ciel et détonner ce miaulement cacophonique, cet o-o-oh ! prononcé sur trois notes uniformément fausses qui est, à Londres, la suprême imprécation féminine. Le fameux shoking serait impuissant à rendre toute la ferveur de leur vertueuse indignation.

Nous sommes trop galants pour ne point faire chorus. Il faut miauler avec les ladies ; hurler avec les loups est à peine aussi indispensable.

Sérieusement, le fait est grave en thèse générale et nous sommes fort loin de l’approuver.

Mais le cas de lady Ophelia n’était point un cas ordinaire. Nous demandons pour elle au lecteur, non point la honte des circonstances atténuantes, mais une franche et complète absolution.

Ne savait-elle pas, en effet, quelle menace pesait sur l’avenir de miss Trevor, et ne connaissait-elle pas les droits de Frank à se poser en défenseur de la pauvre affligée ?

Aussi ses principaux scrupules n’avaient-ils point pris source dans la répugnance naturelle à toute âme fière pour une action équivoque. Si lady Ophelia eût jugé la démarche honteuse ou seulement blâmable au point de vue vrai de l’honneur, rien au monde n’aurait pu la porter à l’accomplir. Son hésitation venait d’une tout autre cause. Elle craignait de nuire au marquis de Rio-Santo.

Elle avait révélé déjà le secret du marquis ; elle s’en repentait, parce que, si certaine qu’elle pût être de la droiture de Frank, elle redoutait une lutte où elle-même aurait fourni des armes contre l’homme qu’elle aimait. Devait-elle donc aller plus loin et sonner la charge en quelque sorte, et commencer elle-même les hostilités ?

Présentée sons cet aspect, la question était aisée à résoudre. Aux premiers mots de Frank, la comtesse se raidit et refusa.

Mais Frank avait sa leçon faite. Livré à lui-même, il n’eût été qu’éloquent et son procès était perdu, car l’amour, qui plaidait la cause contraire dans le cœur d’Ophelia, ne peut être vaincu sur le terrain de l’éloquence. — Stephen avait parlé : Frank se souvint et fut avocat : l’amour, dérouté, se tut.

Le secret confié par lady Ophelia n’appartenait qu’à elle seule, mais Frank était engagé d’honneur aussi à veiller sur Mary Trevor. Garder le silence était son devoir tant que le silence serait possible. Mais les circonstances marchaient. Lord James, au cœur de qui le secret confié serait demeuré enfoui comme en une tombe, avait refusé toute explication. Deux routes restaient ouvertes ; il n’y en avait pas une troisième.

Le premier expédient consistait à se rendre chez le marquis, la menace à la bouche, à le forcer d’abandonner sa recherche, à le dominer en lui montrant l’arme que l’indiscrétion avait forgée contre lui.

L’autre était plus simple. Il consistait à voir Mary.

Mais Mary ne sortait pas, et Frank ne pouvait se présenter à Trevor-House.

Tel fut, en substance, le plaidoyer de Perceval.

Le choix de lady Ophelia pouvait-il être douteux entre les deux branches de ce dilemme ? Par le dernier moyen offert, Rio-Santo ignorait tout, et le secret demeurait entre Frank et Mary Trevor.

Elle se résigna. Frank écrivit une lettre. La comtesse fit atteler et se rendit à Trevor-House.

Le trouble excessif où nous l’avons vue au moment de remettre à Mary le billet de Perceval était le résultat des deux causes dont nous venons d’entretenir le lecteur. Mais ici, sous les regards ennemis de lady Campbell, sa honte remportait sur sa crainte amoureuse. La comtesse avait le rouge au front ; elle tremblait, — non plus pour Rio-Santo, mais pour elle-même.

Il ne tint pas à l’Honorable Cicely Kemp que ses craintes ne fussent réalisées.

En sortant de Trevor-House, le front de la comtesse ruisselait de sueur. Elle se tapit, effrayée, en un coin de son équipage. Un poids écrasant était sur sa poitrine. — Il lui semblait que Londres entier allait lire le lendemain sur son visage le crime de lèse-bienséances qu’elle venait de commettre.

Or, Londres, si débonnaire pour le vice accepté, convenu, normal, est sans pitié pour toute faute non définie.

On y peut tout faire, mais d’une certaine façon. Il faut se bien tenir et ne se vautrer que selon l’étiquette.

L’équipage s’arrêtait au perron de Barnwood-House, que la comtesse était encore tout émue.

— Je ne l’eusse pas fait ! murmura-t-elle en frissonnant ; — oh ! non, je n’aurais pas osé, mon Dieu !… Mais la pauvre enfant était si pâle et semblait tant souffrir !…

La lettre de Frank ne contenait que quelques lignes. Elle assignait, en termes respectueux, mais fermes et pressants, un rendez-vous à miss Trevor, chez son amie miss Diana Stewart, cousine de Frank Perceval.

Mary lut et demeura un instant comme absorbée.

— Pensez-vous qu’un homme puisse aimer deux femmes, Diana ? demanda-t-elle au bout de quelque temps.

— Ne savez-vous pas, Mary, répliqua étourdiment Diana, que M. le marquis de Rio-Santo n’en aime jamais moins de quatre à la fois ?

Une larme roula sur la joue de miss Trevor.

— Frank est ainsi sans doute, murmura-t-elle ; — il m’aime et il aime cette femme… Moi, je ne l’aime plus.

Elle tendit la lettre à miss Stewart.

— Écoutez, Diana, poursuivit-elle ; demain, quand il se rendra chez vous pour me voir, dites-lui que je suis bien heureuse… dites-lui que c’est plaisir de m’entendre chanter, de me voir sourire… Dites-lui que vous avez peine à m’égaler en gaîté, tant je suis follement joyeuse…

Elle s’interrompit épuisée. — Diana, qui ne comprenait point, jeta un coup d’œil sur la lettre.

— Quoi ! Mary, s’écria-t-elle, avez-vous bien le courage de refuser ce pauvre Frank, blessé, souffrant ?…

— Souffre-t-il donc autant que moi ? répliqua miss Trevor dont la voix se brisait ; — dites-lui… vous vous souvenez, n’est-ce pas, Diana ?… dites-lui tout… Eh bien ! quand je serai morte, il saura que j’ai souffert… mais jusque-là qu’il me croie heureuse !

— Oh ! Mary, pauvre Mary, murmura miss Stewart ; — quelle maligne influence pèse donc sur vous !… quelle main a donc serré sur vos yeux ce cruel bandeau qui vous fait aveugle !… Par pitié pour vous, ne repoussez pas la prière de Frank ; — venez demain, ne fût-ce que pour lui dire un dernier adieu !

— Si vous l’aviez vue, Diana, répondit Mary, retrouvant quelque force en un soudain mouvement de jalousie ; — si vous saviez combien elle est belle !… Non oh ! non, je n’irai pas !…

Mary, comme toutes les natures débiles, était obstinée à l’excès, lorsqu’aucune influence supérieure ne pesait sur sa volonté. Miss Stewart n’essaya plus de la convaincre.

Le lendemain, à l’heure fixée, Frank Perceval accourut au rendez-vous. Diana était seule dans le salon de sa mère. Elle dut apprendre à son cousin la triste nouvelle du refus de Mary.

Mais Frank n’eut point le temps d’en manifester son chagrin. À peine Diana finissait-elle de parler, que miss Trevor entra sans se faire annoncer.

Elle était habillée de blanc, bien que ce fût le matin et qu’on fût au cœur de l’hiver. Un de ces gracieux chapeaux de paille d’Italie que nos ladies portent en toute saison enfermait sa chevelure, dont quelques boucles s’échappaient, amollies par l’humidité.

Elle traversa le salon de son pas souple et léger d’autrefois et tendit la main à Diana puis à Frank.

Puis elle s’assit entre eux, comme elle avait coutume de faire jadis avant le voyage de Perceval.

— Toute la nuit, j’ai rêvé de vous deux, dit-elle ; — rêvé tout éveillée, car je ne dors plus depuis bien long-temps… J’ai pensé que ma chère Diana me croirait un méchant cœur, et j’ai voulu voir Frank… je dirai mon cher Frank aussi, ajouta-t-elle avec un sourire, pour l’assurer que Mary Trevor souhaite toujours son bonheur.

Elle prononça ces paroles d’une voix simple, ferme et qu’aucune émotion ne troublait.

— Venez à mon secours, Frank, reprit-elle. Mon chapeau est trop lourd pour ma pauvre tête ; il pèse sur mon front… Merci, Frank, poursuivit-elle avec une imperceptible amertume lorsque Perceval lui eut obéi. — Vous n’avez point oublié l’art de servir les dames, durant votre voyage.

Ses longs cheveux, libres désormais de tout lien, tombèrent en boucles légères sur ses épaules, et encadrèrent de leurs reflets d’or les pâles contours de son visage amaigri. Elle était belle encore, mais sa beauté semblait déjà n’appartenir plus à la terre. On eût dit une de ces blanches vierges que la nuageuse poésie d’Ossian nous montre, perçant la tombe et donnant leur forme impalpable au souffle du vent du nord qui les emporte ; faisant flotter au loin leurs tresses blondes et les diaphanes draperies de leurs voiles.

Elle regarda tour-à-tour Perceval et miss Stewart, qui, tous les deux, demeuraient muets d’étonnement.

— Vous semblez triste, chère Diana, dit-elle ; — et vous, Frank, vous êtes bien changé… Moi, je ne sais si je me meurs ou si je deviens folle.

Ces mots étranges furent prononcés, comme tout le reste, de ce ton dégagé qu’on prend pour échanger les lieux communs d’une conversation insignifiante. — Mais ils tombèrent comme un plomb glacé sur le cœur de Frank, et firent trembler Diana.

Mary ne prit point garde à la douloureuse impression qu’elle produisait, et secoua sa jolie tête avec une sorte de coquetterie enfantine.

— Diana, reprit-elle tout-à-coup, ne vous souvenez-vous plus de votre rôle ?… Quand nous sommes ainsi tous les trois réunis, au bout de quelques minutes, il vous prend envie d’essayer votre piano… Vous savez, chère Diana ?… Frank et moi, nous restons seuls alors…

Miss Stewart restait immobile. Mary frappa son petit pied contre le tapis.

— Eh bien ! Diana ! s’écria-t-elle avec impatience : — tant que vous serez là, Frank ne me dira pas qu’il m’aime !…

Diana se leva, mue par une impulsion automatique et se dirigea vers son piano, qu’elle ouvrit.

Mary donna sa main à Perceval, qui la contemplait douloureusement. Les fugitives couleurs que sa récente impatience avait amenées sur sa joue disparurent. Elle courba la tête sur sa poitrine et ne parla plus.

Diana passa machinalement ses doigts sur les touches de son piano, d’où s’élancèrent des gerbes de notes, jaillissant au hasard.

Ce bruit inattendu fit sur Mary Trevor l’effet d’une commotion électrique. Elle tressaillit avec violence, releva brusquement sa tête affaissée et retira sa main des mains de Perceval.

— Oh !… fit-elle avec un long soupir.

Puis, regardant Frank, comme si elle l’apercevait seulement alors pour la première fois, elle s’éloigna de lui et ajouta :

— Que faites-vous ici, milord ?

— Mary ! ma chère Mary ! s’écria Frank qui préférait cette rigueur soudaine à l’étrange abandon que Mary venait de lui montrer ; — Mary ! au nom de Dieu, ne refusez pas de m’entendre… ne soyez pas cruelle comme votre père… ne me repoussez pas avant d’avoir écouté ma justification… Je vous aime toujours, Mary ! je n’ai jamais aimé que vous !

Miss Trevor fit un visible effort pour garder le manteau de froideur dont elle s’enveloppait.

— Milord, dit-elle, vos paroles m’étonnent. Pourquoi vous justifier ? Je ne vous accuse point… C’est donner aussi par trop d’importance à un passé qui est déjà bien loin de nous, — et que nous sommes en train de renier tous les deux.

— Tous les deux, Mary !… Oh ! non… non pas moi, du moins ! Ce passé sera toujours mon plus cher souvenir… Mon Dieu ! il est donc vrai que vous ne m’aimez plus ?…

— C’est vrai, milord.

— Et vous pouvez dire cela sans émotion et sans regrets, Mary ?

— Je le puis, milord, et je le dois, — parce que je suis la fiancée de M. le marquis de Rio-Santo.